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2. Le handicap et sa place à l’école : vers de nouveaux jours

2.3.1. Des représentations sociales de la surdité, de la personne sourde et de la langue des signes

2.3.2.1. Une longue histoire : des milieux habituels au milieu ordinaire

Historiquement, la surdité reste l’un des premiers handicaps en France à avoir connu une prise en charge éducative de référence à son compte. « Les premiers écrits autour de l’éducation des enfants sourds remontent aux expériences éducatives menées par Jacob Rodrigue Pereire (1717-1780) et principalement par l’Abbé de l’Épée (1712-1789) au milieu du XVIIIe siècle » (Benvenuto, A. & Séguillon, D., 2013). Et tout au long du XIXe siècle, et ensuite au XXe, une large production littéraire d’enseignants sourds et entendants, d’administrateurs, de politiciens, de médecins, etc., révèlera bien que la « question de l’éducation des enfants sourds constitue un champ de recherche non réductible à la seule histoire des méthodes d’enseignement utilisées » (ibid.). Cependant, sans s’y réduire,

104 Une langue majoritaire selon Grosjean se distingue de la langue minoritaire qui est la langue des signes. Il

s’agit de la langue de la communauté linguistique entendante dans laquelle vit le sourd signeur (ex : français, anglais, arabe etc.)

105 Ce qui n’est généralement pas « le cas dans d'autres groupes minoritaires où les bilingues, avec les années,

évoluent souvent vers une forme de monolinguisme (dans la langue majoritaire, minoritaire ou dans une autre forme de langage) » (Grosjean, F., 1993, p. 75).

106 « Les dictionnaires mettent en avant le bilinguisme comme le fait de parler parfaitement deux langues.

l’éducation des enfants sourds va se développer suivant des sillons idéologiques et, surtout après le Congrès de Milan en 1880 qui voit le sacre de la méthode éducative oraliste et l’interdiction des langues gestuelles, elle vaguera au gré des enjeux politiques, sociaux, linguistiques, philosophiques et anthropologiques. C’est ainsi suite à un siècle d’interdiction de la LSF que les propositions d’une éducative bilingue des enfants sourds vont émerger (Mugnier, S., 2006). Cette vielle pratique du bilinguisme datant au moins du XIXesiècle (Roussel, V., 2013) se réinstalle dans les consciences parallèlement avec d’une part le renversement du modèle du handicap, entériné par l’avènement de la CIH proposé en 1980 par l’OMS, et qui s’est accompagné de la déconstruction de la surdité comme catégorie médicale exclusive (désormais assignée aussi à une catégorie socio-anthropologique) ; et d’autre part, avec le double respect de la langue des signes étudiée et de ceux dont c’est la langue (Benvenuto, A. & Séguillon, D., 2013).

Cependant, loin de là l’idée que l’éducation bilingue soit (re)apparue dans un contexte apaisé, sur un terrain préparé. Le courant du XXe siècle est semé d’hésitations avec la France qui sort peu à peu d’un oralisme très dur d’une part, et de l’autre, la langue des signes qui réussit difficilement et lentement, faute de mise en place de politique éducative réelle, à parvenir au statut de langue (Mugnier, S., 2006). Ainsi, l’éducation bilingue arrive dans ce contexte où restent encore vives les oppositions idéologiques entre les partisans d’une éducation bilingue avec l’enseignement de la langue des signes aux côtés du français et d’un autre côté, « les nostalgiques de Milan » qui ne jurent que par l’enseignement de la parole vocale. Ce contexte dualiste de la (re)naissance du bilinguisme, va être aussi celui de sa croissance puisque, encore aujourd’hui, le conflit autour du mode d’éducation des enfants sourds (bilinguisme ou pas) persiste et se confond à une querelle entre deux visions de la surdité et du sourd : une vision médicale dans laquelle la surdité est un handicap qui doit être réparé, rééduqué, et une vision anthropologique pour laquelle être sourd c’est un mode particulier d’appréhender le monde et le langage (Mugnier, S., 2006).

Les mutations idéologiques et les changements de représentations sur le handicap s’accompagnent d’un virement de tendance de l’accueil des élèves sourds dans les établissements. En effet, jusqu’aux années 1975-1980, cet accueil a concerné le secteur spécialisé avant que l’Education nationale n’organise des dispositifs d’accueil respectueux de la particularité langagière de ces sujets (Meynard, A., 2003). Ce transfert des milieux spécialisés vers les milieux ordinaires sera promu comme principe fondamental par les institutions internationales (Bataille, P. & Midelet, J., 2014) qui multiplieront des campagnes

pour promouvoir la désinstitutionnalisation. Le Conseil de l’Europe par exemple établit un lien entre l’accueil en institutions spécialisées des enfants en situation de handicap et le non- respect de leurs droits : « le placement des enfants en institution augmente sérieusement les inquiétudes quant à sa compatibilité avec l’exercice des droits de l’enfant » (Désinstitutionnalisation des enfants handicapés et leur vie au sein de la collectivité, 2010). Ainsi, ces lieux constitués à la demande des familles seront désormais stigmatisés et jugés ségrégatifs, en opposition à la dynamique inclusive (Weislo, E., 2012). Progressivement, les scolarisations se déroulant hors de l’école ordinaire deviennent l’exception : ce qui était exceptionnel devient la règle, ce qui était la règle devient l’exception (Gillig, J.-M., 2007). En dépit des avantages qui pouvaient être notés à quelques égards, l’institution de l’école ordinaire ne sera pas anodine pour les élèves sourds qui doivent dorénavant se retrouver dans un « nouveau monde », dépaysés par le cadre « trop silencieux », un univers qui pour eux est tout sauf « ordinaire ». Le milieu spécialisé, lui, se contentera désormais de l’accueil d’un public correspondant à « des adolescents […] mais qui ont des troubles associés, il n’y a pas que la surdité, donc ce sont des handicaps qui sont beaucoup plus lourds » (Mr B., Ent2- TP21_L5-7). « L’égarement » des sourds en milieu ordinaire se poursuit par la déstructuration des groupalités par lesquelles, malgré son interdiction comme langue d’enseignement, la LSF demeurait vive et se transmettait107. Un code linguistique ne vit qu’à

travers un groupe varié de locuteurs et il se pratique dans diverses situations (Bertin, F. & Abdallah-Pretceille, M., 2003). Ainsi, l’explosion des groupalités en faveur de l’intégration en milieu ordinaire fait que « les jeunes garçons et filles ne trouvent plus la LSF » (Meynard, A., 2003, pp. 107-108). Même les groupalités « artificielles » créées dans le milieu ordinaire sous forme de CLIS et autres, n’arrivent que partiellement à pallier le bilinguisme et encore moins le biculturalisme. Ce reste souvent des classes dites bilingues mais qui ne sont pas nécessairement biculturelles en ce qu’elles ne prennent pas en compte les spécificités cognitives de l’enfant sourd, ce dernier restant considéré « comme un entendant qui n’entend pas, et l’intervention d’un interprète pour pallier la difficulté de communication devrait tout arranger » (Courtin, C., 2009).

107 Meynard (2003) souligne qu’en fait, l’interdit explicite de la LSF se « doublait d’une transmission implicite

et qu’à l’heure actuelle le paradoxe est de constater que le droit explicite de signer se double d’une transmission interdite » (Meynard, A., 2003, p. 107).