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Les représentations autours du handicap ont évolué, et à une vitesse particulièrement considérable depuis les quarante dernières années : il y a eu des législations importantes, des recommandations internationales à l’égard des personnes en situation de handicap, etc. Cependant, ces diverses avancées en matière de handicap, les classifications et les définitions faites sur le handicap ne semblent pas pour autant l’avoir assez « lavé ». Le handicap reste toujours méconnu et « inaccepté ». Pire, il fait peur et honte, il « indigne » et déshumanise.

1.1. La handiphobie : mieux vaut la mort que le handicap ! 1.1.1. Une peur paradoxale non de l’inconnu mais du connu

Toutes les philosophies s’accordent sur le fait que l’Homme est doté d’un essentiel appétit de vie. Vivre et survivre sont un instinct pour lui et la procréation, les créations artistiques, toutes les protections dont on s’entoure, etc., témoignent bien de ce désir. Persévérer, faire durer son existence et renoncer à sa mort est une inclination profonde chez l’Homme et prétendre y renoncer reviendrait « non seulement à renier sa propre nature, mais aussi à se priver de l’énergie qui seule peut alimenter sa joie » (Rosenbaum, A. & Perrin, F., 2014, p. 22). L’Homme craindrait donc aussi bien la mort que tout ce qui s’y rattache. Stiker dira par exemple que « la peur de la maladie est liée à celle de la mort » (Stiker, H.-J., 2005, p. 7). Parce qu’on a peur de mourir et sachant que la maladie peut amener à cette mort, on a peur de la maladie. La peur de la mort n’est donc pas si extraordinaire, elle n’est pas étrange, au contraire elle est communément partagée.

Mais si la mort est en général crainte et « insouhaitable », certains êtres humains montrent davantage une moindre crainte envers cette mort-là qu’envers un handicap quel qu'il soit, préférant « mourir que d'être affectés d'infirmités » (Moyse, D., 2007, p. 34). Certains autres, plus audacieux à l’idée de mourir, restent tout de même intrigués à l’idée de porter un handicap. « S'il est relativement courant d'entendre certains êtres humains

prétendre que cela leur est égal de mourir, personne n'affirmera jamais que cela l'indiffère d'être atteint de surdité, de cécité, de devenir tétraplégique ou hémiplégique » (Moyse, D., 2007, p. 34). Du reste, crainte par les uns et non par d’autres, la mort demeure préférable à l’éventualité du handicap.

En effet, mû par le sentiment de la « toute-puissance » de l’Homme, certains êtres humains préfèrent une existence où, dans la course continuelle pour le « bon être » ou encore le « mieux être », l’ « être moindre » qu’est le handicap51 n’a pas de place. Au contraire, ce « moindre être apparaît à la plupart comme infiniment plus effrayant que la possibilité du n'être plus » (Moyse, D., 2007, p. 34). En réalité, ils s’ouvrent paradoxalement mieux à la mort, ce grand inconnu, qu’à la faiblesse du handicap. Une fois morts, toutes les réalités nous sont occultées alors que « handicapés », il nous faut faire face à la réalité de notre diminution. L’amoindrissement de nos facultés ne nous sera pas aussi étranger au point que nous ne puissions jamais en faire l'épreuve (ibid., p. 38) au contraire, nous en avons d'autant plus peur que nous pouvons bel et bien en faire un jour l'expérience (ibid., p. 37).

En plus, l’anormalité52 dont le handicap porte le joug contribue encore plus à lui

préférer la mort, elle qui, au moins, s’inscrit dans la normalité puisque finitude de toute vie « normale ». La peur de la mort peut se justifier, elle « ne me met pas en cause comme être individuel et normal » (Stiker, H.-J., 2005, p. 7). En revanche, le handicap reste une réalité dont la « monstruosité » qui fait croitre son étrangeté, cultive la phobie. Plus que la mort et tout autre choses, le handicap demeure ce que « nous avons le plus de mal à reconnaitre comme une possibilité humaine de l'humanité » (Moyse, D., 2007, p. 33). Canguilhem (1985) explique que « c’est la monstruosité et non pas la mort qui est la contre-valeur vitale » (Canguilhem, G., 1985, p. 172). Pour cet auteur, la mort est une menace permanente et inconditionnelle et une limitation par l’extérieur tandis que la monstruosité est une menace accidentelle et conditionnelle et une limitation par l’intérieur. C’est donc cette « monstruosité » que certains hommes s’évertuent à voir dans le handicap et qui constituerait une limite intérieure, une atteinte de notre « intégrité », de notre « dignité », qui fait peur. « C’est la particularité que représente la malformation ou la déformation qui provoque une sorte de panique intérieure et publique » (Stiker, H.-J., 2005, p. 8).

51, « Il est évident, explique Moyse, que pour l'opinion publique, être atteint d'un handicap ne peut être rien

d'autre qu'un moindre être » (Moyse, D., 2007, p. 34).

52 Nous évoquerons cette relation à la norme dans le point : le handicap ou l’anormalité d’un corps et d’une

1.1.2. Une peur de « l’indignité » ?

La peur du handicap est d’autre part intrinsèquement liée à celle de « l’indignité », l’indignité comme une « condition de déchéance dans laquelle est ou se sent rejetée une personne » (« CNRTL », 2012). Nous pouvons distinguer « l’indignité » de l’autre tout d’abord, celle des personnes (des proches ou pas) atteintes d’une paralysie, d’une cécité ou d’une surdité, celle, si dérangeante, qui nous cristallise au point de souhaiter que ces personnes atteintes soient mortes ou qu’elles n’aient jamais existé, tant leurs infirmités « renvoient à une insoutenable étrangeté » (Moyse, D., 2007, p. 38). Il y a ensuite « l’indignité » à nous, celle que nous portons parce que « handicapés » et celle à laquelle on a tôt fait de préférer la mort. Ainsi, comme Socrate la mort à l’exil, ou le soldat la mort à la reddition, nous préférons la mort à certaines formes de vie qui nous paraissent des plus indignes et des plus avilissantes. Le fait est que nous accolons à l'altération physique ou mentale, le concept d'indignité « de sorte que la vie digne est la vie valide et en bonne santé et non la vie juste. Et inversement, la vie indigne est celle atteinte d'une maladie ou d'un handicap, plutôt que la vie d'un lâche ou d'un être injuste » (Moyse, D., 2007, p. 35).

L’absurdité53 de cette fuite du handicap comme « indignité » réside principalement

dans la crainte de l’atteinte de notre intégrité physique, comme s’il était plus indigne de vivre

handicapé que truand ou malfaiteur par exemple, ou simplement comme si vivre handicapé

n’avait aucune dignité. Moyse (2007) relate par exemple que « nombreux sont ceux qui se déclarent prêts à réclamer l'euthanasie en cas de maladie ou de paralysie, alors que personne ne dit jamais : si je deviens une crapule, je demande l'euthanasie » (Moyse, D., 2007, p. 35). Nous sommes handiphobes54 parce que l’atteinte tant damnée de notre corps que nous voulons toujours beau, fort et jeune, pourrait par le même coup dépraver notre identité « d’homme normal ». Et dans la logique d’une telle conception, ce sont les personnes « limitées » par la nature ou la culture et qui se retrouvent obligées de lutter pour s’affirmer, qui sont outragées. Car comme le mentionne le sociologue Robert Murphy, « dire à une

53 Cette fuite est d’autant plus absurde parce que « ce n'est pas la dignité qui fonde la vie humaine, c'est la vie

humaine qui fonde la dignité et celle-ci doit être reconnue par la société dans les états de l'humanité » (France Quéré, Une dignité indigne de l'Homme, Ethique, n°6-7, 1992, cité par Gardou, C., 2010, p. 13).

personne handicapée qu'il vaudrait mieux être mort plutôt que vivre handicapé est la suprême insulte qu'on puisse lui faire » (cité par Moyse, D., 2007, p. 35).

1.2. Le handicap ou l’anormalité d’un corps et d’une identité 1.2.1. Le corps humain comme une culture

« Pour moi le handicap c’est la différence, l’écart par rapport à la norme » (Mme D., Ent4_TP01_L3) avait défini Mme D. Pour elle, outre un aspect intrinsèque lié au handicap lui-même ou une implication d’un quelconque environnement, l’impérialisme de la normalité dans la société est ce qui fait le handicap.

« Oui vous savez qu’on vit dans une société très normalisée hein. Il vaut mieux être grand beau intelligent et riche que d’avoir des problèmes de santé ou d’être différent. D’accord ? Donc pour moi le handicap c’est ce qui fait que y a une norme et qu’on s’écarte parce qu’on a des fonctions défaillantes, parce qu’on ne peut pas forcement tout faire comme les autres. Donc il y a une norme, quoique la norme, l’homme normal moi j’ai jamais vu de définitions de ce que c’est un homme normal. Mais on le voit bien dans la société y a quand même une norme et la personne qui a un handicap et ben elle s’écarte un petit peu de la norme » (Mme D., Ent4_TP04_L2-9).

La première « victime » de la normalité, c’est l’apparence physique. Une des particularités de la problématique du handicap reste la diversité des cas qu’il embrasse : différents types de handicap, des degrés d’atteinte variables, multiples modes de contraction (devenu ou handicap de naissance, etc.). Sanchez (2014) dira que « les handicaps sont nombreux, les personnes handicapées diverses, les cas toujours particuliers » (Sanchez, P., 2014, p. 28). Toutefois, « quels qu'en soient la nature, la cause et le degré, le handicap suppose et implique un corps défaillant présentant des limitations fonctionnelles : le corps handicapé est un corps déficient » (Rabischong cité par Blanc, A., 2015, p. 19). Le handicap se heurte alors à une notion, celle du corps dont la perfection se fait de plus en plus exigeante.

En effet, le corps humain se présente de plus en plus comme une culture, son bien- être et sa belle image, comme une vocation. Guidés par l'idéal esthétique qui prévaut de nos jours, nous ne rêvons que de bâtir et d’entretenir un corps parfait. « Jamais le corps humain n’a été apparemment autant choyé qu’aujourd’hui. Que ce soit dans la consommation, dans

les loisirs, dans le spectacle, dans la publicité, le corps est devenu un objet de traitement, de manipulation et de mise en scène » (Marzano, M., 2002). Le corps est devenu très impliqué dans nos repères quotidiens, nos pratiques, nos représentations (Vigarello, G. in « Le culte du corps dans la société contemporaine », 2000) et tout ne semble tourner de nos jours qu’autour de celui-ci. « Le culte de l'excellence et de la performance du corps parait dorénavant présider à l'organisation de nos existences » (Gardou, C., 2007, p. 11). Ainsi, en plus d’être un cadre identitaire pour chaque personne dans des sociétés de plus en plus individualistes, le corps se constitue comme un destin ou, selon le terme de Quéval, I., comme un « capital qu'il faut constituer, protéger, soigner, faire fructifier... et surtout faire durer » (in Portevin, C, 2008).

1.2.2. Un corps infirme pour une humanité handicapée ?

Face à la représentation sociale idéaliste appelant au corps « parfait », il est facile de tomber dans une opposition entre corps en bonne santé, symétrique et à la bonne image, donc « normal » et corps asymétrique, handicapé, « anormal ». C’est ainsi que tend à être vu le handicap : comme l’anormalité d’un corps c’est-à-dire un écart par rapport à ce que pourrait être le corps de l’homme « normal ». Blanc (2015) dit des déficiences qu’elles « se caractérisent par des possibilités corporelles décalées vis-à-vis de celles attendues et conçues comme légitimes dans tout ensemble social » (Blanc, A., 2015, p. 19). Ainsi, le handicap quel qu’il soit, renvoie à un corps mis en jeu. Le handicap est une épreuve au corps, non que tous les handicaps relèvent tous du physique, mais parce que le handicap est humain et rien de ce qui est humain ne se peut sans corps. Ce corps mis en jeu, bien malgré lui, est vu comme dérogeant aux usages sociaux du corps, « sa principale caractéristique étant d'être inefficient » (ibid.). Le corps sans empreinte de handicap seul peut être admis à bénéficier de la « normalité », la seule normalité communément acceptée et acceptable, celle « comme aurea mediocritas ou comme appartenance au groupe de ceux qui ne sont ni stigmatisés ni stigmatisables » (Guerci, A., 2007, p. 57).

Mais la stigmatisation que subit le « corps handicapé » selon le principe autocratique de la normalité ne représente que la partie visible de l’iceberg. Parce que notre corps n’est pas un autre que nous ou un membre associé à nous et dont l’atteinte pourrait nous laisser indifférent. Au contraire, « chaque partie de notre corps est à la fois une partie de nous et un objet extérieur que nous pouvons contempler »(Marzano, M., 2009). Nous sommes chaque

partie de notre corps tout en la possédant (Ouédraogo, W. E., 2015). Ainsi, l’offense du « corps handicapé » (par sa relégation à un ordre inférieur d’incapacité et d’anormalité ou autre) va bien au-delà d’un simple tort à un corps. C’est plutôt une personne, celle qui en ce corps est associée qui, indirectement ou quelques fois assez directement, est sujet de cet affront et qui en pâtit. La stigmatisation du « corps handicapé » est une stigmatisation de la personne « handicapée ».

Le corps de l’Homme est en effet le premier lieu où apparait tangiblement l’humanité en lui (Moyse, D., 2010). Toute existence humaine passe par l’existence d’un corps. Notre corps est donc une condition sine qua non de notre humanité, notre corps fait notre humanité. Cependant cette humanité ne se réduit pas seulement au corps, de même qu’ « elle ne disparait pas quand le corps est abîmé » (Moyse, D., 2010, p.23). Ainsi, une personne en situation de handicap ne se résume pas à sa seule apparence physique perceptible. En rester au superficiel, c’est se limiter à ne reconnaitre que de manière parcellaire « l’humain » en face de nous. Pourtant ne nous empressons-nous pas malencontreusement de lui désavouer son humanité quand l'apparence d'un être n’est plus ordinaire, ou quand celle-ci n’a plus

figure humaine (Moyse, D., 2010, p.24) ? Même menacée par la « souillure » du corps,

l’humanité dans le handicap ne devrait pas être remise en cause. Pour le philosophe André Comte-Sponville, un handicap, même le plus lourd possible, ne change ni les droits ni la dignité d’une personne (Comte-Sponville, A., 2007). L’humanité, est un droit de facto, une chance pour tous les hommes et non un grade qu’on obtient moyennant une certaine « normalité ». Et s’il est un défi social, c’est d’arriver à faire de cette conviction une réalité, et de cultiver de nouvelles relations saines et équilibrée avec les personnes que le handicap tend à « diminuer ».