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D’une logique de service public à une logique commerciale : la greffe culturelle

Section 1. La Poste : une entreprise en mouvement

2. D’une logique de service public à une logique commerciale : la greffe culturelle

Depuis les années 1990, La Poste est davantage confrontée à l’évolution de l’environnement économique et social, et à l’augmentation de la concurrence, en se situant notamment sur le marché de la communication et sur le marché bancaire avec les Services financiers. Elle perd peu à peu son monopole, car le secteur de la communication est très concurrentiel et évolutif. De même, les agences bancaires se développent, les produits se banalisent et le taux de bancarisation s’élève. Son autonomisation doit donc lui permettre de lutter contre la concurrence, tout en maintenant sa mission fondamentale : un service public de qualité. Ainsi, cette tension a des répercussions sur sa mission d’intérêt général, sa culture et son management qui doit passer d’une gestion administrative du personnel à une gestion stratégique des ressources humaines.

Si La Poste adopte une logique de marché, l’intérêt général et le principe d’égalité de traitement des usagers sont mis à mal, mais si elle conserve une logique bureaucratique, son existence est menacée. Elle doit donc concilier les valeurs d’une logique d’administration publique et celles d’une logique de marché avec des impératifs économiques, sans remettre en cause sa légitimité et son identité. Selon la Direction Générale de l’époque, elle doit parvenir à une « mixité culturelle » (Teissier, 1997 : 14), l’objectif étant de greffer à la culture de service public, une culture ouverte sur l’environnement de marché, axée sur le client, la qualité de service, les parts de marché et la stratégie marketing. L’idée est de créer une nouvelle culture qui concilie l’originalité d’une Poste dans un environnement de marché et un projet fédérateur agissant comme une force de cohésion interne, afin de fournir un support d’identification à l’ensemble du personnel. Cette révolution culturelle passe donc par l’intégration d’une nouvelle logique de fonctionnement. Pourtant, lorsque les fonctionnaires

sont interrogés, la plupart souhaitent accroître la qualité de service, mais ne veulent pas que leur travail soit sous tendu par une logique commerciale de type privé. Ils souhaitent au contraire rester dans une logique de service public garante du principe d’égalité, mais aussi parce qu’ils assimilent le service public au statut du fonctionnaire, à la sécurité de l’emploi, à la protection et aux avantages sociaux. Ces principes sont à la source « de la morale professionnelle des postiers » (Teissier, 1997 : 79) et constituent la culture postale. Celle-ci se fonde sur trois grands principes : la notion de service public, l’usager et le statut particulier d’agent d’une administration de l’État.

La notion de service public repose sur la mission d’intérêt général comme raison d’être de La Poste. Autrement dit, pour nombre de postiers, c’est le refus de considérer que La Poste devrait se soumettre aux impératifs de la recherche du profit. De la même façon, ils considèrent que l’usager ne doit pas être sacrifié au profit de l’enrichissement de l’entreprise. Enfin, être agent d’une administration de l’État, c’est être soumis à trois principes républicains : celui d’égalité entre les salariés, celui d’indépendance contre l’arbitraire de l’État, et celui de responsabilité car « la société a le droit de demander des comptes à tout agent public de son administration » (article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen). Plus précisément, les valeurs qui sous-tendent la mission de service public sont le devoir, la solidarité, l’humanisme, la démocratie, l’égalité de traitement de l’usager, mais aussi la fierté avec le sentiment de participer à une mission noble fixée par l’État. Le statut quant à lui, confère des privilèges et le sentiment d’appartenir à une communauté, mais l’organisation postale peut aussi être une bureaucratie étouffante, lente et immobile à qui l’on doit obéissance et conformité. Le travail est vu comme routinier mais utile, et demande abnégation, résignation, sens du devoir ainsi que conscience professionnelle.

Ainsi, tout comme n’importe quelle administration ou entreprise, La Poste possède une identité professionnelle avec un système social qui fonctionne avec son système de valeurs, de normes, de représentations, mais aussi avec ses lois propres, ses tensions et ses relations de pouvoir. La particularité que l’on peut néanmoins lui accorder est qu’elle est à la fois une organisation et une institution qui exerce une véritable emprise institutionnelle en activant un sentiment de sécurité. Le ferment culturel postal se nourrit de différents mythes présents aussi bien dans les différents secteurs de l’activité de l’organisation qu’aux différents niveaux hiérarchiques. Ces mythes sont présents dans les discours, ils sont porteurs de sens et de références, et remplissent une fonction d’ordre social et d’intégration sociale. Ils se rapportent à la hiérarchie : schéma pyramidal, lien de subordination avec un conditionnement de dépendance, d’obéissance et de soumission, ainsi que lutte symbolique entre postiers

concernant la carrière. Ils concernent également le règlement : principe de légalité qui devient une loi personnelle. Enfin, ils se rapportent au devoir qui appelle raison, volonté et éthique. La dimension mythique nourrit donc une sorte de morale professionnelle postale qui induit des attitudes et des comportements, mais qui prescrit également des interdits, une continuité et une régularité dans la façon de travailler. Plus qu’une dimension mythique, c’est une véritable idéologie en tant que processus d’influence, qui structure les identités et offre des pôles d’identification à des idéaux collectifs. Elle agit « comme un réducteur d’angoisse de la séparation et de l’abandon (séparation du Père imaginaire qui protège à travers le statut mais à qui l’on doit obéissance) » (Teissier, 1997 : 123). De même, elle confère au postier « une valorisation et une exaltation du Moi » (Teissier, 1997 : 79) car elle lui offre une idéalisation de lui-même par la réalisation de soi, donnée par l’idéologie de service public. L’adhésion donne donc aux postiers des codes symboliques fédérant les identités individuelles en surmontant les antagonismes collectifs, afin de créer une identité collective homogénéisant les représentations. « L’idéologie crée la groupalité » (Teissier, 1997 : 79).

Ainsi, modifier la culture revient à modifier les valeurs, le système de références, les repères identificatoires, les données organisationnelles, et par là même, les représentations individuelles. De même, pour l’individu le changement peut être angoissant car il remet en question les habitudes de travail, les relations et les rapports de pouvoir. Il faut faire face à la nouveauté avec ce qu’elle représente de perturbations en termes de normes, valeurs, idéologies et mythes qui sous-tendent les attitudes et les comportements des individus constituant un système d’identification et de reconnaissance. En effet, les situations professionnelles et le rapport au travail ont un impact sur les valeurs et les représentations que les postiers ont de leur rôle, des autres et de leur vécu organisationnel. Il s’agit d’un processus de socialisation au travers duquel le postier apprend et intériorise des données socioculturelles, afin de s’adapter à son environnement de travail. La Poste a une emprise organisationnelle, une influence culturelle sur les postiers. Le changement implique donc de changer le système représentationnel et peut donc par là même introduire des résistances aux changements, car c’est l’identité professionnelle qui doit se modifier. Par ailleurs, sans enjeux, le changement pour l’individu est d’autant plus difficile.

De la même façon, la réforme engendre un changement de management, car la survie de La Poste repose désormais sur ses salariés. Le discours de l’entreprise et la dimension entrepreneuriale rentrent donc progressivement dans le milieu postal. La fonction personnel acquiert une perspective managériale. D’une ancienne direction administrative du personnel, on passe à une direction des ressources humaines. Son rôle est dorénavant de créer de la

valeur ajoutée en mobilisant de façon cohérente les postiers afin de concrétiser la réforme. Les collaborateurs deviennent une ressource pour l’entreprise. La politique de gestion des ressources humaines se base désormais sur la volonté de faire adhérer aux changements et d’y impliquer les agents. La fonction ressources humaines devient une fonction centrale. De même, la fascination du secteur privé se traduit par un management qui prône la décentralisation des décisions, la responsabilité, l’autonomie, la qualité de service, le passage à l’usager client et la mobilisation de l’intelligence des postiers. Ce nouveau management postal se base sur un management de type participatif, qui repose sur de nouvelles valeurs telles que l’autonomie, l’initiative, la responsabilisation, mais aussi l’instauration d’un nouveau système d’appréciation, car l’implication et les compétences des acteurs sont désormais davantage sollicitées. Ce style de management se distingue du management bureaucratique et paternaliste présent jusque-là à La Poste, axé sur une logique de service public avec des usagers. Le management directif doit donc s’effacer afin de supprimer les rapports de soumission et les comportements apathiques. L’objectif du management participatif est de s’inscrire dans un mode de diffusion par le biais de la communication, qui soit vecteur de la transformation à opérer. Il s’agit d’influencer les identités collectives afin qu’elles se fondent dans un consensus socio-organisationnel. L’introduction d’une hiérarchie d’animation à la place d’une hiérarchie sanction a pour but d’entraîner « l’adhésion et une prise en charge individuelle des objectifs de l’entreprise et des contraintes qu’elle rencontre » (Teissier, 1997 : 261). Tous les postiers doivent s’impliquer dans le changement et avoir un langage commun en intégrant les caractéristiques de l’entreprise telles que la concurrence, le client et la qualité de service. Les comportements doivent donc s’homogénéiser et une nouvelle philosophie des rapports sociaux est à diffuser. Il y a la tentative par La Poste d’une « recommunalisation » (Teissier, 1997 : 266) afin de créer un esprit d’entreprise. La communication institutionnelle est utilisée afin de renforcer l’image et l’identité de l’entreprise pour créer un espace social interne commun, et que La Poste se démarque à l’extérieur de ses concurrents. Le changement culturel est donc amorcé, en souhaitant intégrer à son identité l’image d’une Poste qui se débureaucratise. La concurrence est présentée à la fois comme un danger, mais aussi comme un stimulant. La Poste passe donc d’une optique de production à une optique de marketing.

Ainsi, l’évolution des mentalités passe par une tentative d’intégration d’un modèle commun privilégiant l’adhésion aux objectifs de l’entreprise et la recherche de la qualité. Le but est de susciter l’adhésion aux nouvelles valeurs et de créer un but commun à tous les salariés, afin d’induire un travail collectif basé sur la coopération. Il s’agit d’un management par la culture,

afin de susciter l’engagement. Pourtant, dans la réalité, malgré les stratégies mises en place par la direction, la greffe culturelle ne prend pas complètement. En effet, l’acceptation du changement par les postiers ne se commande pas. Elle ne peut pas s’imposer, car l’accord doit « reposer sur des convictions partagées par les membres » (Teissier, 1997 : 266). La dimension identitaire et culturelle (Sainsaulieu, 1986) des acteurs peut faire échec aux projets de l’entreprise, et l’analyse stratégique (Crozier, Friedberg, 1977) a bien montré les différents types de pouvoirs relatifs à l’acteur.

Ainsi, cette courte analyse nous a permis de mieux cerner l’histoire de la modernisation de La Poste, avec ses raisons, mais aussi ses réactions chez les postiers. Etant donné que notre recherche-action et notre implication dans l’entreprise se fait au sein des Services financiers, et plus particulièrement au cœur du Centre financier de Toulouse, nous allons nous centrer sur l’histoire et l’évolution des Services financiers de La Poste.

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