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Section I Les conditions de la limitation

B. Les restrictions à la liberté d’entreprendre par une loi visant des objectifs spécifiques

3. Le respect du principe de « Nitidharma » (Rule of law)

Le respect du principe de Nitidharma comme une des conditions générales dans la limitation des droits et libertés du citoyen par l’État est une nouveauté introduite par la Constitution de 2017. Ainsi dispose l’article 26, une loi adoptée « ayant pour effet une

restriction d’un droit ou d’une liberté d’une personne (…) ne doit pas contrevenir le principe de Nitidharma »

« นิติธรรม (Nitidharma

)

» est un mot composé de « Niti » et « dharma ». Le premier signifie « le droit, la règle, la coutume ». Le second signifie « la justice, la justesse, la

vérité ». « Nitidharma », le droit juste, est un vocabulaire juridique proposé par la doctrine thaïlandaise dans les années 1950 pour désigner le principe anglo-saxon de « rule of law ».

Le Nitidharma fait son apparition dans un texte de valeur constitutionnelle pour la première fois en 1926. Le préambule de la Constitution de Royaume de la Thaïlande E.B. 2517 lie ce principe à la justice : « le principe de Nitidharma sera respecté pour que la justice

soit garantie à tout citoyen ».

La question se pose de savoir pourquoi la Thaïlande, officiellement un pays de la Civil Law, adopte un concept de la Common Law dans les conditions de limitation des droits et libertés. Le principe de « Nitidharma » en droit thaïlandais correspond-il à une image fidèle de la « Rule of Law » ? Quelles sont les différences entre la Rule of Law et l’État de droit dans la doctrine thaïlandaise. Nous examinerons d’abord le rapprochement entre la « Nitidharma » (Rule of Law) et le « Nitirath » (État de droit) (a) avant d’identifier le contenu de la Nitidharma (b).

a. Le rapprochement entre la « Nitidharma » (Rule of Law)

et le « Nitirath » (État de droit)

Le droit européen semble ignorer la différence entre la Rule of Law et l’État de droit. En effet, le préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dans la version anglaise, rappelle que l’Union repose sur « Principles of democracy and Rule of

Law ». Dans la version française, il se réfère au « principe de la démocratie et le principe de

l’État de droit ».

La doctrine thaïlandaise, au contraire, accorde une importance à la distinction entre les deux. Le principe de « Rule of Law » est traduit par la notion de « Nitidharma ». Le principe de l’État de droit, quant à lui, est référé par la notion de « Nitirath » (

นิติรัฐ

). La traduction est assez fidèle puisque « Rath » (

รัฐ

) signifie « l’État », et « Niti » (

นิติ

) signifie « le

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droit ». Une autre notion française a été proposée comme l’équivalence linguistique et

conceptuelle de la « Rule of Law ». En effet, la Charte canadienne des droits de l’homme se réfère à « la primauté de droit ». Alors que l’État de droit est traduit par la notion de « Legal

State » par certains auteurs.391

Les deux notions ont été chacune promues par les juristes thaïlandais en fonction de leur rattachement. Les juristes d’influence française ou allemande préfèrent le « Nitirath » alors que les juristes d’influence anglo-saxonne préfèrent la « Nitidharma ». L’influence anglo- saxonne est plus marquée dans la jurisprudence de la juridiction judiciaire dont le fondateur, le

Prince Rabi Badhanasakdi (

รพีพัฒนศักดิ์

; 1874 - 1920), était diplômé du droit de l’université d’Oxford. L’influence française et allemande est plus forte au sein de la juridiction administrative qui a été détachée du Conseil d’État dont le fondateur était le Professeur Pridi Phanomyong (

ปรีดี พนมยงค์

; 1900 – 1983), diplômé de l’Université de Paris.

La tension entre les deux camps se révèle à partir de la rédaction de la Constitution de 2007. Le choix des constituants de 2007 de mentionner expressément le principe « Nitidharma » dans le texte de la Constitution était critiqué par une partie de la doctrine du droit public thaïlandaise qui préfère le principe « Nitirath ».

La jurisprudence de la Cour administrative suprême, plus fidèle à la tradition juridique de Civil Law, avait toujours opté pour le « Nitirath ». Le « Nitirath » apparaissait dans l’avis contradictoire d’un juge dans une décision392 de la Cour administrative suprême en 2002. Il s’agit d’une contestation d’un décret prescrivant de nouvelles conditions et modalités pour obtenir un permis d’exercer la profession de guide touristique. Ce juge est d’avis qu’un décret ne peut contenir des dispositions attentatoires à un droit ou à une liberté que dans les cas déjà déterminés par la loi. Au cas d’espèce, le décret crée des charges qui constituent une restriction à la liberté de profession des personnes concernées. Une disposition d’une loi habilite le Premier ministre de prescrire, par décret, d’autres mesures nécessaires à l’exécution de la loi, mais aucune disposition de la loi n’autorise le Premier ministre à apporter des limitations aux droits et libertés. Conformément au principe de légalité, « composant du Nitirath », l’autorité administrative ne peut agir en excédant ses compétences déterminées par la loi.

391 Voir Silkenat, Hickey, et Barenboim, The Legal Doctrines of the Rule of Law and the Legal State (Rechtsstaat).

New York, Springer, 2014.

Le « Nitirath » est cité ensuite dans le dispositif même des décisions de la Cour administrative suprême dans le même sens. Par exemple, la Cour a déclaré recevable un recours contre un acte de l’administration qui affecte le droit individuel de propriété même si le délai de recours est déjà passé, cela dans le souci de mettre fin à une possible violation du droit de propriété. Le fait de laisser perdurer une situation de violation d’un droit par l’exercice arbitraire du pouvoir serait contraire au principe de Nitirath393. Par ailleurs, plusieurs décisions de la Cour posent le principe selon lequel les autorités administratives doivent strictement respecter des règles de fond et de procédure définies par la loi qui les habilite à prendre des mesures limitatives des droits et libertés394.

Il y a plusieurs tentatives de distinction entre les deux principes par la doctrine dans le monde entier. À première vue, les deux principes se ressemblent en ce qu’ils cherchent tous les deux une limitation à l’exercice des pouvoirs. L’État de droit est une notion de droit positif venant de la doctrine allemande de Rechtsstaat. C’est un principe selon lequel l’État accepte d’être soumis à son propre droit. Le principe de « Rule of Law », propre à la culture juridique de la Common Law, implique la subordination des pouvoirs à l’autorité suprême de la loi395, mais aussi la poursuite des intérêts publics de la communauté (the common good of the society as a whole) par les officiers396. L’ « État de droit » suppose qu’un certain nombre de conditions objectives soient remplies : la soumission de l’État à la règle de droit, la séparation des pouvoirs, la garantie des droits, la faculté d’un recours effectif au juge397 . Certains de ces éléments sont aussi présents sous les autres termes de la « Rule of Law » : une protection procédurale (Due process), avec peut-être au-delà, la sécurité juridique ou la protection contre l’arbitraire398.

Cependant, lors d’un examen dans les détails, les différences ne sont pas à négliger. En premier lieu, nous pouvons remarquer que l’État a une place centrale dans le principe de l’État de droit. Il s’agit d’une limitation de l’État dans son action, mais aussi dans

393 Thaïlande, Cour administrative suprême, décision n° 583/2552.

394 Thaïlande, Cour administrative suprême, décision n° 121/2555. Voir aussi les décisions n°122/2555 à

125/2555.

395 Joël Andriantsimbazovina, Hélène Gaudin, Jean-Pierre Marguénaud, Stéphane Rials, Frédéric Sudre,

Dictionnaire des droits de l'homme, Paris, PUF, 2008, p. 308.

396 James R. Silkenat, James E. Hickey Jr., Peter D. Barenboim, The Legal Doctrines of the Rule of Law and the

Legal State (Rechtsstaat). New York, Springer, 2014, p. 4.

397 Duncan Fairgrieve et Mattias Guyomar, « État de droit and Rule of Law : Comparing concepts”, in Aristide

Lévi (dir.), Les libertés en France et au Royaume-Uni : État de droit, Rule of Law, Paris, Société de la législation comparée, 2016, p. 64.

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son organisation399. Alors que la place centrale dans la Rule of law est occupée par l’individu. La partie la plus importante de la Rule of Law semble être le principe de l’individualisme normatif, c’est-à-dire la garantie du droit à la liberté individuelle400 et l’égale soumission à la règle de droit par tout homme401. En d’autres termes, les qualités substantielles de la législation sont des éléments essentiels de la Rule of Law.

Il convient de rappeler, enfin, que certains professeurs de droit thaïlandais ont assimilé le « Nitidharma » au principe de « Nitirath ». Le professeur Vorapot Visrutpit a expliqué que même si les Constitutions du Royaume ne faisaient pas une référence explicite à ces deux principes, le « Nitidharma » et le « Nitirath » sont implicitement présents et ont pour fonction la garantie des droits et libertés des citoyens contre l’exercice arbitraire du pouvoir par la puissance publique402. Ce raisonnement est peut-être pertinent à l’examen du contenu de la

Nitidharma.

b. Le contenu non exhaustif de la « Nitidharma »

Par ailleurs, la Rule of law n’a pas un contenu achevé. C’est un principe flexible qui va se développer à travers le temps403, ce qui est une des principales caractéristiques qui le différencie de l’État de droit.

En attente des décisions à venir de la Cour constitutionnelle, des indices sur la détermination du contenu de la Nitidharma en droit thaïlandais peuvent être déduits de la jurisprudence des juridictions ordinaires, mais aussi des dispositions législatives et réglementaires. Le contenu de la Nitidharma ne serait pas exhaustif puisque celui-ci est à déterminer progressivement par la jurisprudence. Nous pouvons identifier, à titre d’illustration, le principe de légalité (i), le principe de clarté et lisibilité (ii), le principe de sécurité juridique (iii) et la bonne foi (iv).

399 Ibid., p. 65.

400 Voir la Magna Carta de 1215 §39. “No free man shall be seized or imprisoned, or stripped of his rights or

possessions, or outlawed or exiled, or deprived of his standing in any other way, nor will we proceed with force against him, or send others to do so, except by the lawful judgment of his equals or by the law of the land”.

401 “No man is above the law. (…) Here every man, whatever be his rank or condition, is subject to the ordinary

law of the realm and amenable to the jurisdiction of the ordinary tribunals” Voir A.V. Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution, London, Macmillan, 1959, §206.

402 Vorapot Visrutpit, Droits et libertés constitutionnels: étude sur la limitation des droits et libertés

constitutionnellement garantis, Bangkok, Thailand’s research Fund สกว., 1995, pp. 40-44.

403 Par exemple, les auteurs les plus récents acceptent que la séparation des pouvoirs fasse partie de la Rule of Law,

ce qui n’est pas le cas dans les années 1950. Voir Duncan Fairgrieve et Mattias Guyomar, « État de droit and Rule of Law : Comparing concepts”, op. cit. , p. 65.

i. Le principe de légalité liant les pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire et administratif

L’exigence de l’intervention d’une loi est, parmi d’autres, une des exigences de

« Nitirath » et « Nitidharma » car, au cœur de ces principes, « la liberté est la règle, la

restriction l’exception ». Par conséquent, l’administration ne peut agir de façon compromettant un droit ou une liberté d’une personne que si une loi l’habilite et seulement dans les limites déterminées par la loi.

Pour cette raison, l’administration doit toujours préciser la disposition législative l’habilitant dans les actes administratifs, qu’ils soient individuels ou réglementaires. Ce principe est confirmé par la Cour suprême de la Thaïlande depuis 1962. Dans la décision de principe, la Cour confirme l’annulation de l’arrêté du ministère de l’intérieur refusant le mariage entre un homme de nationalité thaïlandaise et une femme de nationalité étrangère qui n’a pas de carte d’identité en cours de validité, ni certificat de domiciliation, cela pour le motif de l’inexistence de disposition législative interdisant le mariage avec une personne de nationalité étrangère en situation irrégulière404.

ii. Le principe de clarté et de lisibilité

Le contenu des règles limitatives des droits et libertés doit être clair et lisible par les individus. La clarté et la lisibilité étaient qualifiées de principe général du droit par la Cour administrative suprême de la Thaïlande en 2008. Selon la Cour, le principe de prévisibilité et de clarté exige que les actes administratifs soient compréhensibles par les administrés et que ces derniers puissent déterminer leur comportement sans un doute sérieux sur l’interprétation de ces actes administratifs405 . Le professeur Vorajet Bhakirat est d’avis que le niveau de précision de la règle est en lien direct avec le niveau d’atteinte apportée à un droit ou à une liberté406.

404 Thaïlande, Cour suprême, décision n° 720/2505.

405 Thaïlande, Cour administrative suprême, décision n° 355/2551 (2008).

La limitation des droits et libertés dans le but de la durabilité des ressources naturelles | 147 iii. La sécurité juridique et la non rétroactivité

La Cour administrative suprême a fait de la non-rétroactivité des actes administratifs un principe général du droit407 dans l’objectif de garantir la sécurité des relations juridiques entre l’administration et l’administré.

iv. La bonne foi

(สุจริต)

La bonne foi trouve son origine dans l’article 5 et l’article 421 du Code civil et commercial thaïlandais selon lesquels « toute personne exerce ses droits de bonne foi » et « le

receveur par erreur d’un bien ou d’une somme d’argent ne restitue que ce qui reste au moment de la demande de restitution si la réception était de bonne foi ».

En droit public, l’alinéa troisième de l’article 51 de la Loi ‘Procédure administrative’ précise que, dans l’exercice de leurs pouvoirs, les autorités administratives ne doivent pas en abuser ni poursuivre des intérêts personnels.

Nous pouvons conclure que l’exigence du respect du principe de Nitidharma ne concernerait pas l’objet de cette partie, la durabilité des ressources naturelles limitant les

droits et libertés, que de manière indirecte. Il s’agirait d’un principe qui renvoie à d’autres

principes généraux du droit, visant à garantir une certaine justice supérieure que le législateur risque d’ignorer face à la technicisation du droit.

Les principes attachés à la restriction des droits et libertés

Conformément à l’article 26 de la Constitution de 2017, deux autres principes doivent être respectés dans le cadre de la restriction des droits et libertés par la loi : le principe de la non-discrimination (Une loi d’application générale, ne visant pas un cas ou une personne en particulier) (A), d’une part, et le principe de la compensation du préjudice causé par l’atteinte à un droit ou à une liberté (B), d’autre part.

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