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Section II. Axiome : Le contentieux prud’homal révélateur des caractéristiques juridiques de la preuve électronique

B. Le choix d’une étude du contentieux prud’homal

27.-Le contentieux prud’homal révèle les questions théoriques et pratiques que

soulève la présence d’une preuve électronique dans la pratique judiciaire. Il est un lieu propice à la confrontation axiologique des TIC et du droit du travail ainsi qu’à l’étude empirique de l’interpénétration des TIC et des relations sociales. L’instance prud’homale porte à un très haut degré d’intensité les modifications judiciaires qu’engendre la preuve électronique et met en valeur les qualités essentielles qu’elle possède. Elle procède à la résolution des questions juridiques posées suivant une démarche originale que l’on qualifie aussi bien de formelle que d’informelle104. Pour ces raisons, le contentieux prud’homal représente un terrain d’étude favorable à la découverte de solutions permettant d’instaurer une solide compatibilité entre le développement des TIC au procès et le droit procédural commun.

28.-Le monde du travail, lieu de naissance des TIC. Rien de plus logique que de

réfléchir aux bouleversements que les TIC produisent dans leur lieu d’origine. Les objets techniques, ancêtres de la cybernétique ou des TIC ont pris essence dans le monde du travail. Les philosophes contemporains reconnaissent que les relations de travail sont le lieu originel de l’utilisation des technologies : « l’objet technique a fait son apparition dans un monde où les structures sociales et les contenus psychiques ont été formés par le travail : l’objet technique s’est donc introduit dans le monde du travail, au lieu de créer un

102 GIRARD (F.), op. cit.

103 Au sujet du processus de réforme engagé au niveau européen et sur le compromis adopté le 4 avril 2014 par l’Assemblée plénière du Parlement européen : V. MESNARD (C.), « 3 questions à Eric A. Caprioli », JCP éd. G, n°20, 19 mai 2014, 601.

104 Les usages constituent les « symptômes d’un système original de régulation informelle des rapport sociaux »104. Ce sont les archétypes du compromis entre réalité sociale et exigences juridiques.

monde technique ayant de nouvelles structures. La machine est alors connue et utilisée à travers le travail et non à travers le savoir technique ; le rapport du travailleur à la machine est inadéquat, car le travailleur opère sur la machine sans que son geste prolonge l’activité d’invention »105.

L’intérêt d’étudier la preuve électronique en droit du travail peut également être justifié par l’histoire inédite de sa construction. Le droit du travail est né de l’insurrection du monde ouvrier et entretient donc des liens consubstantiels avec la société. Ainsi constitue-t-il le miroir des considérations et représentations sociales106, de même que de la crédibilité de la preuve électronique aux yeux de l’ensemble des citoyens.

29.-L’entreprise, foyer d’interpénétration des TIC. L’installation des TIC au travail

modifie sensiblement les configurations relationnelles au sein de l’entreprise107. Les manifestations de la réception de la preuve électronique par la collectivité de travail y sont claires et tranchées. Elles éclairent de manière significative l’incidence de la preuve électronique dans tous les domaines du droit. Les TIC ont un effet paradoxal sur les relations de travail108 : elles créent autant de risques109 que de profits ; elles simplifient la communication autant qu’elles individualisent les relations dans la collectivité des travailleurs ; elles affectent aussi bien qu’elles renforcent le lien de subordination entre le salarié et l’employeur110. La pratique judiciaire est modifiée par l’apparition des TIC dans le monde social. De nouveaux comportements dans l’entreprise se développent111 et occasionnent une recrudescence du contentieux prud’homal. Les paradigmes, concepts et notions du droit processuel du travail ne sont pas épargnés par le bouleversement que suscite l’utilisation des TIC dans l’entreprise. La possibilité qu’offrent les nouvelles technologies de travailler en réseau et d’accéder ou de diffuser des données personnelles,

105 SIMONDON (G.), Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, p. 249.

106 BADINTER (R.), Le plus grand bien…, Gallimard, Paris, 2004, p.7

107 DE LAMBERTERIE (I.), « Préconstitution des preuves, présomptions et fictions », Lex électronica, mai 2004, n° 9, p. 1-7.

108 AMRANI-MEKKI (S.), « L’impact des nouvelles technologies sur l’écrit et l’oral en procédure civile », in La parole, l’écrit et l’image en justice : quelle procédure au XXIe siècle ?, Presses Universitaires de Limoges, 2010, p. 157-196, spéc. p. 158-159. Les objets communicants « participent certes de l’écrit en ce qu’ils sont fixés, figés mais peuvent être assimilés par leur rédaction spontanée et informelle à l’oral ».

109 MEL (J.), « TIC et droit du travail », in Droit et Technique, op. cit, 2006, p. 345-353.

110 Les TIC permettent tout à la fois l’externalisation du travail et le contrôle accru de l’activité du salarié, entrainant « un recul de sa liberté individuelle au travail ». V. sur le sujet : SUPIOT (A.), « Les nouveaux visages de la subordination », Dr. soc. 2000, p. 131 ; RADE (CH.), « Nouvelles technologies de l’information et de la communication et nouvelles formes de subordination », Dr. soc. 2002, p. 26.

111 WALLE (E.), « A nouvelles technologies, nouvelles causes de licenciement, Gaz. Pal., 23 av. 2011, n° 113, p. 20-23.

créent une convergence entre le milieu professionnel et le milieu privé, à tel point que les frontières entre ces deux sphères deviennent ténues, voire inexistantes112. La jurisprudence doit alors s’interroger sur les contours des concepts existant en droit du travail, sur leur efficacité, et sur leur capacité à s’adapter aux modifications pratiques qu’engendre l’installation des TIC dans le microcosme de l’entreprise. La notion même de travail semble relative, face au phénomène de flexibilisation du temps de travail et du lieu de travail qui fait disparaître les frontières entre travail et non-travail113.

30.-Le particularisme procédural de la justice sociale. La juridiction sociale est

originale sous de nombreux aspects. La composition de la justice prud’homale fait figure d’exception. La juridiction prud’homale est décrite comme une institution unique au monde dans son organisation actuelle114. Elle dénote par son « système de double régulation»115 qui regroupe à la fois une juridiction spécialisée composée de juges non-professionnels - le conseil de prud’hommes - et la structure classique de la justice en appel et en cassation. Cette organisation judiciaire particulière permet de comparer les deux interprétations judiciaires d’un même objet décisionnel et dans le même cadre d’application du Code du travail. La diversité de la composition des corps des magistrats représente un atout scientifique.

31.-Le droit du travail est le siège du système de la preuve morale et de l’intime

conviction du juge. Outre le constat qu’il représente la majorité du contentieux probatoire et qu’il bénéficie d’une large application116, le système de preuve morale a pour

112 D’ORNANO (P.-H), « De l’usage des moyens de preuve en droit du travail », JCP S, n° 38, 16 sept. 2008, p. 18-21, spéc. p. 21.

113 BECK (U.), La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, éd. Flammarion, Paris, 2008, p.28.

114 GELINEAU-LARRIVET (G.), « Quelques réflexions sur les conseils de prud'hommes et la procédure prud'homale », in Mélanges offerts à Pierre Drai, Dalloz, Paris, 2000, p. 343-354.

115 HUNOUT (P.), « La juridiction sociale en France : un cas particulier de double régulation », Droit du travail et psychologie sociale, Meridiens Klincksieck, 1990, p. 140.

116 En théorie, l’admissibilité des modes de preuves est orchestrée par deux modèles principaux : le système de la preuve légale et le système de la preuve morale. De manière manichéenne, on considère que dans le premier cas, est admis en qualité de preuve tout élément fixé par la loi, tandis que dans le second, toutes les preuves sont admissibles sans restriction ni hiérarchie. Suivant cette distinction, l’appréciation de la preuve par le juge serait tantôt bridée tantôt laissée à son libre arbitre. Au vrai, aucun modèle n’est appliqué « dans la pureté de ses principes » en droit français. D’une part, le système de preuve morale s’applique à la majeure partie des moyens de preuve employés en matière civile et notamment à ceux permettant d’établir la preuve des faits juridiques (art. 1348 C. civ. délits, quasi-délits, quasi-contrats) ou des contrats d’une valeur inférieure à 1500 euros. D’autre part, le système de la preuve libre, appliqué en droit du travail et en droit commercial, connaît certaines nuances. Si par principe toutes les preuves sont admissibles dans ces domaines, cela ne signifie pas pour autant une absence totale de contrôle. Ainsi, la preuve dans le contentieux prud’homal est-elle en réalité soumise à un système mixte qui se rattache essentiellement à la décision conjoncturelle du juge d’admettre ou de rejeter un élément de preuve.

caractéristique son absence de réglementation légale117. Plus que dans tout autre système, la place du juge y est centrale. Son étude reflète effectivement l’esprit, les considérations et les croyances du juge du contrat de travail, le comportement de ce dernier n’étant pas dicté par les mesures législatives. Le droit du travail présente également des particularités procédurales qui entrent en résonance avec les caractéristiques de la preuve électronique. Parmi les règles de procédure spécifiques, l’unicité de l’instance, l’oralité des débats, l’absence de représentation obligatoire, sont fondamentales. La procédure prud’homale est orale, contrairement à la majorité des procédures dans les pays de droit civil et tend à favoriser la communication des parties. Ses objectifs sont donc en accord total avec le caractère communicationnel des TIC et mettent en valeur la singularité de la preuve électronique caractérisée par sa qualité d’ « oral-écrit ». Pour certains auteurs, les TIC apporteraient même un nouveau souffle à l’oralité de la procédure : « les atouts supposés de l’oralité, souplesse, simplicité, contact direct des protagonistes, meilleur respect du contradictoire seraient en quelque sorte exaltée par les nouvelles technologies »118. Par ailleurs, contrairement aux idées reçues, les principes directeurs du procès, tels que le principe du contradictoire ou la loyauté de la preuve sont appliqués pleinement dans la justice sociale. Les auteurs relèvent l’application rigoureuse au contentieux du travail de « la grille théorique du droit processuel »119, laquelle est directement liée à la théorie générale du droit probatoire.

32.-L’exclusion du contentieux pénal. L’exclusion du contentieux pénal de cette

étude résulte de son caractère objectif. Celui-ci s’explique selon MOTULSKY, par le fait que le bénéficiaire de l’impératif judiciaire est l’ordre public120. Même si l’infraction touche aussi des intérêts privés, l’action publique et l’impératif d’intérêt général relèguent la partie civile au second plan. En d’autres termes, il s’agit d’un problème de légalité et non de reconnaissance d’un droit subjectif. Or, ce travail envisage la preuve électronique comme une arme de conviction dans les mains des parties et non pas comme un outil supplémentaire d’investigation. En outre, la séparation des fonctions procédurales entre le Ministère chargé des poursuites, l’instruction confiée au juge d’instruction et le jugement

117 HALPERIN (J.-L.), « La preuve judiciaire et la liberté du juge », in Communications, 84, 2009, p. 21-32.

118 AMRANI-MEKKI (S.), « L’impact des nouvelles technologies sur l’écrit et l’oral en procédure civile », in La parole, l’écrit et l’image en justice : quelle procédure au XXIe siècle ?, Presses Universitaires de Limoges, 2010, p. 157-196, spéc. p. 159.

119 COUTURIER (G.), « Discours final », in Procès du travail, travail du procès, Paris, LGDJ, 2008, p. 437-450, spéc. p. 438.

attribué au tribunal, ne permet pas de retenir une vision homogène de la fonction de juger en présence d’une preuve électronique. Le choix du contentieux prud’homal, où le même juge suit l’affaire du dépôt de la requête au rendu du jugement, semble plus judicieux. Certains points de comparaison avec le droit probatoire pénal peuvent néanmoins être riches d’enseignements. Les règles de preuve particulières auxquelles il obéit, telles que la présomption d’innocence ou l’extension du principe de loyauté, méritent d’être considérées.

33.-L’exclusion du droit de la famille. En droit de la famille, et plus spécifiquement

en droit du divorce, il est fait un usage important de la preuve électronique. Une étude de son incidence dans le cadre des relations ultra-privées de la famille pourrait s’avérer très intéressante. Néanmoins, le choix s’est porté sur l’observation de comportements sociaux plus professionnels où la loyauté occupe une place prépondérante. L’entreprise offre à cette étude un cadre théoriquement plus neutre tandis que l’« équilibre d’intérêts inhérent au fonctionnement de la juridiction prud’homale » 121 amène une réflexion plus objective.