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La ville coloniale, une organisation dualiste de l'espace

Production de l'espace urbain dans la ville coloniale

3. Du centre de colonisation à la ville coloniale

3.3. La ville coloniale, une organisation dualiste de l'espace

A travers la production de lotissements indigènes, les autorités coloniales tentaient de favoriser un développement des quartiers indigènes plus similaire dans les principes à ceux de la ville européenne, à savoir le parcellaire. Le plan respecte une trame orthogonale qui marque les emprises des parcelles et des rues. La création des lotissements musulmans (Boudia, Dallia la Marine) se situent dans cette logique. Il s’agit de créer un espace où l’autorité coloniale est présente mais aussi de modifier un mode de développement de la ville qui s’oppose à la logique ayant dominée longtemps la création anarchique des quartiers indigènes. En ce sens, les opérations de lotissement "indigènes" ont pour but, d’une part, de fixer les individus dans la ville, d’autre part, de poser l’Administration comme décideur en matière d’installation et d’urbanisme. Considérant utile de ne pas laisser à la fantaisie des musulmans l’organisation du lotissement, au moins au niveau de l’organisation du sol, les autorités veulent avoir le contrôle de l’implantation de la totalité de la population urbaine. Pour des raisons d’ordre et pour donner aux constructions un aspect convenable, les habitants devront construire des maisons en pierres à toit de tuiles.

Le plan du lotissement prévoit un habitat moins dense et une voirie plus ou moins rectiligne. La fonctionnalisation de l’espace témoigne de la conception en zoning de la ville, qui se manifeste avec force. Cette possibilité de diviser l’espace résulte du régime foncier qui, mis en place un peu plus tôt par l’administration coloniale, donne tout pouvoir a celle-ci et restreint les droits des populations locales. Toutefois, l’application de ce mode d’organisation et de développement spatial n’est pas sans susciter de nouveaux problèmes. Plus les quartiers s’étendent, plus les travaux d’équipement et d’infrastructure se réduisent et se limitent aux quartiers européens : les voiries ne se matérialisent que par les limites des parcelles ; aucun réseau d’adduction d’eau, d’électricité ou d’assainissement n’est prévu. Parallèlement, l’accroissement démographique des premiers quartiers indigènes provoque, par exemple, des problèmes d’assainissement de plus en plus aigus. En outre, dans ces lotissements aux voiries de largeur standard, les voies de circulation apparaissent insuffisantes. Aussi le spectacle de la ville coloniale continue à s’opposer à celui des quartiers indigènes dans l’organisation spatiale et dans le paysage de l’habitat.

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La question de la cohabitation dans la ville de groupes sociaux différents devient à partir de la première moitie du XX siècle une question primordiale pour les aménageurs coloniaux. Ce débat se développe en Algérie coloniale, il apparaît d’abord dans les grand centres urbains (Alger, Constantine…), où sont créés de puis longtemps les premiers quartiers (indigènes) urbains. Cette politique, rapidement étendue à l’ensemble des territoires occupés, permet d’entrevoir quels furent le statut et la fonction des Algériens dans la ville coloniale. Pendant longtemps, les Algériens qui ne pouvaient se fixer dans les quartiers habités par les Européens s’établissaient à leurs pourtours. Cette pratique est déjà constatée dans les premiers bidonvilles au XVI siècle. La transformation d’une situation de ségrégation en un problème urbain est liée à l’apparition de la question de l’aménagement de l’ensemble de l’espace urbain : l’emblématique loi " Cornudet " du 14 mars 1919 et les plans d'aménagement, d'extension et d'embellissement des villes qui jette les premières bases de la planification urbaine. Cette loi est complétée par la loi du 19 juillet 1924; et la loi " Sarraut " du 15 mars 1928 qui s'attache à un problème qui était alors très sensible, celui des "lotissements arabes défectueux " ; et les lois du 13 juillet 1930 et du 18 avril 1931 relatives aux lotissements. Dans cette optique, le développement constant des bidonvilles suite à la dynamique démographique accélérée de la population algérienne depuis 1930 inquiète l’administration coloniale.

Cette question doit être placée sur son véritable et exclusif terrain qui est celui de l’hygiène publique. Les habitudes de vie, les conditions d’habitation des européens diffèrent, en général, de celles des indigènes. La gestion de la ville au fur et à mesure qu’elle s’est développée dans la logique spatiale coloniale a toujours accusé un déficit dans l’investissement dans divers domaines (assainissement, voirie, alimentation en eau potable, transport, construction d’équipements) qui n’avait été envisagé lors de sa conception. Aussi plus on s’éloigne du centre urbain colonial vers les quartiers "indigènes", plus l’impact de la politique urbanistique de l’Etat colonial s’amenuise et ne se lit que dans les alignements des parcelles. La généralisation d’un mode viable à une petite échelle celle de la ville proprement dite (coloniale) ne peut fonctionner si les moyens n’augmentent pas en conséquence et se déploient à une échelle globale celle de l’ensemble de la ville et ses dépendances qui sont les quartiers indigènes environnants. A cette époque à Saïda, le principe du développement inégal continuait à se manifester dans l’absence d’investissements dans les quartiers arabes. La construction d’un réseau "le tout à l’égout" dont les travaux ont débuté en 1897 et achevés en 1900 a permis la viabilisation de tous les terrains disponibles entre l’Oued El-Oukrif et l’Oued

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Saïda sur lesquels se sont développés les quartiers européens. Le réseau a été complété par un projet en 1906 et partiellement par un projet exécuté en 1922 au quartier de Boudia. Cependant, ce système d’évacuation des eaux usées et ménagère n’a pas été entendu à divers quartiers indigènes de la ville : Boudia, Dalia, la Marine et les quelques habitations du ravin de l’Oued El-Oukrif immédiatement contigües à la ville coloniale (l’annexe civile). Jusqu’à 1930 et, en dépit, de leur poids démographique (4000 habitants)420, tous ces quartiers n’avaient pas encore bénéficié de raccordements au réseau "le tout à l’égout". Cette ségrégation établie entre les lotissements européens et les lotissements arabes dont les conditions de viabilités irrémédiablement défectueuses a failli provoquer une épidémie qui n’allait épargner ni les quartiers européens ni les quartiers arabes.

La population musulmane excédait par la situation désastreuse ne bornent point sa crainte à ces préoccupations de santé et d’hygiène et elle multiplie les requêtes à l'administration coloniale dont le maire de Saïda se fait l'interprète. Il explique dans son rapport sur le réseau complémentaire d’égouts que "l’alimentation insuffisante en eau potable pour le drainage

sanitaire, est l’argument invoqué pour justifier le long retard qui a duré plus de trente années durant laquelle la population musulmane notamment une partie de la population notable a fortement critiqué cette situation précaire dans laquelle vivaient la population musulmane qui n’ a jamais cessé d’adresser maintes réclamations pour demander la réalisation des travaux si indispensables pour des raisons de santé publique et d’hygiène tant pour la population indigène qu’européenne. Le ravin de l’Oued Oukrif devenait un "cloaque infect"421, l’eau ménagère sale et défectueuse était jetée à la volée ; le manque d’égout oblige la population des faubourgs indigènes de suivre ces procédés. La vidange des fosses septiques était rendue indispensable par une réglementation sévère et dont les procédés de l’époque étaient si onéreux pour la population indigène. Il était défendu de jeter dans la rue ou laisser couler sur la voie publique les eaux ménagères.

420 Estimation donnée par la commune de Saïda dans la délibération n° 114 du 19 septembre 1929.

421 Délibération n° 593 du 17 février 1912 du conseil municipal de Saïda portant projet d’assainissement de l’Oued Oukrif.

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Les dissemblances profondes des conditions de vie, des conceptions de l’hygiène, du degré de réceptivité de telle ou telle affection morbide, suivant que l’on appartient à l’une ou l’autre communauté, avaient justifié ces mesures sévères et onéreuses. Le conseil municipal de 1912422 avait prévu une canalisation couverte (aqueduc) de l’Oued El-Oukrif afin de supprimer le réceptacle infecte que forme le ravin sur ce point où croupissent les eaux ménagères sales et protéger un canal d’irrigation des cultures qui traverse cette partie de la ville.

L’exigence de l’hygiène publique recommande impérieusement l’assainissement des quartiers indigènes dont les procédés d’évacuation des eaux usées jusque là utilisés sont devenus un danger réel qui menaçait la population européenne. Mais, le décret du 30 décembre 1927 prévoit la répartition au prorata de la dépense du projet entre la commune et les propriétaires riverains. La moitie de la dépense doit être supporter par les habitants du quartier souvent pauvres et propriétaires de petits habitation (Haouch) de peu de valeur. Ainsi, cette mesure qui consiste la répartition de la dépense entre la commune et les propriétaires riverains dans les conditions fixées par le dit décret constituait une lourde charge pour ces derniers. L’assainissement est devenu un acte d’intérêt public d’une urgence éminente au point où le projet était approuvé par le conseil municipal de Saïda en date du 30 septembre 1919 et transmis pour étude au Gouverneur général. Aussi, l’exécution des travaux ont permet de donner satisfaction aux attentes des populations des faubourgs en matière d’alimentation en eau potable et leur drainage sanitaire se sont fait sur un budget spécial. Les autorités avaient leur intervention, par l’insalubrité et par le fait que les habitants vivent dans un état d’hygiène lamentable d’autant plus que la loi " Sarraut " du 15 mars 1928 s'attache à un problème qui était alors très sensible, celui des " lotissements défectueux ". Quant au quartier Doui-Thabet, l’intérêt et l’urgence des travaux de viabilité ne se posent pas avec autant d’acuité puisqu’il est situé de l’autre coté de la rive de l’Oued de Saïda et topographiquement isolé du bourg colonial qui est reste à l’abri de toute contamination quelconque émanant de ce quartier. Ce n'est que vers la fin des années cinquante (1958) que les autorités coloniales ont construit un réseau d’assainissement sommaire ; c’était la première intervention de ce type depuis sa création du quartier (la partie haute). Deux poids et deux mesures dans le traitement de deux espaces urbains au contenu social identique. Ceci laisse penser que l’urgence et l’opportunité de telle œuvre qui intéresse particulièrement la salubrité publique peut devenir un enjeu de taille quand la population européenne se trouvait menacée et qu’il faut la protéger du danger

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de la maladie. Quelle justice et quel humanisme d’une nation qui prône le progrès et l’œuvre civilisatrice de la colonisation. Le droit aux conditions de viabilité à cette époque semble bien être conditionné par l’appartenance ethnique et les intérêts du moment. La vie et la santé de l’élément européen l’emporte. Dans tous les projets, la population indigène est très généralement ignorée. L’espace indigène est, tout au long de la colonisation, conçu comme une longue suite de lotissements.

Carte n° 6 : La ville de Saïda, 1962.

Redo ute Village Boudia Amrous Daoudi Moussa Route de Mascara Route de Béchar Route de Tiaret Route de S.B.A

Source : carte topographique de 1960. P.U.D de Saïda, 1971. Auteur : Belouadi Larbi.

0 100 200 mètres O u e d S a ïda

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Cette organisation facilite la gestion de la population. Quant à l’habitat, s’il n’est pas produit par l’Administration, il est, en tant que représentation mentale que les habitants se font de l’habitation familiale, un outil des politiques urbanistiques et un moyen d’opérer une ségrégation sociale souvent renforcée par des textes législatifs. A l’indépendance, la ville coloniale est comme prise en tenaille dans l’étau des quartiers arabes (carte n°6). A l’Ouest et au-delà de l’Oued de Saïda, le village Doui Thabet et ses extensions ; au Nord-est les quartiers Boudia et Dalia dont l’Oued Oukrif constitue la barrière naturelle séparant les deux ensembles ; et au Nord, le quartier de la Marine dont les ilots tentaculaires s’entremêlent avec les quartiers européens. L'Oued Saïda et le ravin de l’Oued El-Oukrif contraintes naturelles au développement de la ville et frontières séparant deux rives et deux mondes différents. La ville européenne se crée par agglutination successive de lotissements et d’espaces bâtis à forte valeur marchande qui exclue la communauté musulmane et favorise l’émergence de classes dominantes aux valeurs marchandes. C'est un mode libérale (capitaliste) cohérent initié d’initiatives individuelles fondées sur le profit. Il se double d’une volonté de domination et de ségrégation. En revanche, le lotissement indigène répond à un mode ordinaire à valeur d’usage : c’est le mode qui caractérise les médinas de l'Algérie précoloniale.