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2. CADRE CONCEPTUEL

2.1 La santéisation : la moralisation de la santé

2.1.1 La santé comme une nouvelle vertu morale

Pour beaucoup de chercheurs en recherches sociales de la santé, le phénomène de l’engouement pour les MAC est interprété comme l’émergence de nouvelles valeurs culturelles en matière de la santé dans les sociétés postmodernes (Astin, 1998, 2000; Furnham et Bhagrath, 1993; Furnham et Forey, 1994; Goldstein, 2000; Jonas, 2000; Kaptchuk et Eisenberg, 1998; Kelner et Wellman, 1997; Montbriand et Laing, 1991; O'Connor, 2000; Poliquin, 2015; Suissa et al., 2016; Truant et Bottorff, 1999).

Pour expliquer ces changements de valeurs culturelles, Poliquin (2015) propose d’adopter les interprétations de Charles Taylor sur la sécularisation, qui a donné lieu aux sentiments de désenchantement du monde et la perte des horizons cosmiques des sociétés modernes :

La sécularisation des sociétés a provoqué un effondrement des ordres sociaux anciens, […] nous assistons à la primauté de la raison instrumentale sur les grands idéaux, ce qui fait que les individus se préoccupent davantage de questions liées à leur bien-être personnel. (Poliquin, 2015, p. 18, citant Charles Taylor, 2002)

Selon Charles Taylor, la sécularisation a provoqué un vide spirituel dans les sociétés modernes, amenant ainsi à une tentative de recouvrir ce vide avec de nouvelles valeurs morales,

des valeurs qu’ils se construisent et qu’ils investissent dans la santé (Poliquin, 2015). Cette tentative de reconstruction d’une nouvelle moralité était déjà mentionnée par Foucault en 1982 :

[Les] préoccupations liées à la santé telle l’alimentation, le bien-être ou la sexualité ont remplacé les visées religieuses qui reposaient sur des préoccupations de l’au-delà et de l’inconnu dans le but d’atteindre la vie éternelle alors qu’aujourd’hui nous cherchons à atteindre le bien-être dans ce bas-monde. (Poliquin, 2015, p. 18, citant Foucault, 1982)

Dans une étude des pratiques médicales au Cameroun en 1989, Van Der Geest et Whyte (1989) ont démontré que la médecine allopathique détache les dimensions de la spiritualité et la moralité de la maladie. Aujourd’hui, les individus réclament de réintégrer ces dimensions, car ils considèrent que ces aspects sont cruciaux pour leur bien-être (Astin, 1998, 2000; Goldstein, 2000; Suissa et al., 2016). L’individu postmoderne cherche à atteindre un état de santé qui dépasse son état actuel, mais les dispositifs mis à sa disposition ne se résument finalement qu’à une culture de consommation excessive de matérialisme, d’hédonisme et d’impulsivité (Goldstein, 2000, référant à Gordon, 1980, et Jahnke 1990). Par conséquent, les MAC attirent l’individu par leur philosophie, qui plaide la modération comme valeur ultime pour constituer un équilibre des composants du corps, du mental et de l’esprit, condition nécessaire pour l’atteinte de la santé (Goldstein, 2000). Goldstein (2000) fait remarquer que lorsque les individus ressentent le besoin d’obtenir quelque chose qui dépasse l’encouragement verbal de leurs efforts, ils iront le chercher ailleurs si ce n’est pas offert sur place; et les praticiens de MAC sont très disposés à répondre à ces attentes.

2.1.2 La santé comme un nouveau devoir social

La préoccupation pour la santé, surtout de la santé collective, a toujours été présente dans l’histoire des sociétés. Foucault a tracé quelques évolutions de la médecine sociale en Europe. Tout d’abord, pendant les fléaux de la peste au 14e siècle, la France a instauré une police

médicale pour organiser des installations sanitaires et des mises en quarantaine pour lutter contre la peste. Pour faire son travail, cette police s’insinue jusque dans la vie privée de la population, au point même de réguler l’eau et l’air, qui peuvent transporter et répandre la maladie (Nye,

2003, référant à Foucault, 1974). Ensuite, il y a l’Allemagne, qui a instauré au 18e siècle la Medizinishepolizei (police médicale de l’État) (Foucault, 1988) comme un corps administratif de la Staatsmedizin (médecine d’État), qui est un mode du développement économique et politique d’un état sous-développé pouraugmenter le pouvoir collectif de l’État (Foucault, 1974; Nye, 2003). Et au 19e siècle, les Britanniques font évoluer le concept de la médecine sociale

avec la notion de la « médecine de la force du travail », qui est une manière plus élégante pour désigner la « médecine prolétaire », « médecine des pauvres » ou « de l’ouvrier », dont l’objectif est d’assurer une force de travail prolétaire en santé et protéger la sécurité des bourgeois (Foucault, 1988, p. 26; Nye, 2003).

Cette évolution de la médecine sociale en Europe illustre comment la santé a évolué pour devenir un « capital » pour le développement d’un État au même titre que tous les autres capitaux étatiques. Cette transformation de la santé en un capital étatique justifie la légitimité des mouvements de healthism (santéisation) pour la promotion de la santé, car ce n’est qu’avec un « capital santé » riche qu’un État peut avancer vers la modernité (Poliquin, 2015, p. 23). La santé, qui devait être un droit universel, s’est vue transformée pour devenir un devoir social dans les pays occidentaux industrialisés.

Le droit à la santé et aux soins ont été remplacés par le devoir de santé et il ne s’agit plus de lutter contre la maladie mais de se maintenir en santé. (Poliquin, 2015, p. 21, citant Janine Pierret, 2008)

L’individu a un devoir social d’être un être en santé pour servir les intérêts de l’État (Nye, 2003). Par conséquent, il ne doit pas se laisser aller à des « dérives » (Poliquin, 2015, p. 20), qui sont des « dangers » immanents d’une volonté faible, de désirs irrationnels ou de libertés imprévisibles, sans compter les dangers exogènes comme les effets du hasard et des tentations de l’alcool, du tabagisme, des mauvaises habitudes alimentaires, des accidents de route, de diverses négligences, des pollutions et ainsi de suite (Nye, 2003, référant à Robert Castel, 1991). L’individu doit apprendre à se défendre contre tous ces « dangers » pour ne pas devenir un « fardeau » pour sa société.

Le corps en santé est devenu un signe du citoyen moral et méritant, qui exerce une autodiscipline sur son corps en appui à l’État et qui partage le fardeau de gouvernance. (Poliquin, 2015, p. 21, citant Besco, 2011)

Le changement du statut d’un « droit » à un « devoir » de la santé a élevé la santéisation comme une « vertu » « au cœur des valeurs modernes néolibérales que sont l’autonomie, la responsabilisation et la performance » et a fait de la santé et des comportements de santé des « moyens privilégiés d’aspirer au bonheur, au bien-être et à l’accomplissement de soi d’autant plus que l’individu jouit d’un statut socioéconomique élevé » (Poliquin, 2015, p. 17). Par le fait que la santé est devenue un devoir social, l’incidence des mouvements de la santéisation touche potentiellement un nombre considérable de retombés politiques, économiques et familiales : capacité d’exécuter un travail, droit de recevoir des compensations, implication dans certains conflits de l’État providence moderne, mesure de la capacité d’être un bon parent (Nye, 2003, référant à Swaan, 1988).

Plus encore, le corps même de l’individu devient le reflet de la « pureté de sa morale » (Lupton, 1995, p. 34, traduction personnelle). Cette « pureté de la morale » se traduit concrètement par l’adoption d’un mode de vie sain, car le mode de vie sain a été associé à la baisse de la morbidité des maladies chroniques, à la réduction de symptômes problématiques, à l’augmentation des fonctions physiques et des capacités cognitives du corps et à l’amélioration de la santé mentale (Goldstein, 2000). Dans cette perspective, il apparaît alors incongru qu’il soit possible d’avoir une bonne santé en maintenant un mode de vie sain pour ensuite attendre d’être « sauvé » par les découvertes de nouvelles biotechnologies médicales (Goldstein, 2000, référant à Dubos, 1959; Illich, 1976; et Gusfield 1981).

Les mouvements de la santéisation ont eu un impact tellement considérable en Amérique du Nord dans les années 1970 qu’ils ont mené à la prise de conscience de l’importance d’une alimentation saine et ont fait en sorte que même les aliments se font attribuer des valeurs symboliques dans leurs valeurs nutritives. Alors qu’au Québec, le mouvement est dirigé par Jean-Marc Brunet et son mouvement pour la santé naturelle, les États-Unis étaient poussés par les health food movements (mouvements pour l’alimentation saine), qui attribuent des qualités symboliques de moralité aux aliments, faisant de ceux-ci un réservoir iconographique de la pureté sociale (Kaptchuk et Eisenberg, 1998, p. 472). Pour que la société nord-américaine devienne une société « saine », manger avec modération, se restreindre sur la viande, consommer abondamment les fruits et les légumes, privilégier le grain entier et ainsi de suite

sont les mots d’ordre (Goldstein, 2004). Ces mouvements de health food et de healthism ont été fortement supportés par les agences de la santé publique pour codifier les comportements sociaux jusque dans l’intimité de la manière de penser et de vivre des individus pour l’entretien de la santé collective.

Foucault rappelle que la santé publique est une agence de gouvernance sur le corps des individus pour pousser ceux-ci à s’« autogouverner » dans le but de servir les intérêts de l’État et ses institutions (Lupton, 1995, référant à Foucault). Elle est avant tout une agence de normalisation de comportements sociaux dont le mandat est de « produire des forces », de « les faire croître » et de « les ordonner » pour ensuite en faire des « prélèvements » qui profitent à la société (Foucault, 1986, p. 179). Quant à l’individu, il doit inscrire les comportements approuvés par la société sur son corps, c’est-à-dire de biosocialiser son corps aux normes établies par la société, afin de démontrer sa valeur de citoyen moderne responsable et d’obtenir son billet d’appartenance à cette société.

2.2 La biosocialisation et les normes de la performance