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2. CADRE CONCEPTUEL

2.3 L’autocontrôle de la santé

2.3.2 L’automédication

Dans une étude réalisée sur les épileptiques, Peter Conrad (1985) a observé que l’automédication, une pratique définie comme l’usage de médicaments fait sur l’initiative d’un individu sans égard qu’il soit ou non prescrit par un médecin (De Bolle et al., 2008), est souvent dévalorisée par la médecine conventionnelle, car elle contourne les voies officielles des recours aux services de la santé et fait échapper les patients au contrôle de leur médecin. Cependant, aux yeux de ceux qui la pratiquent, elle représente une stratégie qui leur permet d’acquérir un semblant d’autocontrôle sur leurs conditions face aux situations qui semblent vouloir les dépasser. Ainsi, la non-adhésion au traitement médicamenteux n’est pas en soi une révolte contre celui-ci, mais une tentative du patient d’affirmer son contrôle sur ses propres problèmes de santé (Conrad, 1985; Montbriand et Laing, 1991; O’Connor, 2000).

Les stratégies d’automédication obéissent à des logiques symboliques, culturelles et idéologiques qui sont propres à chaque individu (Fainzang, 2014). Selon Peter Conrad, le médicament est hyper polarisé comme un instrument de mesure du progrès de sa condition, mais qui ne peut ne pas éliminer le désordre qu’il est sensé corriger, ce qui contrarie le patient. Le médicament devient alors le symbole de la dépendance du malade envers une pilule et implique que ce dernier doit renoncer au contrôle de sa santé, voire de sa vie. À cause de l’impression d’être dépendant et d’être contrôlé par un médicament, l’individu cherche à l’éviter en tentant par exemple de le substituer ou à le remplacer par quelque chose d’autre, comme les produits de santé naturels par exemple. Certes, cette stratégie de substitution paraît peu convaincante, car il s’agit uniquement de remplacer un médicament (pharmaceutique) par un autre (naturel), mais elle dégage l’individu de l’assujettissement à la thérapie de la popping pill. Et plus important

encore, c’est l’individu qui a initié l’assujettissement et non une autorité médicale hiérarchique sur lui.

All people want and need is to perceive they have control over events, even when the events are controlled by change. (Montbriand et Laing, 1991, p. 330, citant Bains, 1983; Worthman, 1976)

Ce faisant, l’individu se donne un pouvoir de contrôle à lui-même. Et même s’il ne s’agit que d’une illusion de contrôle, elle procure néanmoins un sentiment d’empowerment à l’individu. Pratiquer l’automédication, donc avec des produits de santé naturels, apporte avec elle son lot d’échecs, car il peut nécessiter de devoir faire plusieurs essais-erreurs avant de trouver quelque chose de satisfaisant. Néanmoins, ceci n’empêche pas l’individu de continuer à les tester les uns après les autres, car il est justement animé par cet empowerment qui assouvit son désir de contrôle de sa santé et qui lui procure un sentiment de liberté et de libération de l’autorité médicale ou de l’emprise de la maladie (Montbriand et Laing, 1991).

Pratiquer l’automédication peut comporter des risques à cause de l’incertitude sur son efficacité et son innocuité. Cependant, les individus continuent de la pratiquer pour assouvir leur désir de contrôle de la santé, d’autonomie et de liberté (Truant et Bottorff, 1999), surtout dans les cas de maladies chroniques, qui leur donnent des sentiments d’impuissance. Comme les médicaments réduisent le sentiment d’inquiétude et procurent un sentiment de sécurité qui épargne de penser constamment à la maladie (Conrad, 1985), les produits de santé naturels ont aussi ce potentiel de réassurance sur les individus.

It would seem […] that when patients perceive they have control over adverse events (authority or disease), they have a perception of control (a belief in escape) and their feelings of helplessness are reduced. (Montbriand et Laing, 1991, p. 328, citant Glass et Singer, 1972; Lefcourt, 1973)

Cela dit, dans une ère de médecine scientifique, les MAC inquiètent à cause du peu de connaissances valides disponibles sur leur efficacité et leur innocuité, surtout à cause de la croyance populaire qu’elles sont sans danger (Ernst, 2000; Furnham et Vincent, 2000; Organisation mondiale de la Santé, 2013). Cependant, du côté des consommateurs, les preuves scientifiques importent moins que le désir de soulagement à leurs problèmes. Par conséquent,

dans un contexte d’émergence de nouvelles valeurs culturelles de la santé, modifier ses pratiques thérapeutiques pour les correspondre aux nouvelles valeurs ne leur apparaît pas incongru.

D’un autre côté, la pratique de l’automédication apparaît plus proche, plus « humaine », pour les individus, car elle dépend des rapports d’interdépendance de l’individu avec son entourage (Fainzang, 2014). À l’inverse des services de soins officiels, l’automédication valorise les interrelations sociales, car celles-ci constituent le cœur de sa pratique. Les MAC sont souvent initiées ou prescrites aux usagers par des référents profanes : la famille, les amis, les connaissances, les collègues de travail, soi-même et, à la limite, les praticiens de MAC.

Lorsque les individus ont des problèmes de santé, c’est avec les référents profanes qu’ils en parlent en premier (Wellman, 2000). Kelner et Wellman (1997) ont constaté que plus du tiers des usagers des MAC ont été initiés par leurs proches, des amis, des connaissances ou des collègues de travail. Les relations sociales constituent la première source d'influence et elles sont cruciales dans l’obtention d’informations sur les MAC (Kelner et Wellman, 1997); Montbriand et Laing (1991).

La famille est considérée comme un centre de locus de contrôle de la santé et les membres de la famille sont les premiers et les meilleures sources de soignants de la santé (Goldstein, 2004). Non seulement cela, mais la richesse des relations profanes constitue aussi un puissant facteur d’influence de la légitimité des savoirs et des usages des MAC (Eisenberg et al., 1993; Kelner et Wellman, 1997).

Van Der Geest et Whyte (1989) ont démontré que la médecine allopathique avait libéré l’individu en le soulageant de la lourdeur de relations sociales reliées à sa thérapie. Aujourd’hui, on observe au contraire un désir général de vouloir réintégrer les attachements sociaux dans la thérapie. Par ailleurs, Wellman (2000) a observé que les individus (sur)utilisant les services conventionnels de soins sont surtout ceux qui ont un réseau social faiblement développé.

D’un autre côté, l’étendue du réseau social constitue aussi un facteur d’influence des MAC. Si les relations fortes, composées par les individus qui forment le cercle intime, sont la base du soutien et de la persuasion à adopter des nouvelles pratiques de santé, les relations faibles, composées par les cercles éloignés, sont les plus puissants facteurs de diffusion d’informations à propos des MAC, puisque les personnes de ce réseau se détachent plus

facilement de l’individu et donc peuvent aller chercher des informations supplémentaires qui ne circulent pas dans le cercle des relations fortes (Wellman, 2000).

Les réseaux sociaux de l’individu ont un impact direct et indirect sur les choix de ses thérapies. Il choisit ses thérapies en fonction de ses interactions sociales. Comme Le Breton (2008) décrit le corps, il est comme une forme « façonnée » par les interactions sociales, c’est- à-dire qu’il est « un langage où se disent de manière détournée des relations individuelles et sociales, des protestations et des désirs » (Le Breton, 2008, p. 15, 17, référant à Freud). Il est le résultat d’une élaboration sociale et culturelle et d’une construction symbolique que l’individu a constitué pour « produi[re] lui-même les qualités de son corps dans son interaction avec les autres et son immersion dans le champ symbolique » (Le Breton, 2008, p. 18). Le Breton joint Elias sur le fait que les pratiques du corps sont « un mode rituel d’affiliation et de séparation » qui « intègrent symboliquement l’homme au sein de la communauté, du clan, et le séparent des hommes des autres communautés ou des autres clans » (Le Breton, 2008, p. 74-75).

Le Breton considère que le modèle du corps tel que défini par les MAC réfute la « vérité » « irréfutable » et « culturellement légitime » du modèle « officiel » de la médecine conventionnelle en proposant d’autres modèles de représentation (Le Breton, 2008, p. 40). Le Breton (2008) reprend l’étude de Becker (1953) sur la consommation de la marijuana pour illustrer cet autre modèle de représentation du corps. L’étude de Becker a démontré que l’initié à la marijuana module ses perceptions sensorielles de la substance à celles du groupe initiateur, indifféremment de ses perceptions initiales (bien souvent désagréables). Le plaisir de la consommation de la marijuana ne se repose pas sur le goût ou les effets de la substance elle- même, mais sur les symboles que le groupe initiateur a attribués à la substance. Ainsi, l’individu est en mesure de transformer les perceptions de son corps pour s’ajuster aux perceptions de la collectivité, ce qui lui garantit ainsi une place dans cette collectivité. De plus, cette reconstruction de ses perceptions lui donne un semblant de contrôle sur son corps et sur lui- même.