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2. CADRE CONCEPTUEL

2.2 La biosocialisation et les normes de la performance sociale

2.2.1 La responsabilisation de sa santé

La responsabilisation de sa santé est la manifestation des comportements d’un individu qui a (bio)socialisé son corps aux normes établies sur la santé. Paul Rabinow (1996) définit la biosocialisation comme le remodelage des identités collectives. La biosocialisation est un catalyseur de la fluctuation des frontières entre la conformité et son opposé, la résistance sociale, et entre ce qui est défini comme naturel par rapport à ce qui est culturel (Collin, 2016). L’ambivalence entre conformité et résistance rappelle l’engagement et la distanciation définis par Elias, où un individu cherche à « briser les chaînes sans ébranler l’ordre social établi » étant donné qu’il « dépend très fortement de l’opinion des autres membres » (Heinich, 2002; Martucelli, 2007, p. 242, 246, citant Elias, 1985). Cette ambivalence émerge de la construction des représentations symboliques, qui sont intériorisées, mais ensuite restructurées de nouveau par l’individu.

En tant que membres de leur société, on attend des individus qu’ils sachent effectuer des healthy choices (choix sains) pour « exercer plus de contrôle sur leur santé et sur leur environnement » (Lupton, 1995, p. 58, référant à Ashton et Seymour, 1998; traduction personnelle). Le maintien de la santé est crucial pour la productivité économique de la collectivité, d’où le devoir social de chacun de se responsabiliser à sa santé, car ce n’est qu’ainsi qu’un individu peut s’épanouir dans l’accomplissement de sa performance sociale aux études, au travail ou dans les autres domaines d’activités de la vie.

C’est en établissant cette croyance sur l’épanouissement personnel que les individus « en viennent à adhérer de leur plein gré » au « doux despotisme paternaliste », selon les termes de Charles Taylor, de la santéisation (Poliquin, 2015, p. 17-18, 25). La quête de la santé dans les pays occidentaux démocratiques dépasse ainsi le simple cadre sanitaire, car elle s’est convertie en une quête de la moralité du siècle moderne du néolibéralisme (Poliquin, 2015) pour « le bien- être » des individus (Agence de la santé publique du Canada, Organisation mondiale de la Santé et Santé et Bien-être social Canada, 1986).

Au Canada, la signature de la Charte d’Ottawa en 1986 a élevé la santé au piédestal des vertus cardinales morales. Désormais, la santé est « une ressource de la vie quotidienne » qui « me[t] en valeur les ressources sociales et individuelles, ainsi que les capacités physiques » afin d’aider l’individu à « réaliser ses ambitions et satisfaire ses besoins » et d’« évoluer avec le milieu ou s’adapter à celui-ci » (Agence de la santé publique du Canada et al., 1986).

La Charte a été signée quelques années après l’émergence du courant de la santéisation des années 1970-1980 en Amérique du Nord et elle coïncide avec la montée de la crise de la médecine conventionnelle. La croyance que la médecine conventionnelle peut « guérir tous les maux dont sont affligés les êtres humains » est devenue un mythe (Poliquin, 2015, p. 20, citant Illich, 1975) et l’État « se désengage d’agir sur les déterminants sociaux, politiques et économiques de la santé et du bien-être des individus et des collectivités humaines » (Poliquin, 2015, p. 25).

Malgré la perte de confiance en la biomédecine, la santé, qui définit les nouveaux fondements de la vie de l’individu moderne, demeure néanmoins « le seul moyen envisagé pour améliorer la condition humaine » (Poliquin, 2015, p. 19, citant Aïnach, 1998). Au même titre

que les comportements « malsains » sont blasphémés comme des « péchés » « immoraux », la maladie est convertie en « a straightforward conversion of a social and moral problem » (Le Breton, 2008; Lupton, 1995; Nye, 2003, p. 117, référant à Thomas Szasz) alors que la santé devient « un syncrétisme entre les valeurs chrétiennes et les valeurs de la modernité où l’être humain glorifie la santé comme autrefois il glorifiait Dieu » (Poliquin, 2015, p. 19). L’individu se trouve ainsi placé devant ce que Lupton (1995) désigne par un « impératif de la santé », une sorte d’injonction morale qui dicte l’individu à se responsabiliser par lui-même pour sa santé comme un devoir spirituel et qui l’amène à considérer « qu’il valait mieux se prémunir de la maladie, par des principes d’autonomie, de gestion de soi pour gérer les risques pour sa santé que de tenter de se guérir » (Lupton, 1995; Nye, 2003; Poliquin, 2015, p. 20; Rose, 2001). L’individu a le devoir moral de développer des capacités personnelles pour se maintenir en santé en se surveillant constamment pour autoréguler sa santé, en plus de surveiller et d’autoréguler celle des autres autour de lui (Poliquin, 2015, p. 20-21).

Le bon citoyen, et ceci se trouve au cœur des politiques de santé publique occidentales, doit et plus que jamais gérer sa santé en faisant le nécessaire pour protéger sa propre santé, mais également celle de ses concitoyens. (Poliquin, 2015, p. 21)

Autrement dit, l’individu doit « prendre toutes les mesures nécessaires pour demeurer entièrement fonctionnel en société, tant sur le plan physique, psychologique, qu’économique » (Poliquin, 2015, p. 20). Pourtant, ce devoir moral de la santé n’est pas perçu comme une « collaboration infâme » entre les experts et les autorités de l’État, mais comme un processus incarné dans chaque individu, car ce n’est qu’en vivant en concordance avec les normes établies que l’individu devient un être « valorisé » (Nye, 2003, p. 117; Poliquin, 2015, p. 20, 21).

2.2.2 La stigmatisation de l’impératif de la santé

Cependant, s’il est intégré à l’individu comme « une éthique personnelle », l’impératif de la santéisation peut « contribuer à la stigmatisation et l’exclusion sociale en plus de renforcer le sentiment […] d’avoir échoué à être [un] citoye[n] responsabl[e] » (Poliquin, 2015, p. 17). De plus, il risque de « donner cours à un désengagement social et à des glissements

moralisateurs » où le regard social agit comme une « sanction normalisatrice » (Foucault, 1975, p. 201), qui « discrimin[e] et ajout[e] à [la] souffrance » de l’individu (Poliquin, 2015, p. 17) en l’investissant de sentiments de honte, d’anxiété et de répulsions envers lui-même (Lupton, 1995).

Ainsi, la santé peut contribuer à la valorisation l’individu et son bien-être personnel, mais peut aussi le discréditer devant les autres, puisqu’en l’érigeant au rang du devoir, l’individu malade se trouve alors déchu au rang des perdants (Poliquin, 2015). Dans une société qui conçoit la maladie comme un échec personnel, la santé prend alors la forme d’une valeur stigmatisante, discriminante et culpabilisante pour les personnes qui n’adoptent pas ou qui ne sont pas en mesure d’adopter les « comportements sociaux attendus » (Poliquin, 2015, p. 25).

La santéisation par son association à la performance tend à produire des perdants. (Poliquin, 2015, p. 25)

Dans les pays occidentaux industrialisés, les comportements de santé seront perçus comme les marqueurs de la valeur sociale d’un individu et la consultation médicale s’apparente à une « confession pastorale », où l’individu est amené à devoir confesser les comportements « péchés » qui ont transgressé son corps (avoir mal mangé, fumer, boire de l’alcool, etc.) (Poliquin, 2015). Le conditionnement au devoir de la santé est tellement ancré dans les individus qu’ils doivent présenter des excuses à leurs pairs lorsqu’ils ne se manifestent pas dans leur meilleur état physique et mental (comme se sentir fatigué ou de mauvaise humeur); comme si s’afficher dans un état de faiblesse, même temporaire, est devenu quelque chose d’inadmissible et impardonnable. Comme le dit Le Breton (2008), le corps est une forme qui est toujours « soumi[se] à la validation des autres » (Le Breton, 2008, p. 98), faisant en sorte que le droit de se considérer « en santé » ou de se comporter « sainement » n’appartient plus à l’individu, mais au jugement normatif de la collectivité (Fries, 2008).

On soigne son corps, on mange, on fait de l’exercice parce que c’est « bon pour la santé » et non par plaisir. (Poliquin, 2015, p. 21)

Entre la confrontation à l’injonction de la santé et la valorisation de son bien-être personnel, il est inévitable que surgissent des conflits de valeurs symboliques, menant l’individu

à chercher à renégocier ces symboles de sorte qu’il puisse se construire un espace sans conflit symbolique. C’est ainsi qu’il se construit de nouvelles valeurs symboliques, qui induisent ensuite chez lui de nouveaux comportements de la santé. Selon Martucelli, « ce qui prime est la maîtrise de soi et non pas la concordance avec le code interdit » (Martucelli, 2007, p. 317). L’individu ne cherche ainsi aucunement à se révolter contre les normes, mais simplement à modifier les interprétations de ces normes de sorte qu’il puisse les appliquer à lui-même tout en préservant l’harmonie entre ses besoins et ceux de sa collectivité.