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La reconnaissance formelle de la Cour suprême

Malgré cette réticence judiciaire, un certain avancement jurisprudentiel s’enclenche progressivement. Quelques mois après la décision Fabrikant, l’arrêt Trial Lawyers241 rendu

en 2014 par la Cour suprême établissait formellement que l’accès aux tribunaux est un droit constitutionnel. Il s’agit du pourvoi de la décision Vilardell que nous avons détaillée précédemment. Plus précisément, la Cour suprême statue que les frais d’audiences imposés par la province sont déraisonnables et portent ainsi atteinte à la compétence fondamentale des cours supérieures, protégée par l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867242, puisque de tels frais nient l’accès de certaines personnes aux tribunaux243. En vertu

de l’article 92(14) de cette même loi, les provinces ont le pouvoir d’imposer des frais d’audience, mais ce pouvoir doit s’exercer en respectant l’article 96244. Le libellé même de

ce dernier article traite uniquement du processus de nomination des juges, mais son objectif général consiste à protéger la compétence fondamentale des cours supérieures provinciales245. Ce faisant, la Cour suprême reconnaît l’importance des tribunaux dans la

matérialisation de l’accès à la justice :

240 Ibid au para 21.

241 Trial Lawyers, supra note 222.

242 Loi constitutionnelle de 1867 (R-U), 30 & 31 Vict, c 3 (R-U). 243 Trial Lawyers, supra note 222 au para 2.

244 Ibid au para 24. 245 Ibid au para 29.

[32] Les cours supérieures ont toujours eu pour tâche de résoudre des différends opposant des particuliers et de trancher des questions de droit privé et de droit public. Des mesures qui empêchent des gens de s’adresser à cette fin aux tribunaux vont à l’encontre de cette fonction fondamentale des cours de justice. […] De fait, les plaideurs constituent l’ « achalandage » de ces tribunaux. Empêcher l’exercice de ces activités attaque le cœur même de la compétence des cours supérieures que protège l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. Par conséquent, des frais d’audience qui ont pour effet de nier à des gens l’accès aux tribunaux portent atteinte à la compétence fondamentale des cours supérieures. […]

[35] En l’espèce, la loi litigieuse nie l’accès aux cours supérieures d’une autre façon — à savoir en établissant des frais d’audience qui empêchent certaines personnes de faire trancher leurs différends de droit privé et de droit public par les cours de juridiction supérieure, activité qui constitue la marque distinctive de la raison d’être de ces tribunaux. […]

[36] Par conséquent, le pouvoir de la province d’imposer des frais d’audience ne peut être exercé d’une manière qui nie aux gens le droit de faire trancher leurs différends par les cours supérieures. Leur nier ce droit reviendrait à porter atteinte de façon inacceptable à l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. La province doit plutôt exercer les pouvoirs que lui confère le par. 92(14) d’une manière compatible avec le droit des justiciables de soumettre leurs différends aux cours supérieures pour qu’elles les règlent.

(nos soulignés)

L’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 reconnaît donc – étonnamment – le droit des justiciables d’accéder aux cours supérieures246. Le lien établi entre la primauté du droit et

l’accès à la justice, explicité par des décisions antérieures de cette même Cour, renforce cette conclusion247. Ainsi, « [p]uisque l’accès à la justice est essentiel à la primauté du droit,

et que celle-ci est favorisée par le maintien des cours visées à l’art. 96, il est naturel que cet article accorde une certaine protection constitutionnelle à l’accès à la justice248 ». Il existe

donc un droit fondamental d’accéder aux tribunaux. Encore une fois, toutes les limites – dans ce cas-ci, les frais d’audience – ne seront pas nécessairement inconstitutionnelles. Lorsque des frais d’audience privent certains plaideurs d’accéder aux tribunaux, ils portent atteinte à leur droit fondamental de soumettre leurs différends à une cour de justice249.

246 Ibid au para 37.

247 Ibid au para 38, référant aux décisions B.C.G.E.U., supra note 213 et Hryniak, supra note 102. 248 Ibid au para 39.

La Cour suprême étend ce droit aux personnes qui, sans nécessairement être pauvres au sens classique du terme, disposent de ressources limitées250. Ainsi, elle prétend que

« même les plaideurs ayant des ressources modestes sont souvent capables d’organiser leurs finances de façon à pouvoir, moyennant certains sacrifices raisonnables, avoir accès aux tribunaux251». Les personnes qui ne bénéficient pas de cette alternative sont donc

considérées comme « indigentes » au sens de l’accès aux tribunaux. Cette décision a fait en sorte que les règles de procédures de la Colombie-Britannique ont été amendées afin de permettre une exemption si une personne ne peut, sans contrainte excessive, débourser les frais d’audience252. Le législateur a donc apporté des modifications afin de se conformer

à la décision, même si celle-ci n’avait pas ordonné une telle mesure.

Suivant ce jugement, plusieurs décisions canadiennes ont interprété les principes y développés. La décision Grenier253 résume bien l’état du droit actuel. Après avoir établi que

le droit d’accès à la justice bénéficie effectivement d’une protection constitutionnelle254, la

Cour supérieure du Québec poursuit :

[32] L’accès à la justice est implicitement garanti par les dispositions portant sur la judicature de la Loi constitutionnelle de 1867, l’article 96 en particulier, qui protège la compétence des cours supérieures au Canada.

[33] Dans l’arrêt Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie- Britannique (Procureur général), portant sur la contestation des règles de la Cour suprême de la Colombie-Britannique concernant les frais d’audience, la Cour suprême rappelle que les mesures ayant pour objet ou pour effet d’empêcher les membres du public de s’adresser aux tribunaux vont à l’encontre de la mission fondamentale des cours de justice de résoudre des différends de droit privé et de droit public. […]

[35] Une règle de droit ne peut donc empêcher les justiciables ou nier leur droit de faire trancher leurs différends par une cour supérieure, sous peine d’invalidité constitutionnelle.

[36] Par ailleurs, le principe de la primauté du droit garantit plus généralement l’accès à la justice devant tous les tribunaux judiciaires. [37] Le principe de la primauté du droit fait intégralement partie de notre structure constitutionnelle et en constitue l’un des piliers.

[38] Dans l’arrêt B.C.G.E.U. c. Colombie-Britannique (P.G.), la Cour suprême consacre le droit d'accès aux tribunaux comme corollaire du

250 Voir Taylor v. St. Denis, 2015 SKCA 1 au para 64 [Taylor]. 251 Trial Lawyers, supra note 222 au para 45.

252 J. Gareth Morley, « Trial Lawyers of British Columbia v British Columbia: Section 96 Comes to the Access to Civil Justice Debate » (2016) 25 Const. F. 61 aux pp 64-65.

253 Grenier c. Québec (Procureure générale), 2016 QCCS 1442. 254 Ibid au para 20.

principe de la primauté du droit. Comme le spécifie la Cour dans cette affaire : « [i]l ne peut y avoir de primauté du droit sans accès aux tribunaux, autrement la primauté du droit sera remplacée par la primauté d'hommes et de femmes qui décident qui peut avoir accès à la justice ». […]

[41] Il s’agit d’un droit qualifié d’« inaliénable » et qui ne peut être restreint que dans les cas les plus manifestes255.

En résumé, l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 consacre le droit fondamental d’accéder aux cours supérieures. Pour les autres tribunaux judiciaires, le principe constitutionnel de primauté du droit établit ce droit. Ces principes ont été confirmés à de nombreuses reprises, tant par les tribunaux québécois256 que ceux des autres provinces

canadiennes257.

Toutefois, malgré l’affirmation sans équivoque de ces principes, leur application en pratique tarde à se matérialiser. Il est difficile de savoir si cet état de fait s’explique par une réticence judiciaire ou plutôt par une réelle inapplicabilité des critères de l’arrêt Trial Lawyers aux faits qui se sont présentés devant les tribunaux jusqu’à maintenant. Quoi qu’il en soit, la Cour d’appel de la Saskatchewan, dans Taylor v. St. Denis258, refuse de dispenser l’appelant du

paiement des frais de transcription de l’audience de première instance ou d’ordonner que le Procureur général assume ces frais. Cette requête a été rejetée pour le motif que le droit constitutionnel du requérant n’était pas brimé. La Cour d’appel de Terre-Neuve259 a

également refusé d’accorder une dispense de frais judiciaires et de transcription à

255 Ibid, confirmé par la Cour d’appel dans Grenier c. Procureure générale du Québec, 2018 QCCA 266 aux paras 31 et s.

256 Mitchell c. Procureur générale du Québec, 2017 QCCS 3149 au para 18 [Mitchell] : « Par déduction nécessaire de cette disposition [l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867], l’accès à la Cour supérieure est garanti à tout justiciable. »; D.R. c. Desjardins Sécurié financière, 2016 QCCS 937, au para 155 : « Le Tribunal peut cependant mitiger les frais d’expertise en application du principe de proportionnalité, notamment s’ils sont déraisonnables à l’égard de l’enjeu du litige ou si le déséquilibre entre les parties est tel que leur octroi serait de nature à brimer le droit d’accès d’une partie à la justice, qui bénéficie d’une protection constitutionnelle. » (nos soulignés).

257 High-Crest Enterprises Limited c. Canada, 2017 CAF 88 au para 68 : « […] l’accès expéditif et abordable à la justice est devenu une nécessité en pratique, parfois même un impératif constitutionnel. […] »; Taylor, supra note 250 au para 38 : « There is a constitutional right of access to superior courts based on considerations relating to the rule of law an s. 96 of the Constitution Act, 1867 […]. »; Territoire du Nord-Ouest (Procureur

general) c. Association des parents ayants droit de Yellowknife, 2015 CATN-O 2 au para 21 : « […] Le principe

constitutionnellement consacré de la « primauté du droit » comprend le principe suivant lequel les litiges privés doivent être tranchés par les tribunaux de droit commun. […] L’existence d’un système public de règlement des différends doté de cours de justice de compétence universelle supprime la nécessité de « voies de droit extrajudiciaires » et garantit que des entités puissantes ne puissent tout simplement ignorer la loi. »; Butler v.

Snelgrove, 2015 NCLA 46 [Butler].

258 Supra note 250. 259 Butler, supra note 257.

l’appelante, de même que de lui fournir les services d’un avocat. La Cour supérieure du Québec260 a refusé de se prononcer sur la constitutionnalité du tarif des frais judiciaires de

la province en rejetant le recours d’un demandeur au stade préliminaire. En revanche, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique261 a autorisé la dispense de frais d’inscription de

200 $ pour une appelante ayant un revenu mensuel d’environ 900 $, de même que des autres frais judiciaires associés à l’appel.

Nous comprenons donc que le droit d’accéder aux tribunaux est un droit constitutionnel262

reconnu par la jurisprudence canadienne. Toutefois, ce que ce droit comprend est sujet à discussion et nous remarquons qu’il a été interprété de manière restrictive lors de son application. Malgré cette réticence, il est bien établi que certaines limites monétaires peuvent brimer le droit d’accéder aux tribunaux. Nous l’avons déjà mentionné, les honoraires d’avocats constituent l’un des plus facteurs les plus fréquemment évoqués comme empêchant les justiciables d’accéder aux tribunaux. Cette limite pourrait-elle être considérée comme un obstacle injustifié à ce droit?

Chapitre 2 – L’évolution du droit constitutionnel à l’avocat en jurisprudence