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Au cours des dernières années, plusieurs juges ont exprimé publiquement leur perception de la crise à laquelle est confronté le système de justice et ont formulé l’opinion que l’accès à la justice est un droit fondamental. Ces voix se sont élevées de manière progressivement plus pressante et critique. Le contraste entre les préoccupations qui sont exprimées par les juges à l’extérieur des tribunaux et les jugements rendus au cours de la dernière décennie est frappant208, puisque ces prises de position tardent à se transposer en jurisprudence. Le

professeur Lafond soutient que les juges font preuve d’une « attitude restrictive envers les lois ou les moyens susceptibles de favoriser un accès plus large » bien que « l’absence d’inscription au rang des droits fondamentaux emporte des conséquences juridiques concrètes209 ». Il qualifie cette attitude de frilosité judiciaire.

La plus fameuse de ces déclarations est sans doute celle de la très honorable Beverly McLachlin, alors juge en chef de la Cour suprême du Canada qui, lors d’un discours prononcé devant l’Association du Barreau canadien en août 2007, a affirmé que l’accès à la justice est un droit fondamental, au même titre que l’éducation ou la santé210. Elle a réitéré

cette position en 2014, alors qu’elle prononçait une allocution au colloque du Forum canadien sur la justice civile :

Underlying all the debates about pro bono services, legal aid and the high costs of justice is a simple question — a question we need to face as

208 Lafond, supra note 5 à la p 24; Buckley, supra note 37 à la p 568. 209 Lafond, supra note 5 à la p 24.

individuals and as a society. The question is this: what is our view of justice? Is it a basic good which a civilized society should provide to its members? Or is it a luxury, like a Ferrari car or a Dior dress, available to those who can afford it but denied to those who cannot?

I know that many of us here share the view that justice is a basic good in our society to which every woman, man and child should have access, regardless of how much money they have or who they know. Justice is a basic social good, like food, shelter and medical care211.

(nos soulignés)

Parallèlement, en 2007, la Cour suprême a rendu une décision qui a diminué l’importance du principe constitutionnel de l’accès aux tribunaux. Dans l’arrêt Christie212, la Cour suprême

rejette la prétention à l’effet que l’imposition d’une taxe provinciale de 7 % sur les services juridiques puisse violer le principe constitutionnel d’accès à la justice. L’argumentation juridique au soutien de cette prétention tirait sa source de l’arrêt B.C.G.E.U.213, qui avait

clairement reconnu que l’accès aux tribunaux comme une composante de la primauté du droit. Suivant cette prémisse, il était allégué qu’une telle taxe pourrait constituer une violation du principe constitutionnel du libre accès aux tribunaux, ce que la Cour rejette. Selon celle- ci, il n’existerait pas de droit général d’accéder aux tribunaux.

La distorsion entre cette réticence et les propos contemporains de la juge en chef est évidente. Ce paradoxe laisse transparaître la croyance judiciaire que la solution existe exclusivement à l’extérieur de la salle de cour, alors que les tribunaux ont un rôle à jouer dans la reconnaissance du droit fondamental d’accès à la justice214.

Un paradoxe similaire se remarque dans les propos du juge Brenner de la Cour suprême de la Colombie-Britannique. En 2008, alors qu’il était un contributeur invité au journal Vancouver Sun, il plaide en faveur d’un plus grand dévouement du gouvernement à l’amélioration des services d’aide juridique :

[…] [W]e must not forget the particular challenges faced by the poor and the disadvantaged. These British Columbians face very long odds when trying to identify and solve their problems. Many are simply too ill-equipped to

211 Action Committee on Access to Justice, supra note 10.

212 Supra note 156. Notons qu’une première tentative de faire invalider une taxe provinciale sur les services juridiques avait été précédemment conduite dans John Carten Personal Law Corp. v. British Columbia (1997) 153 DLR (4th) 460, 40 BCLR (3d) 181 (CA) [John Carten]. La Cour suprême avait refusé d’entendre l’affaire : [1998] 2 S.C.R. viii.

understand, let alone to try to enforce their rights. When their adversary is a government or large organization, obtaining redress can prove virtually impossible.

For these disadvantaged British Columbians we have a duty to provide adequate levels of civil legal aid. Most would agree that this is a moral obligation; the Supreme Court of Canada has ruled that civil legal aid in some circumstances is also a constitutional obligation. Clearly governments must now recognize this and ensure that civil as well as criminal legal aid is available and appropriate to the poor and the disadvantaged215.

(nos soulignés)

Or, peu de temps auparavant, ce juge avait rejeté au stade préliminaire une requête de l’Association du Barreau canadien (ci-après, l’ « ABC ») qui alléguait que le régime d’aide juridique de la province était inconstitutionnel puisqu’il violerait le droit constitutionnel à l’aide juridique en matière civile. Le juge Brenner avait justifié sa décision en invoquant que l’organisme ne possédait pas l’intérêt pour agir216. Cette décision a été qualifiée par le

professeur Lorne Sossin comme étant basée sur des considérations « artificielles et indéfendables217 ».

La juge en chef de la Cour du Québec, l’honorable Lucie Rondeau, a elle aussi reconnu le caractère fondamental de l’accès à la justice. Commentant publiquement une procédure déposée par les juges de la Cour supérieure afin de contester la constitutionnalité du seuil monétaire établissant la compétence de la Cour du Québec, celle-ci a mentionné que ce seuil vise à améliorer l’accès des citoyens à la justice, puisque « [l’]accès à la justice aussi, c’est un droit constitutionnel218 ».

Les tribunaux québécois ont également un historique de frilosité, et même, de réticence en la matière. Certaines décisions établissent un principe, sans toutefois lui donner de mordant. C’est le cas de la décision Barreau du Québec c. Srougi219, dans laquelle la Cour supérieure

énonce que « l’accès des justiciables aux tribunaux de ce pays, qu’ils soient judiciaires ou disciplinaires, constitue un droit inaliénable, et cet accès ne doit être balisé que dans les cas

215 Don Brenner, « Legal Aid Needs Helps from Government », The Vancouver Sun (5 avril 2008) à la p C7. 216 Voir Canadian Bar Assn. v. British Columbia, 2006 BCSC 1342.

217 « artificial and untenable dichotomies »: Lorne Sossin, « The Justice of Access: Who Sould Have Standing to Challenge the Constitutional Adequacy of Legal Aid? » (2007) 40 U.B.C. L. Rev. 727 à la p 743 [Sossin]. 218 Propos rapportés dans Yves Boisvert, « Mauvais procès », La Presse (26 août 2017), en ligne : < file:///Users/laroche_jasmine/Zotero/storage/YV934A27/01-5127789-mauvais-proces.html>.

les plus extrêmes220 ». Toutefois, confronté à des cas d’applications, cet énoncé de principe

ne se concrétise pas221.