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Notre définition : l’accès à un tribunal au cœur de la notion de justice

État de droit, il est du devoir du gouvernement de permettre aux citoyens d’avoir accès à un procès équitable. Cette obligation est la prémisse du premier droit fondamental édicté dans cette charte afin de protéger les citoyens libres contre l’arrestation arbitraire; l’habeas corpus – obligeant à conduire toute personne arrêtée devant un juge pour que ce dernier se prononce sur la validité de l’arrestation. Il s’agit là de la première formulation de l’idéal d’une bonne administration de la justice dans un État de droit92. Commentant le développement

de l’interprétation des droits consacrés par cette charte, le juge Mostyn de la High Court of Justice anglaise établit que la primauté du droit prévue par la Magna Carta garantit le droit à un recours effectif en matière civile, soit l’accès significatif à une cour de justice93.

90 Marc Gallanter, « La justice ne se trouve pas seulement dans les décisions des tribunaux » dans Mauro Cappelletti (dir), Accès à la justice et État-providence, Paris, Economica, 1984, 151 à la p 166.

91 Lafond, supra note 5 à la p 16.

92 Marina Eudes, « Article 14 » dans Emmanuelle Decaux (dir), Le Pacte international relatif aux droits civils et

politiques : Commentaire article par article, Paris, Economica, 329 à la p 331 [Decaux].

93 Hon. Mr. Justice Mostyn, « Magna Carta and Access to Justice in Family Proceedings » (2015) 27 Denning L.J. 77 aux pp 92-93.

Le manque d’accès aux tribunaux pose ainsi un sérieux enjeu dans un État de droit tel que le nôtre. En effet, le principe de la primauté du droit occupe une place centrale dans notre système juridique. Ce principe, qui tire fondement légal en droit canadien de la common law, est formalisé de manière implicite dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 et explicitement dans le préambule de la Charte canadienne des droits et libertés94 (ci-après,

la « Charte canadienne »). La Cour suprême accorde désormais une valeur supra- législative à ces préambules, au même titre que les dispositions de la Constitution95. Nous

reviendrons sur la considération relative à la primauté du droit en détail ultérieurement96.

Il est indéniable que l’accès aux tribunaux est indispensable au maintien de l’État de droit, puisque rien ne sert d’établir des lois s’il n’y a aucun moyen réel d’en assurer le respect en cas de litige. Il importe que tous les justiciables puissent avoir accès aux tribunaux lorsque nécessaire. Les tribunaux sont, à notre sens, au cœur de la notion de justice.

Selon les auteurs Julius Grey, Geneviève Coutlée et Marie-Ève Sylvestre, la spécificité et l’importance des cours de justice tient à leur impartialité :

Finally, access to the courts of the land is not only a matter of settling practical problems; it is a fundamental constitutional right. Only the courts with their almost total independence and impartiality can ultimately strike down laws and issue universally binding orders and effectively change the legal regime in any area of endeavour97.

Une conception holistique de l’accès à la justice représente certainement une avancée vers l’accès à la justice pour de nombreux citoyens, pour qui l’accès à un tribunal n’est pas essentiel dans leur propre idéal de règlement de leurs problèmes juridiques. Cette vision holistique est également utile afin de palier à certaines lacunes du système judiciaire traditionnel, qui n’est certes pas parfait98. Toutefois, la possibilité de porter une affaire devant

les tribunaux ne doit pas être écartée dans toutes les circonstances. Pour plusieurs citoyens, l’accès à la justice est également synonyme d’accès aux tribunaux. C’est donc dire que leur

94 Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c. 11 à l’art 11d) [Charte canadienne]. Voir : Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, Droit constitutionnel, 6e éd, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014 à la p 720 [Brun, Tremblay et Brouillet].

95 Ibid aux pp 720 et s.

96 Voir la section « Le principe constitutionnel de la primauté du droit » à la p 86, ci-dessous.

97 Grey et al., supra note 29 à la p. 756; voir également les propos de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse sur la question dans la décision Pleau/, supra note 29 à la p. 52.

98 Par exemple, l’étude de Farrow a établi que plusieurs justiciables se sentaient « aliénés » au sein du système judiciaire : What is access to justice, supra note 26 aux pp 974 et s.

sentiment de justice et d’équité sera tributaire de la possibilité réelle d’avoir accès au forum judiciaire.

La mise sur pied et la promotion de modes alternatifs de règlement, bien que louable, ne peut servir d’excuse pour écarter l’obligation de l’État de donner accès à un appareil judiciaire fonctionnel et accessible. Sans préjuger du mérite et la nécessité de plusieurs des approches alternatives, nous remarquons qu’une considération au cœur de la définition de l’accès à la justice tend à être laissée pour compte : l’accès aux tribunaux doit demeurer une possibilité pour les justiciables qui souhaitent ou ont besoin de s’en prévaloir.

Sans nier le bien-fondé et la pertinence de recourir à des modes alternatifs de résolution de conflits à de nombreux égards, cette option peut s’avérer non applicable, voire non souhaitable dans certains cas, notamment lorsqu’il existe un déséquilibre de forces ou de ressources entre les parties. Le fait de pouvoir avoir accès à une cour de justice impartiale devient alors essentiel. Les auteurs Grey, Coutley et Sylvestre adoptent une perspective éclairante sur ce déséquilibre :

There is much to be said in favour of negotiation and mediation of disputes. There are also areas of law and life, such as family law, where it has encouraged greater harmony and was beneficial to more vulnerable parties, such as children. But there are many false compromises and questionable agreements which have proved to run against the interests of weaker parties. The idea that a less formal system is necessarily more accessible or more even-handed is, at best, naïve.

[…]

In the same way, resort to non-judicial tribunals is not usually initiated by the weaker litigants. Privative clauses are drafted by government and arbitration clauses are often inserted into insurance and other contracts drafted by companies, presumably to protect themselves. Non-judicial forums are often quite expensive to set up and to use, and they do not eliminate the need to obtain legal advice and, in many cases, legal representation. This will be especially true when, as is often the case, the other party has full access to a broad range of legal services, often through in-house counsel as with government and large corporations. Therefore, much of the cost of justice, which clearly comes from professional fees, remains unchanged with non-judicial forums99.

La professeure Lucie Lamarche adopte une perspective similaire :

Il est raisonnable et parfois souhaitable d’encourager ou d’exiger le recours à des ressources juridiques non contentieuses, telles la médiation, le conseil, l’arbitrage ou les plaintes administratives plutôt que d’émettre un certificat ou un mandat d’aide juridique. Cependant, plusieurs recherches tendent à démontrer que cette incitation ou cette obligation participe à la création d’un système de justice à rabais ou à deux vitesses, dans la mesure où seuls les plus démunis voient leurs problèmes juridiques déviés vers ces nouvelles solutions de rechange sans pour autant bénéficier de conseils juridiques ou d’une représentation susceptible d’équilibrer un rapport de force par ailleurs inégal100.

(nos soulignés)

Nous comprenons donc bien l’aspect multidimensionnel que la communauté juridique réserve généralement au concept d’accès à la justice. Toutefois, pour les raisons susmentionnées, nous désirons adopter une conception différente de cette notion. Aux fins du présent mémoire, les termes « justice » et « accès à la justice » seront respectivement synonymes de « tribunaux » et d’« accès aux tribunaux ».

Cette décision ne doit pas être interprétée comme étant une prise de position quant à la bonne marche du système de justice traditionnel; ce système d’adjudication publique récolte son lot de critiques. Ce dernier comporte de nombreuses lacunes, dont les délais et les coûts importants d’une procédure judiciaire. De plus, la nature adversariale de notre système de justice est considérée comme contre-productive par plusieurs101, ce qui pousse

de nombreux intervenants à appeler à un changement de culture judiciaire102. Les cours de

justice traditionnelle ne tiennent en compte que l’aspect juridique d’un problème, sans égard aux problèmes sociaux, relationnels ou autres qui peuvent en être la cause, ce qui peut avoir un impact sur la résolution d’un conflit ou sur le traitement de certaines personnes en situation de vulnérabilité. Notre démarche ne vise toutefois pas à nous prononcer sur l’opportunité ou la nécessité de quelconques changements dans l’organisation des tribunaux. Nous posons plutôt le constat qu’il s’agit du fonctionnement actuel de notre

100 Lucie Lamarche, « Les aspects constitutionnels du droit à l’aide juridique en matière autre que criminelle : une question de sécurité humaine » dans Vicki Schmolka (dir), Une cause justifiée : le droit à une représentation

juridique rémunérée par l’État au Canada, Association du Barreau Canadien, 2002, 113 au para 58 [Lamarche].

101 Voir notamment la conception de la justice de Roderick A. Macdonald, « La justice avant l’accès » dans Compte-rendu du symposium Élargir nos horizons : Redéfinir l’accès à la justice au Canada, Ministère de la Justice du Canada, 31 mars 2000, 50 en ligne : < http://www.justice.gc.ca/fra/pr-rp/sjc-csj/sjp-jsp/po00_2- op00_2/po00_2.pdf> [La justice avant l’accès].

102 Voir notamment Comité de révision de la procédure civile, La révision de la procédure civile : Une nouvelle

culture judiciaire, Québec, 2001 [Une nouvelle culture judiciaire]. Voir également, Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC

système. Qu’il soit imparfait ou non, il s’agit du système avec lequel les justiciables doivent composer s’ils désirent faire valoir leurs droits devant une cour de justice. Il est nécessaire d’améliorer le sort des justiciables qui évoluent dans le système judiciaire dans l’immédiat, et de fournir un plus grand accès à ceux qui en sont dépourvu. L’utilisation des tribunaux est parfois la seule option envisageable pour un justiciable qui désire faire valoir ou défendre ses droits. La facilitation de ce parcours doit donc être une préoccupation immédiate.

Nous remarquons que cette utilisation de l’« accès à la justice » comme étant un synonyme de l’« accès aux tribunaux » ne nous est pas exclusive. Les tribunaux ont eu l’occasion de se pencher sur le droit d’accéder aux tribunaux, tel que nous le verrons ultérieurement103,

et dans ces cas, l’accès à la justice était nécessairement entendu de l’accès aux tribunaux.

En bref, nous adopterons la perspective de la professeure Melina Buckley sur la question, à savoir qu’une distinction doit être établie entre le broad policy concept et le concept légal plus restrictif qu’elle qualifie de constitutional core104 de l’accès à la justice :

Access to justice is a large multi-faceted concept with broad policy implications and is also a constitutional commitment central to our legal system. In its largest sense, access to justice encompasses both a procedural component, i.e., the availability of a range of formal and informal avenues to resolve disputes and prevent conflict, and a substantive component, i.e., a just, fair or equitable outcome. From this policy perspective the concept of access to justice defies precise definition but includes a range of programs and initiatives, e.g., programs to reduce cost and delay of dispute resolution processes, public legal education, community mediation services, and so on. However, access to justice is also a legal principle that underpins our justice system and has a narrower, restricted definition relating specifically to access to the courts, effective remedies, and legal services. In order to distinguish the legal principle from the broad policy concept, I refer to the former as the constitutional core of access to justice105.

(nos soulignés)

Réitérons que l’adoption d’une vision holistique de l’accès à la justice ne devrait pas décharger les législatures d’assurer un accès aux tribunaux, qui ont une utilité qui leur est propre. Les modes alternatifs ne sont pertinents et utiles que si tout un chacun est libre de

103 Voir le chapitre « L’étape préliminaire : le droit constitutionnel d’accéder aux tribunaux civils » à la p 49, ci- dessous.

choisir le mode de résolution de son conflit qui lui convient le mieux. Or, à l’heure actuelle, le recours aux modes alternatifs semble être un pis-aller imposé afin de combler notre incapacité, en tant que société, à permettre le plein accès aux tribunaux civils. Nous avons mentionné que ces modes alternatifs entrent dans la conception élargie de la justice institutionnelle. Il est inéquitable de forcer les justiciables qui n’ont pas les moyens d’aller au cœur de cette justice institutionnelle à se limiter aux modes alternatifs.

Dans l’absolu, nous comprenons bien la pertinence des modes alternatifs de prévention et de règlement des différends dans certaines circonstances. Il serait aussi nécessaire, pour plusieurs citoyens, de pouvoir bénéficier de services juridiques dans la navigation de ces avenues. Toutefois, aux fins de notre mémoire, nous nous concentrerons uniquement sur l’obtention de conseils juridiques dans l’accès aux tribunaux civils, puisqu’il s’agit du cœur du système judiciaire institutionnel.