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La nécessité d’étendre le financement de l’État

Malgré tous ces constats, le régime d’aide juridique actuel ne suffit pas à la demande : « les critères d’admissibilité financière limitent les services aux personnes très démunies et les dispositions relatives aux services admissibles limitent les questions juridiques pour lesquelles le service est offert181 ».

Les barèmes du système québécois d’aide juridique sont très peu adaptés au revenu moyen des citoyens182. Le seuil du faible revenu au Québec pour un ménage d’une seule personne

est établi autour de 23 465 $183. En 2011, le revenu moyen au Québec pour une personne

seule était de 29 500 $ pour un homme et 28 400 $ pour une femme184. Depuis le 31 mai

2018, le revenu annuel brut maximal pour être admissible gratuitement au régime d’aide juridique est établi à 21 840 $ pour une personne seule. Le tableau suivant illustre d’autres exemples des barèmes d’aide juridique du volet gratuit.

179 Allocution de Beverly McLachlin, supra note 6 à la p 2. 180 Right to Counsel in Civil Litigation, supra note 36 à la p 1335. 181 Aspects de l’accès à la justice, supra note 58 à la p 45.

182 L’offre et la demande de services juridiques, supra note 9 la p 9; Lafond, supra note 5 à la p 113.

183 Institut de la statistique du Québec, Seuil du faible revenu, MRF-seuil avant impôts, selon la taille du ménage Québec, 2012-2013, Québec, 2015, en ligne : < http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/conditions-vie- societe/revenu/faible-revenu/seuilsmfr_qcavi_.htm>. Le calcul a été effectué à partir du montant de 21 583 $ en 2013 en utilisant l’outil suivant : Banque du Canada, Feuille de calcul de l’inflation, en ligne : <https://www.banqueducanada.ca/taux/renseignements-complementaires/feuille-de-calcul-de-linflation/>. 184 Statistique Canada, Revenu moyen après impôt, selon le type de famille économique, dollars constants de 2011, Tableau CANSIM 202-0603, Ottawa, Statistique Canada, 27 juin 2013.

Figure 4. Barème des revenus annuels bruts – Volet gratuit185

Profil Revenu

Personne seule 21 840 $

Famille formée d'un adulte et d'un enfant 26 720 $ Famille formée d'un adulte et de deux enfants ou plus 28 525 $ Famille formée de conjoints sans enfants 30 394 $ Famille formée de conjoints avec un enfant 34 007 $ Famille formée de conjoints avec deux enfants ou plus 35 813 $

Quant au volet contributif, il prévoit une contribution entre 100 $ et 800 $ pour les personnes seules ayant un revenu entre respectivement 21 841 $ et 30 506 $186.

On remarque donc que seules les personnes ayant un très faible revenu sont susceptibles de recevoir les services d’un avocat fourni par le régime aide juridique. Or, tel que nous l’avons établi, les personnes se situant dans la classe moyenne n’ont généralement pas davantage les moyens d’assumer les frais reliés à des services juridiques. Selon Statistique Canada, la « classe moyenne » fait référence aux ménages gagnant en 75 % et 150 % du revenu médian de tous les ménages187. Au Québec, en 2016, le revenu médian net pour un

ménage de deux personnes sans enfants était de 60 367 $, et de 88 291 $ pour un ménage avec enfants188. Ainsi, la classe moyenne aurait un revenu s’inscrivant dans une fourchette

de 45 275 $ à 90 500 $ pour un couple sans enfants, et de 66 218 $ à 132 436 $ pour un couple avec enfants.

185 Montants tirés du Règlement sur l’aide juridique, RLRQ c. A-14, r.2, indexés par Avis Règlement sur l’aide juridique, (3 juin 2017) GOQ I, 654.

186 Ibid.Pour les détails et les autres types de profils de requérants, voir : Commission des services juridiques,

Volet contributif, en ligne : < https://www.csj.qc.ca/commission-des-services-juridiques/aide-juridique/volet-

contributif-aj/fr>.

187 L’offre et la demande de services juridiques, supra note 9 à la p 31.

188 Statistique Canada, Statistiques du revenu des ménages et genre de ménage incluant la structure de la

famille de recensement pour les ménages privés du Canada, provinces et territoires, divisions de recensement et subdivisions de recensement, Recensement de 2016, 16 janvier 2018, en ligne : <

https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/dp-pd/dt-td/Rp-

fra.cfm?TABID=2&LANG=F&APATH=3&DETAIL=0&DIM=0&FL=A&FREE=0&GC=0&GID=1160487&GK=0&G RP=1&PID=110192&PRID=10&PTYPE=109445&S=0&SHOWALL=0&SUB=999&Temporal=2016,2017&THE ME=119&VID=0&VNAMEE=&VNAMEF=&D1=0&D2=0&D3=0&D4=0&D5=0&D6=0>. Pour le Canada, ces chiffres sont respectivement de 68 575 $ et 95 309 $.

Certains auteurs considèrent même que la « classe moyenne » fait référence aux « personnes à qui on refuse l’aide juridique, car elles dépassent légèrement les seuils financiers et les ‘’travailleurs pauvres’’189 ». Ainsi, aux fins de notre démonstration, nous

établissons la classe moyenne en comparaison avec l’admissibilité au système d’aide juridique. Elle s’entend donc de toutes les personnes qui possèdent un revenu qui les place au-dessus du seuil de la pauvreté, mais qui ne leur permet pas d’assumer l’entièreté des frais associés à des conseils juridiques devant les tribunaux judiciaires.

En bref, seule la tranche de la population dont la situation économique est la plus critique est admissible à recevoir des services juridiques financés par l’État, alors que ceux-ci sont inaccessibles pour une portion beaucoup plus vaste de la population.

Le système d’aide juridique est également problématique sur le plan de l’admissibilité juridique. Le type de causes donnant ouverture à l’aide juridique est inadapté aux besoins des citoyens190 : les besoins des justiciables de la classe moyenne sont en large majorité

d’ordre civil ou familial, alors que les demandes acceptées par l’aide juridique sont partagées en proportion pratiquement égale entre les domaines civil et criminel191. De plus,

en matière civile, le régime est très restrictif. En réalité, la couverture de l’aide juridique est divisée en deux catégories : les matières pénales et criminelles, et les matières autres que criminelles et pénales192.

Les auteurs Berheim et Laniel résument bien l’état actuel du système d’aide juridique au Québec, tant sur le plan de l’admissibilité économique que sur la couverture des types de dossiers :

Le régime provincial d’aide juridique apparaît comme la mise en œuvre la plus complète du droit à l’avocat rémunéré par l’État et il est possible d’obtenir ainsi, gratuitement ou en échange d’une contribution majorée, l’assistance d’un avocat. Le système est hybride et le justiciable a le choix entre l’octroi d’un avocat à l’emploi d’un bureau d’aide juridique ou d’un avocat de pratique privée acceptant les mandats d’aide juridique. […] Néanmoins, les critères d’admissibilité économique sont si restrictifs que le régime est en pratique inaccessible à toute personne n’étant pas dans une situation de grande pauvreté.

189 Solutions de rechange, supra note 133 à la p 5. 190 Lafond, supra note 5 à la p 64.

191 Rapport de la Commission des services juridiques, supra note 35 à la p 70.

192 Tel qu’illustré par la Loi sur l’aide juridique et sur la prestation de certains autres services juridiques, RLRQ c. A-14 à l’art 4.7.

Le programme d’aide juridique offre sa meilleure couverture dans les matières criminelles. En cas de risque d’emprisonnement, de sanction grave ou de perte de ses moyens de subsistance, l’accès aux services de l’aide juridique est garanti à toute personne admissible. En matière civile, les domaines couverts par le régime sont restreints à certains recours en droit familial, à la tutelle au mineur et aux régimes de protection du majeur, certaines demandes de changement de nom, certaines contestations de décisions administratives portant sur les programmes gouvernementaux de prestations ou d’indemnités tels que l’aide sociale et certaines affaires particulières relatives à des lois spécifiques. Il faut ajouter à cette couverture les instances judiciaires lors desquelles le justiciable risque d’être privé de sa liberté et/ou lors desquelles sa sécurité physique, sa sécurité psychologique ou ses moyens de subsistances seraient en péril.

[…] En matière civile, contrairement à la situation qui prévaut en matière criminelle, le principe général inhérent à la Loi sur l’aide juridique et sur la prestation de certains autres services juridiques est l’absence de représentation fournie par l’État. Le droit à l’avocat est alors l’exception.

(nos soulignés)

En bref, l’aide juridique n’est offerte qu’aux personnes très démunies sur le plan économique, et ne couvre que rarement les problèmes juridiques de la vie quotidienne193

que nous avons détaillés précédemment194. Le régime actuel est insuffisant afin de couvrir

des besoins criants en matière civile. Ce régime ne suffit pas à la tâche, rendant ainsi plus difficile l’exercice des droits de nombreux citoyens.

Les auteurs Grey, Coutlée et Sylvestre prétendent que l’aide juridique, à titre de subvention de l’État envers les utilisateurs du système de justice, représente l’outil le plus puissant afin de promouvoir l’accès à la justice195. Malgré ce constat, les investissements monétaires du

gouvernement se sont avérés inadéquats afin de pallier ces problèmes. Une très faible proportion du budget québécois est allouée à l’administration de la justice, soit entre 1,14 % et 1,17 % selon les trois derniers budgets196, tel que l’illustre la figure suivante. Cette hausse

193 Everyday Legal Problems, supra note 8 à la p 3.

194 Voir la section « Pourquoi la justice civile? » à la p 25, ci-dessus. 195 Grey et al., supra note 29 à la p 746.

196 Calculs tirés de : Conseil du Trésor du Québec, Budget de dépenses 2015-2016 : Crédits des ministères et

organismes, Québec, mars 2015, en ligne : <

https://www.tresor.gouv.qc.ca/fileadmin/PDF/budget_depenses/15-16/creditsMinisteresOrganismes.pdf> à la p 18; Conseil du Trésor du Québec, Budget de dépenses 2016-2017 : Crédits des ministères et organismes, Québec, mars 2016, en ligne : <https://www.tresor.gouv.qc.ca/fileadmin/PDF/budget_depenses/16- 17/creditsMinisteresOrganismes.pdf> à la p 18; Conseil du Trésor du Québec, Budget de dépenses 2017-2018 :

Crédits des ministères et organismes, Québec, mars 2017, en ligne : <https://www.tresor.gouv.qc.ca/fileadmin/PDF/budget_depenses/17-18/creditsMinisteresOrganismes.pdf> à la p 18; Lafond, supra note 5 à la p 306.

est surtout due à l’investissement de 175,2 millions de dollars annoncé par la précédente Ministre de la Justice du Québec – qui avait principalement pour objectif de réduire les délais en matières criminelle et pénale197 dans la foulée de l’arrêt Jordan198 – portant cette

proportion à 1,21 % pour l’exercice 2018-2019199.

Le véritable problème de l’accès à la justice semble davantage être une question de possibilité de bénéficier d’une représentation juridique que de barrières à l’institution judiciaire au sens littéral. Il faut cesser de considérer l’accès à un conseiller juridique comme étant optionnel à la bonne marche de procédures judiciaires. Il s’agit d’un aspect essentiel de celle-ci; une prétention à l’effet contraire représente une posture indéfendable qui relève du déni. Cela porte à croire que l’accès plus étendu à un avocat permettrait d’améliorer significativement l’accessibilité des tribunaux civils pour les personnes physiques. Le raisonnement juridique qui suit s’appuie sur cette prémisse de base.

197Communiqué Justice Québec, supra note 108. 198 Jordan, supra note 107.

199 Calcul tiré de : Conseil du Trésor du Québec, Budget de dépenses 2018-2019 : Crédits des ministères et

organismes, Québec, mars 2018, en ligne : <

https://www.tresor.gouv.qc.ca/fileadmin/PDF/budget_depenses/18-19/fr/3- Credits_ministeres_et_organismes.pdf> à la p 19.

Dans le contexte actuel où l’insuffisance du régime d’aide juridique prive de nombreux justiciables d’avoir une réelle chance de mobiliser la justice, l’accès à un conseiller juridique ne devrait pas être considéré comme un privilège, mais bien comme un droit.

En ce sens, la nécessité d’accroître le financement du système de justice, et plus particulièrement du système d’aide juridique – qui finance la fourniture de services de représentation juridique aux justiciables devant les tribunaux – ne fait aucun doute.

En résumé, les auteurs Bernheim et Laniel exposent très bien l’interrelation entre ces problématiques et notre argumentaire juridique à suivre :

La doctrine regorge d’articles portant sur les effets de la présence des JNR – coûts plus élevés, rallongement des procédures et des audiences, protection des droits incertaine, pression sur la magistrature, le personnel judiciaire et les avocats – et sur les solutions à mettre en place pour pallier au problème qu’ils posent au fonctionnement des tribunaux. Parmi ces solutions, certains envisagent la reconnaissance du droit à l’avocat en tant que droit fondamental. Alors que la disponibilité des ressources financières – tant privées (par les justiciables eux-mêmes) que publiques (par le biais par exemple de l’aide juridique) – est au cœur du problème, quelques auteurs affirment que la reconnaissance d’un tel droit permettrait la création d’obligations positives à la charge de l’État [...]200.