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L’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867

Nous l’avons vu, l’accès aux cours supérieures a été élevé au rang de droit fondamental par la Cour suprême dans l’arrêt Trial Lawyers405. Puisque l’article 96 de la Loi constitutionnelle

de 1867 accorde une protection constitutionnelle générale à la compétence fondamentale des cours supérieures, il s’ensuit qu’une mesure telle que l’imposition de frais d’audience porte atteinte à la compétence de ces cours406. Tel que précédemment mentionné, le

principe de primauté du droit supporte cette conclusion :

[38] Bien que cela soit suffisant pour trancher la question de principe que soulève le présent pourvoi, des considérations relatives à la primauté du droit viennent étayer encore davantage l’existence du lien entre l’art. 96 et l’accès à la justice. Dans B.C.G.E.U. c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214, notre Cour a confirmé que l’accès aux tribunaux est essentiel à la primauté du droit. […]

[39] Le rôle de protection des tribunaux que joue l’art. 96 et la primauté du droit sont inextricablement liés. Comme l’a indiqué le juge en chef Lamer dans l’arrêt MacMillan Bloedel, « [s]elon les ententes constitutionnelles qui nous ont été transmises par l’Angleterre et qui sont reconnues dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, les cours supérieures provinciales constituent le fondement de la primauté du droit » (par. 37). La raison d’être même de la disposition est, affirme-t-on, « [le] maintien de la primauté du droit par la protection du rôle des tribunaux » : Renvoi relatif

404 Révolutionner la justice, supra note 86 aux pp 3, 15, 137, 142 ; Buckley, supra note 37 aux pp 571 et ss.; voir également : B.C.G.E.U., supra note 213; Pleau, supra note 29; Pearson v. Canada (2000 FCJ no 1444);

Polewsky, supra note 233.

405 Supra note 222. 406 Ibid aux para 29 et 31.

aux juges de la Cour provinciale, par. 88. Puisque l’accès à la justice est essentiel à la primauté du droit, et que celle-ci est favorisée par le maintien des cours visées à l’art. 96, il est naturel que cet article accorde une certaine protection constitutionnelle à l’accès à la justice.

[40] En présence d’un texte de loi qui nie effectivement à des gens le droit de soumettre leurs différends aux tribunaux, les inquiétudes concernant le maintien de la primauté du droit n’ont rien d’abstrait ou de théorique. Si les gens ne sont pas en mesure de contester en justice les mesures prises par l’État, ils ne peuvent obliger celui-ci à rendre des comptes — l’État serait alors au-dessus des lois ou perçu comme tel. Si les gens ne sont pas en mesure de saisir les tribunaux de questions légitimes, cela gênera la création et le maintien de règles de droit positif, car les lois ne seront pas appliquées. Et cela risquera d’altérer l’équilibre entre le pouvoir de l’État de faire et d’appliquer des lois et la responsabilité des tribunaux de statuer sur les contestations de ces lois par des citoyens […].

(nos soulignés)

À première vue, la mobilisation de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 à cette fin peut sembler étonnante. En effet, le libellé de cet article est : « Le gouverneur-général nommera les juges des cours supérieures, de district et de comté dans chaque province, sauf ceux des cours de vérification dans la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick. » Une progression s’est effectuée graduellement dans la jurisprudence afin d’aborder les questions d’accès à la justice et à un conseiller juridique sous l’angle de cet article 96 et de l’indépendance judiciaire. Les auteurs Cole et Flaherty expliquent cette évolution par plusieurs facteurs, dont le fait que la jurisprudence relative à la primauté du droit manque de clarté conceptuelle, et donc, qu’il pouvait être plus expéditif de régler la question par le véhicule constitutionnel plus stable de l’article 96407. Le fondement de cette décision ne

provient pas directement du libellé de l’article 96, mais plutôt du principe constitutionnel qui en découle : la juridiction inhérente des tribunaux408.

Cet article protège la compétence des cours supérieures. Est-ce à dire que la protection du droit d’accéder aux tribunaux ne serait pas applicable aux autres tribunaux judiciaires, dont les cours provinciales? Au cœur du raisonnement de la Cour suprême réside le fait que le règlement des litiges fait partie de la compétence fondamentale des cours supérieures :

[32] Les cours supérieures ont toujours eu pour tâche de résoudre des différends opposant des particuliers et de trancher des questions de droit

407 Cole et Flaherty, supra note 371 à la p 25. Les autres facteurs sont notamment le fait que l’accès à la justice est devenu un problème aigu qui affecte de plus en plus de personnes et que les gouvernements au Canada ne se penchent pas adéquatement sur la question.

privé et de droit public. Des mesures qui empêchent des gens de s’adresser à cette fin aux tribunaux vont à l’encontre de cette fonction fondamentale des cours de justice. Considérées dans le contexte institutionnel du système de justice canadien, la résolution de ces différends et les décisions qui en résultent en matière de droit privé et de droit public sont des aspects centraux des activités des cours supérieures. De fait, les plaideurs constituent l’« achalandage » de ces tribunaux. Empêcher l’exercice de ces activités attaque le cœur même de la compétence des cours supérieures que protège l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. Par conséquent, des frais d’audience qui ont pour effet de nier à des gens l’accès aux tribunaux portent atteinte à la compétence fondamentale des cours supérieures.

N’est-ce pas là également le rôle des cours provinciales que la résolution des différends? Le libellé de l’article 96 vise explicitement les cours supérieures; il semble donc difficilement envisageable que cette protection soit étendue aux autres tribunaux. Toutefois, les enseignements et les principes généraux développés dans l’arrêt Trial Lawyers pourraient inspirer une application à d’autres cours, appuyés du principe de la primauté du droit.

La décision Trial Lawyers, arrêt phare de la Cour suprême, a accordé une protection constitutionnelle à l’accès à la justice409 et a reconnu le droit fondamental des citoyens de

soumettre leurs différends aux tribunaux, s’agissant d’« un aspect fondamental de nos arrangements constitutionnels410 ». Un obstacle financier peut être inconstitutionnel pour

plusieurs justiciables :

[45] Des frais d’audience ne nieront pas aux plaideurs bien nantis l’accès aux cours supérieures. De plus, même des plaideurs disposant de ressources modestes sont souvent capables d’organiser leurs finances de façon à pouvoir, moyennant certains sacrifices raisonnables, avoir accès aux tribunaux. Toutefois, lorsque des frais d’audience privent des plaideurs de l’accès aux cours supérieures, ces frais portent alors atteinte au droit fondamental des citoyens de soumettre leurs différends aux tribunaux. Cette limite est atteinte dans les cas où les frais d’audience en question causent des difficultés excessives à un plaideur qui souhaite s’adresser à la cour supérieure.

[46] Un régime de frais d’audience qui ne dispense pas les personnes démunies de l’obligation de payer ces frais outrepasse clairement les limites minimales autorisées par la Constitution — comme en témoigne tacitement l’exemption prévue par le régime de la Colombie-Britannique contesté en l’espèce. Mais le fait de n’offrir des exemptions qu’aux personnes véritablement démunies pourrait se traduire par un coût d’accès trop élevé. Des frais si considérables qu’ils obligent des plaideurs non démunis à

409 Trial Lawyers, supra note 222 au para 39. 410 Ibid au para 41.

sacrifier des dépenses raisonnables pour présenter une réclamation peuvent, en l’absence d’exemptions adéquates, être inconstitutionnels parce qu’ils causent aux plaideurs des difficultés excessives et, de ce fait, les empêchent effectivement d’avoir accès aux tribunaux.

(nos soulignés)

Considérant la démonstration effectuée plus tôt concernant la nécessité d’un avocat afin d’avoir un réel accès aux tribunaux, il est nécessaire d’analyser si l’interprétation de la Cour suprême peut être étendue aux frais d’avocats. Cette avenue apparaît comme la suite logique de la consécration du droit fondamental d’accéder aux tribunaux puisque, à notre sens, un accès sans accompagnement juridique est sans réel objet dans bien des cas. Ainsi, puisqu'un avocat peut s’avérer essentiel pour assurer une réalisation effective de l’accès aux tribunaux, les honoraires d’avocats pourraient-ils être considérés comme imposant aux justiciables un fardeau similaire aux frais d’audition? Nous considérons qu’il en est ainsi. La situation particulière de la requérante dans l’arrêt Trial Lawyers est parlante à cet égard :

The applicant began the legal process with legal representation, but after exhausting her financial resources, she represented herself at trial. Prior to trial, the applicant spent more than $35,000 on lawyers' fees and disbursements. The cost of the applicant's legal fees prevented her from paying the hearing fees; this may indicate that the hearing fee would have been affordable, had the legal costs been affordable. As the trial judge noted, however, the $3,600 in hearing fees approached the entire net family income of an average family for one month. In this case, legal costs and hearing fees represented a significant drain on the applicant's available savings. Arguably, because legal fees represent a higher percentage of the overall financial burden associated with pursuing legal action, they have a greater limiting effect on litigants than government fees. High legal fees often lead litigants to deplete their savings or represent themselves in court411.

(nos soulignés)

L’avenue offerte par l’arrêt Trial Lawyers pourrait donc être une piste de solution potentielle vers la reconnaissance du droit constitutionnel à la représentation juridique comme faisant partie intégrante de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.

Les critères afin de déterminer si des frais d’audience sont constitutionnels au regard de l’article 96 ont été établis dans l’arrêt Trial Lawyers, puisque le traditionnel critère à trois

volets412 - qui permet de déterminer si la compétence fondamentale des cours visées par

l’article 96 est compromise - s’applique difficilement aux faits de l’espèce. Le test développé par l’arrêt Trial Lawyers est tout autre : un régime de frais d’audience sera inconstitutionnel s’il ne permet pas d’en dispenser les personnes démunies ou s’il oblige les personnes non démunies à sacrifier des dépenses raisonnables pour présenter une réclamation413. À notre

sens, ce même test pourrait être appliqué aux frais liés à l’obtention de conseils juridiques s’ils représentent un obstacle à la justice et à la primauté du droit414. En bref, les frais doivent

être fixés à un montant tel que toute personne non démunie ait les moyens de les payer415.

Cette avenue a étonnamment permis de consacrer le droit d’accéder aux tribunaux civils. Ce premier pas franchi, il pourrait s’agir d’un outil en vue de la consécration du droit à la représentation juridique devant les cours supérieures. En conjonction avec le principe de primauté du droit, l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 nous semble prohiber les limites monétaires que constituent les frais de représentation juridique, lorsque ces derniers empêchent l’accès aux cours supérieures selon les critères de l’arrêt Trial Lawyers.