• Aucun résultat trouvé

L’absence de reconnaissance en droit civil

Nous l’avons mentionné précédemment, la Charte canadienne ne prévoit pas spécifiquement le droit à un procès équitable en matière civile. Toutefois, le droit d’être jugé par un tribunal impartial et indépendant fait partie intégrante des principes de justice fondamentale visés par l’article 7 de la Charte canadienne323, qui comporte plusieurs

facettes, dont le droit à une audition324.

Le raisonnement élaboré en matières criminelle et administrative pourrait être étendu au domaine privé. Il semble néanmoins complexe pour les tribunaux de transposer les principes développés aux litiges qui relèvent du droit civil. Toutefois, en ce dernier domaine, l’accès à une audition équitable est tout aussi fondamental.

Avant même la décision G.(J.), une cour ontarienne avait autorisé l’octroi de l’aide juridique en matière familiale – à une mère confrontée à son ancien conjoint représenté par un avocat très compétent – dans Stewart325. Le juge avait justifié sa décision par l’inégalité des forces

en présence :

[…] It is clear that, when faced with the competence of opposing counsel, Kelly Porter could not present her own case sufficiently. I have observed her throughout this hearing and I note how emotionally involved she is. […]

322 Voir l’introduction du chapitre « Les droits fondamentaux à mobiliser pour une reconnaissance en matière civile » à la p 79, ci-dessous.

323 Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 RCS 267 au para 38; Imperial Tobacco Canada Ltd. c. Québec

(Procureur Générale), 2015 QCCA 1554 au para 45.

324 Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 RCS 350 au para 29.

It is clear that a person is entitled to counsel by the Charter of Rights which is paramount legislation in this country. It is clear to this court that Kelly Porter is in need of counsel because she would be unable to present her case appropriately and when confronted by competent counsel, would be at a decided disadvantage in her ability to cross-examine the affiants involved or any other party, as well as present her own case, in addition to any arguments in law that would emanate from this subject matter. There is no more serious subject matter than that which reflects the well being and the best interests of the child involved. For a court to have the complete picture, it is important that both parties in this case be able to get full disclosure and give full evidence of their respective positions and have those respective positions presented competently and completely to the court. As a result, this court orders that the Attorney General of the Province of Ontario provide counsel for Ms. Kelly Serina Porter in this application and that the coverage be retroactive to cover this motion in addition to a trial that may or may not proceed in this matter. […]326

(nos soulignés)

L’année suivante, dans une décision similaire, cette même cour se distingue de la conclusion énoncée dans Stewart à l’effet que la Charte canadienne prévoit un droit général à l’avocat (entitlement to counsel)327. Ce faisant, elle refuse de désigner un avocat au

requérant.

Depuis l’arrêt G.(J.), les tribunaux ont systématiquement refusé d’octroyer un avocat aux frais de l’état à des parties indigentes d’un litige civil. Dans S.A.K. v. A.C328, la Cour d’appel

de l’Alberta a refusé d’accorder les services d’un avocat payé par l’État à un père dans le cadre d’une audience l’opposant à son ancienne conjointe relativement à la garde de leur enfant, pour le motif que l’affaire mettait en cause un litige civil entre deux parties privées329.

Pour les mêmes motifs, la requête de la demanderesse partie à une instance de divorce a été rejetée par la Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador dans Butler v. Snelgrove330.

Le droit à l’avocat payé par l’État est visiblement plus étendu dans le domaine pénal. L’importance accordée au système criminel s’explique aisément par le déséquilibre des forces en présence, qui résulte de l’implication du gouvernement agissant contre un

326 Tel repris Fowler, supra note 325 aux pp 4 et 5. 327 Ibid à la p 6.

328 2001 ABCA 205. 329 Ibid au para 14.

330 Supra note 257 au para 61. Voir également les décisions suivantes qui refusent également d’appliquer les principes de G.(J) entre deux parties privées : Miltenberg v. Braaten, [2000] S.J. No. 599 (Q.L); Ryan v. Ryan, [2000] N.S.J. No. 13 (C.A.) (Q.L.); et Mills v. Hardy, [2000] N.S.J. No. 386 (C.A.) (Q.L.).

particulier. L’action étatique crée nécessairement un rapport de force inégalitaire, ce qui justifie de s’assurer que l’accusé bénéficie d’un procès équitable. En matière civile, le rapport de forces entre les parties n’est pas le même puisque le gouvernement n’est pas systématiquement impliqué dans les litiges. En théorie, les deux parties sont égales et le juge a la responsabilité de trouver la vérité selon ce qui lui est présenté par celles-ci. Ces deux systèmes sont donc fondamentalement différents pour cette raison.

Néanmoins, en réalité, un déséquilibre est fréquemment constaté dans les affaires civiles qui opposent des parties ayant des ressources – financières, intellectuelles, psychologiques ou autres – disproportionnées331. L’existence de ce déséquilibre a pour effet d’exclure

systématiquement les citoyens aux ressources limitées du système judiciaire, ce qui semble problématique sous l’angle du droit à l’égalité. Ce déséquilibre n’est pas de la même nature qu’en matière criminelle, mais il entraîne des conséquences importantes et non négligeables.

Tout comme en matière criminelle, l’absence d’un conseiller juridique devant les tribunaux civils peut priver les justiciables d’un procès juste et équitable332. Dans les faits, tel que nous

l’avons exposé en première partie333, une audition équitable est difficilement accessible sans

l’assistance d’un avocat pour plusieurs personnes en raison de la complexité des procédures. De plus, les conséquences – bien que différentes – peuvent être aussi graves en matière civile334. L’auteur Lorne Sossin s’explique mal la préséance accordée au système

de justice criminel en raison des impératifs en jeu :

Those who have argued for a civil right to legal aid have emphasized the stakes for the poor in the civil system. Governments have chosen to fund legal aid first and foremost for those accused of criminal acts or analogous penalties which may result in imprisonment. While the seriousness of a loss of liberty clearly justifies the right to counsel, it is not clear why "liberty" should matter more than a roof over one's head, the welfare of one's children, or one's livelihood335.

(nos soulignés)

331 Mentionnons notamment les affaires de responsabilité médicale opposant un patient ayant subi un préjudice corporel à un médecin, telles que Fiocco c. De Varennes, 2017 QCCS 5042 ; ou encore aux matières commerciales où la disproportion entre les parties est importante, telles que Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73 [2013] 3 RCS 1168.

332 Right to Counsel in Civil Litigation, supra note 36 à la p 1322.

333 Voir la section « Le rôle essentiel des avocats au sein d’un système contradictoire » à la p 32, ci-dessus. 334 Right to Counsel in Civil Litigation, supra note 36 à la p 1334.

En effet, les difficultés financières et psychologiques – pour ne nommer que celles-là – peuvent entraîner des conséquences tout aussi significatives que la privation de liberté sur les conditions de vie d’une personne :

Yet, these superficial distinctions between the civil and criminal processes do not form the basis for a convincing or permanent differentiation between the respective rights to counsel. In the first place, certain nominally civil causes can result in a severe deprivation of liberty. More importantly, civil cases undoubtedly arise in which a deprivation of "property" causes consequences as grave as a loss of liberty. The struggling employee, for example, may well find a wage attachment or confiscation of his tools as onerous in securing employment as a criminal conviction. Moreover, the citizen who permanently loses his home, a government job, a required license, or unemployment benefits may, in many circumstances, receive a more crippling blow than the criminal who serves a jail sentence. If vindication is prevented by financial inability to secure counsel, and counsel is not provided, the resulting harm is indistinguishable from that suffered by the criminal defendant336.

(nos soulignés)

Ces raisons démontrent que l’importance du système judiciaire civil n’est pas moindre et justifient d’accorder aux procès civils la considération qui leur revient.

Il se dégage donc de cette jurisprudence que les tribunaux refusent d’appliquer les principes développés par l’arrêt G.(J.) dans le cadre d’un litige civil opposant des parties privées. À première vue, cette tendance est compréhensible puisque que la Charte canadienne n’est applicable que dans la mesure où l’État est à l’origine de la violation des droits constitutionnels337 et donc, partie à l’instance à part entière338. Dans la plupart des cas

précédemment cités, l’acte gouvernemental allégué comme constituant une violation était le refus du service d’aide juridique concerné de représenter une personne. Combiné au fait que le gouvernement était partie aux instances, l’action gouvernementale serait, à plus forte raison, la cause de la violation alléguée.

Cependant, dans les dossiers relevant du droit civil, l’intervention gouvernementale ne réside pas dans le fait d’être directement partie au litige. À notre sens, l’inadéquation d’un régime juridique – mis en place par le gouvernement – qui exclut systématiquement tout un

336 Right to Counsel in Civil Litigation, supra note 36 aux pp 1332 et 1333. 337 Charte canadienne, supra note 94 à l’art 32.

pan de la population en fonction du niveau de revenu ou des besoins juridiques constitue l’action gouvernementale donnant application à la Charte canadienne. Ainsi, un gouvernement qui structure son système judiciaire de telle façon qu’il ne puisse être utilisé efficacement que par les personnes qui sont conseillées quant à leurs droits a la responsabilité de fournir une assistance aux justiciables qui ne peuvent en débourser les frais339. La création même d’un tel système judiciaire pourrait constituer un acte

gouvernemental au sens de la Charte canadienne340. La Cour suprême a d’ailleurs reconnu

que l’omission de légiférer pouvait constituer un tel acte341.

Soulignons que la Cour d’appel du Québec a reconnu que la couverture du régime d’aide juridique n’est pas automatiquement constitutionnelle :

[143] Ce qu'il faut retenir ici, c'est que le tarif d'aide juridique ne correspond pas nécessairement à un tarif qui assure la protection du droit constitutionnel. Il est évident que ce tarif n'a pas été conçu pour tous les types d'instance […]342.

Le régime d’aide juridique statutaire ne correspond pas automatiquement aux exigences constitutionnelles et il ne peut assurer le respect des droits fondamentaux de tous les justiciables. Nous soumettons que les critères de nécessité et d’indigence assujettis à la discrétion des juges doivent répondre à des exigences trop élevées pour permettre la réalisation du droit constitutionnel à l’avocat aux frais de l’État. Cet exercice d’appréciation est dangereux et laisse pour compte tout un pan de la population. Nous considérons donc que la jurisprudence actuelle fait fausse route en concluant que les principes développés en matière administrative et criminelle ne peuvent s’appliquer en matière privée. Les outils constitutionnels existent à l’heure actuelle, mais les tribunaux refusent simplement de les appliquer. Suivant ce constat, nous analyserons les différentes pistes constitutionnelles d’une éventuelle consécration du droit à la représentation juridique en matière civile.

339 Right to Counsel in Civil Litigation, supra note 36 à la p 1335. 340 Ibid.

Chapitre 3 – Les droits fondamentaux à mobiliser pour une reconnaissance en