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Malgré la place centrale qu’occupe l’accès au système de justice civile dans la protection de la primauté du droit et les conséquences socio-économiques que le manque d’accès est susceptible d’entraîner, la bonne marche de ce système est laissée pour compte et oubliée par les gouvernements. À l’opposé, une grande place est accordée au système judiciaire criminel, ce qui semble se justifier aisément par les conséquences importantes que peuvent occasionner la mise en accusation par le gouvernement. Or, les conséquences d’un système de justice civile inaccessible, bien que d’un tout autre ordre, peuvent être tout aussi sérieuses.

Le droit d’un accusé d’avoir accès à un procès public et équitable en matière criminelle est consacré par la Charte canadienne. Cette reconnaissance s’explique par le déséquilibre inhérent à la mise en accusation d’un particulier par le gouvernement, d’autant plus qu’une telle poursuite est susceptible d’occasionner des conséquences importantes pour l’accusé – qui peuvent aller jusqu’à la privation de liberté physique. Plusieurs autres garanties constitutionnelles découlent d’ailleurs de ce déséquilibre106. Historiquement, les instances

judiciaires et les politiques canadiennes ont accordé une grande place au bon fonctionnement des instances judiciaires criminelles pour pallier ce déséquilibre. Cette

volonté se manifeste encore dans l’actualité judiciaire récente, comme le témoignent respectivement l’arrêt Jordan107 et le récent investissement annoncé par le gouvernement

québécois en vue de réduire les délais des procès criminels108.

Nous l’avons mentionné, la justice civile occupe une place centrale dans la vie des justiciables canadiens. Il existe un cadre légal pour la presque totalité des activités du quotidien, en raison de l’étendue des sphères de la vie courante que le droit privé régule109.

Ainsi, « [TRADUCTION] les principes, procédures et l’assistance juridiques peuvent être très importants pour le bien-être des personnes qui éprouvent des problèmes dans leurs activités quotidiennes, particulièrement pour les personnes les plus vulnérables de la société110 », d’autant plus que la prévalence des problèmes juridiques dans la sphère privée

est très élevée.

De plus, ces domaines font fréquemment intervenir des rapports de force inégalitaires entre les parties impliquées lorsque celles-ci ont des moyens déséquilibrés – employeur contre employé, disparité entre les ressources d’anciens conjoints, professionnel contre client ou patient, entité corporative contre personne physique, etc. – qui justifient d’autant plus de nous attarder à la question du droit à la représentation juridique en matière civile.

Sur une période de trois ans, près de la moitié des Canadiens ont été confrontés à un problème juridique qu’ils ont considéré comme sérieux et qu’ils ont eu de la difficulté à résoudre, ce qui représente environ 11.4 millions de personnes111. Ainsi, presque tous les

justiciables canadiens subiront au moins un problème légal au cours de leur vie, et 30 % en rencontreront plus d’un112.

107 R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 RCS 631 [Jordan]. Voir également l’arrêt R. c. Cody, 2017 CSC 31, [2017] 1 RCS 659 [Cody].

108 Justice Québec, communiqué (20 juin 2017) « Le gouvernement respecte ses engagements pour réduire les délais en matière de justice et annonce de nouvelles mesures innovantes », en ligne : < https://www.justice.gouv.qc.ca/communiques/le-gouvernement-respecte-ses-engagements-pour-reduire-les- delais-en-matiere-de-justice-et-annonce-de/> [Communiqué Justice Québec].

109 Civil Justice Problems, supra note 15 à la p 50. 110 Ibid.

111 Semple, supra note 3 à la p 640, citant des données tirées de Everyday Legal Problems, supra note 8 aux pp 2 et 6.

112 Everyday Legal Problems, supra note 8 aux pp 2 et 6. Mentionnons que cette dernière étude établit également que seulement 7% des personnes confrontées à un problème légal utilisent les tribunaux et 19% ont obtenu un conseil juridique par un praticien du droit : Ibid à la p 9.

Au Canada, les problèmes les plus fréquemment rencontrés ont trait aux dettes, à la consommation, au travail et au logement.

Figure 3. Justiciables qui rapportent au moins un problème dans la catégorie113

Catégorie Pourcentage Endettement 27,4 Consommation 19,2 Travail 17,4 Logement 5,4 Famille (séparation) 5,2 Préjudice corporel 4,7

Testaments et mandats d’inaptitude 4,0

Menace de poursuite judiciaire 3,7

Sécurité sociale 3,5

Discrimination 3,5

Relations avec les corps policiers 3,1

Prestation d’invalidité 2,6

Famille (autre) 2,4

Hospitalisation 2,2

Immigration et statut de réfugié 0,8

Au Québec, ce sont les situations de divorce et de séparation et les transactions de biens durables qui sont les situations juridiques les plus fréquemment rencontrées par les citoyens114. La prévalence d’accusations criminelles arrive loin derrière, en quatrième

position115. Dans le même horizon de trois ans, 1,15 million de ménages québécois (46 %

de la population) ont vécu une situation pour laquelle ils ont eu besoin d’avoir recours à un professionnel du droit, alors que 275 000 ménages (11 % de la population) n’ont pas consulté de professionnel du droit alors qu’ils auraient probablement eu besoin de le faire116.

113 National Survey, supra note 18 à la p 7.

114 L’offre et la demande de services juridiques, supra note 9 à la p 57. 115 Ibid.

Malgré la grande prévalence de problèmes juridiques associés au droit civil, peu de personnes utilisent le système judiciaire. De toutes les personnes rapportant un problème juridique, seulement 7 % mentionnent avoir utilisé une cour afin d’y faire face117.

Cette faible propension à faire appel aux cours de justice ne pose pas un problème en elle- même, puisqu’elle pourrait être expliquée par une multitude de facteurs. C’est plutôt lorsque l’on jumelle cette statistique au sentiment d’insatisfaction des justiciables et à l’absence de résolution des problèmes que celle-ci devient préoccupante. Sur une période de trois ans, près de 30 % des Canadiens rapportent ne pas avoir trouvé de solution à leur problème juridique. Cette proportion est plus grande au sein de plusieurs populations en situation de vulnérabilité, comme les personnes avec un faible revenu, celles vivant avec un handicap, les immigrants, les personnes issues de communautés autochtones, les personnes racisées et celles vivant de l’assistance sociale118. De plus, l’issue de 29,5 % des problèmes résolus

était perçue comme ayant été injuste, ce qui ajoute une autre dimension aux besoins non rencontrés119.

Plusieurs raisons sont susceptibles d’expliquer cet abandon des tribunaux, dont notamment des facteurs psychologiques, le peu de connaissance du droit, l’incompréhensibilité des lois, l’absence de propension au litige et certaines barrières sociales et culturelles120.

L’importance des coûts est fréquemment mentionnée comme une raison expliquant l’inutilisation des tribunaux121, la raison principale étant le coût des honoraires d’avocats.

Dans 22 % des cas, les frais les plus fréquemment dépensés afin de tenter de résoudre un problème juridique étaient reliés aux services d’avocats122. Le professeur Lafond chiffre

cette problématique de manière éclairante :

C’est un lieu commun d’affirmer que les services professionnels des avocats sont très coûteux. Au Québec, on estime que le tarif horaire moyen d’un avocat de droit civil général est de 171 $123, et de 600 $ et plus pour

un avocat d’expérience d’un grand cabinet. Il en coûterait en moyenne plus de 12 000 $ en honoraires pour exercer une action civile. Une poursuite nécessitant plus de deux jours d’audition devant le tribunal coûtera bien au-

117 Everyday Legal Problems, supra note 8 à la p 9. 118 National Survey, supra note 18 aux pp 12 et 13. 119 Ibid à la p 13.

120 Lafond, supra note 5 aux pp 68 à 72. 121 Ibid aux pp 49 et s.

122 Everyday Legal Problems, supra note 8 à la p 14.

123 En 2008. Comparativement à 326 l’heure au Canada en 2011 : Robert Todd, « The Going Rate », Canadian

delà. Certains estiment disproportionné le coût d’un procès dont la valeur en litige serait de moins de 35 000 $. Le professeur Roberge donne, dans son ouvrage, l’exemple d’une poursuite au montant de 40 000$ et démontre que, dans l’hypothèse où le tribunal accordait la totalité de la réclamation le perdant devra payer en tout 71 250 $, comprenant les honoraires et les frais judiciaires, alors que le gagnant recevra au final 21 250 $ […]124. La

conséquence des coûts élevés des services professionnels est donc de dissuader toute velléité de poursuite, sauf pour les réclamations relativement importantes.

Certaines études établissent que la plupart des personnes citent plus d’une raison qui expliquait leur absence de représentation125. Toutefois, 90 % d’entre eux mentionnent une

forme ou une autre d’impératif financier. La raison la plus fréquemment citée était donc de loin l’impossibilité d’assumer – ou de continuer d’assumer – les frais d’un avocat126.

Ainsi, les frais afférents à une action en justice efficace sont beaucoup trop élevés pour permettre un accès équitable aux tribunaux. D’ailleurs, une étude réalisée récemment établit que 69 % des citoyens québécois estiment qu’ils n’auraient pas les moyens financiers de se défendre ou de faire valoir leurs droits devant les tribunaux. De cette dernière proportion, 87 % évaluent que ce sont principalement les honoraires d’avocats qui les en empêcheraient127. Dans les faits, les coûts d’un procès peuvent facilement représenter deux

ans de salaire pour une personne seule avec un revenu moyen au Québec128.

Notre analyse ne vise pas à nous pencher sur le modèle de facturation des honoraires des avocats ni de documenter les initiatives proposant de réformer ce modèle, qui comporte certainement des imperfections. Nous constatons toutefois que cette situation a un impact préoccupant sur les justiciables.

L’impact individuel qu’un problème juridique de nature civile est susceptible d’avoir sur la vie et le bien-être des justiciables canadiens justifie d’y consacrer une importance et une attention tout aussi grande que d’autre domaines du droit, tel que le droit criminel.

124 Roberge, supa note 59 à la note 36.

125 Julie Macfarlane, The National Self-Represented Litigants Project: Identifying and Meeting the Needs of Self-

Represented Litigants, mai 2013 à la p 38 [NSRLP].

126 Ibid à la p 37.

127 Information, recherche et analyse de la société inc. (INFRAS), Rapport : Enquête sur le sentiment d’accès et la perception de la justice au Québec, réalisée pour le Ministère de la justice, 15 avril 2016.