• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 2. Des Difficultés Langagières Et Sociales : Quel Point Commun ?

1. La compréhension du langage non-littéral : Développement typique et atypique

1.3. L’ironie

Au cours du développement, la compréhension des énoncés ironiques advient après la compréhension des expressions idiomatiques et implique des processus inférentiels plus complexes sur le plan métareprésentationnel. En effet, la compréhension de l’ironie allie des inférences pragmatiques et sociales accrues par rapport à d’autres formes de langage non-littéral. Cette forme langagière oppose un sens figuré et une signification littérale (Bernicot, 2000 ; Wilson, 2013). Cette discordance entre l’énoncé linguistique et son contexte majore le contraste entre les aspects locutoires et illocutoires de la phrase. Une autre particularité de l’ironie, est qu’elle ne possède pas de « critères sémantiques identifiables » puisque la

linguistique seule ne permet pas de différencier un énoncé ironique d’un phrase non ironique (Calmus & Caillies, 2014, p. 46). Ainsi, la compréhension et la production de l’ironie advient plus tardivement au cours du développement par rapport aux demandes indirectes et aux expressions idiomatiques, ces dernières étant plus faciles à traiter sur le plan inférentiel (Bosco

& Gabbatore, 2017).

Le contexte d’énonciation conditionne l’acception ironique du discours d’autrui. De ce fait, la prédominance des stratégies inférentielles contextuelles sur l’analyse sémantique s’amplifie. Par rapport aux précédentes formes langagières étudiées, d’autres éléments extralinguistiques comme l’intonation et la prosodie du locuteur prennent aussi de l’importance.

Dans une étude ciblant une population adulte, Rivière et al. (2018) montrent que l’incongruité contextuelle, mais aussi la prosodie du locuteur sont susceptibles d’influencer la compréhension d’une phrase ironique. Le contexte apparaît comme un indice prépondérant, mais l’effet de la prosodie varie au niveau interindividuel (Rivière et al., 2018). De surcroît, lors de la perception d’un énoncé ironique, les inférences se complexifient en impliquant davantage les capacités de mentalisation (pouvant être rapprochées des inférences sociales). Dans ce sens, Sperber et Wilson (1992) nuancent l’apparente opposition ironique entre ce qui est dit explicitement et implicitement. Selon leur théorie « échoïque », un locuteur ironique ne communiquerait pas le contraire de ce qu’il veut dire, mais ferait « écho » aux pensées et attitudes qui sous-tendent ses propos. Pour illustrer cette idée, Wilson (2013) prend pour exemple une personne ayant réalisé une mauvaise prestation. Celle-ci déclarerait ensuite : « ça s’est bien passé ! ».

L’auteur explique que cette personne « n’affirme pas littéralement que cela s’est bien déroulé, ni affirme ironiquement que cela s’est mal passé, mais exprime une attitude moqueuse ou méprisante envers ses propres espoirs ou attentes que la conférence irait bien » (p.41).

L’ironie permettrait en fait de faire allusion à une attitude vis-à-vis de la proposition énoncée et de ceux qui en sont témoins (Wilson & Sperber, 1992; Wilson, 2006, 2013). Dans une approche parallèle et développée par la suite, Herbert et Gerrig (1984) introduisent la notion de

« feinte ». Selon ces auteurs, le locuteur ironique affirmerait une proposition en s’attendant à ce que son auditoire perçoive le « faux semblant » et l’attitude moqueuse ou critique sous-jacente (Wilson, 2006, 2013). Ces théories mettent en évidence la subtilité de la dimension implicite et sociale des énoncés ironiques (Filippova & Astington, 2010).

La littérature portant sur la compréhension et la production de l’ironie, montre que les enfants commencent à détecter certaines formes d’ironie vers l’âge de 5-6 ans (Bernicot et al., 2007). L’enfant serait alors capable de comprendre qu’une personne ne pense pas ce qu’elle a dit explicitement. Néanmoins, ces prémices dans la reconnaissance de l’ironie ne signifient pas que l’enfant saisisse toutes les dimensions d’un discours ironique, comme les attitudes ou les attentes sous-entendues (Caillies et al., 2014). En ce sens, Filippova et Astington (2010) trouvent une différence développementale entre l’acquisition de l’aspect socio-communicatif et de l’aspect socio-cognitif de l’ironie. La composante socio-cognitive de l’ironie pourrait être rattachée aux notions « d’échos » ou « de feintes » évoquées ci-dessus, et donc aux inférences sociales. Après une présentation d’une histoire avec un énoncé ironique, les participants, des enfants âgés de 5 à 9 ans et des adultes, répondent à des questions portant sur la fonction pragmatique de l’énoncé (effets socio-communicatifs tels que « c’est gentil, méchant ou drôle, etc.. ») et sur l’état d’esprit du participant (aspects socio-cognitifs tels que les croyances, intentions, attitudes, motivations, convictions, etc.). Les résultats montrent que la majorité des plus jeunes enfants ne parvient pas à interpréter la dimension socio-cognitive de l’ironie. En revanche, ils réussissent à identifier l’aspect socio-communicatif. En effet, selon cette étude, les enfants percevraient l’humour ou la méchanceté des énoncés non-littéraux avant d’avoir la capacité de conceptualiser les croyances ou les intentions de l’orateur ironique. Vers l’âge de 7 à 9 ans, les performances des enfants progressent pour interpréter à la fois les composantes socio-communicatives et cognitives de l’ironie. Cependant, les enfants demeurent moins performants que les adultes pour comprendre l’ironie, notamment dans sa composante socio-cognitive (Filippova & Astington, 2010).

Cette différence de performances entre l’enfance et l’âge adulte suppose une évolution continue de ces processus inférentiels durant l’adolescence (Aguert et al., 2016 ; Clée, 2015).

Dans leurs travaux, Aguert et al. (2016) s’intéressent à la compréhension, mais aussi à la production de l’ironie chez les adolescents en situation de face à face et via l’interface d’un ordinateur. Les résultats confirment l’évolution de l’utilisation de l’ironie entre 12 et 16 ans. En effet, les jeunes âgés de 16 ans emploient plus fréquemment l’ironie que les plus jeunes. Cette tendance est étonnamment plus probante dans le cadre d’une communication numérique par rapport aux situations de face à face, signe que l’ironie constitue un outil communicationnel spécifique. Dans le cadre de cette étude, les auteurs émettent l’hypothèse que le recours à l’ironie pourrait faciliter l’intégration sociale, en comblant par exemple la distance inhérente aux conversations numériques (Aguert et al., 2016).

Les difficultés des personnes porteuses d’un TSA pour comprendre l’ironie apparaissent plus uniformes dans la littérature (Deliens et al., 2018 ; Filippova & Astington, 2010 ; MacKay

& Shaw, 2004 ; Ting et al., 2006 ; Wang et al., 2006). L’aspect socio-cognitif de l’ironie semble davantage mettre en difficulté les participants porteurs d’un TSA par rapport à leurs pairs au développement typique. Dans l’étude de MacKay et Shaw (2004), les participants sont évalués sur leur capacité à identifier les énoncés non-littéraux et à comprendre l’intentionnalité sous-tendant les dires des personnages. Deux questions sont alors posées aux enfants, l’une portant sur le sens « superficiel » de la phrase et une autre sur l’intention du personnage en contexte.

Les réponses des enfants peuvent être cotées comme : une bonne réponse, une reformulation des propos ou de l’histoire présentée, une réponse idiosyncrasique ou en apparence incohérente.

Une dernière cotation cible des réponses montrant que les enfants identifient l’énoncé comme une manière différente de s’exprimer, mais qu’ils ne parviennent pas à expliquer l’effet recherché ou pourquoi le locuteur s’exprime ainsi. Les résultats mettent en évidence un décalage entre les performances des enfants au développement typique de celles des enfants avec un TSA. Cette différence s’accentue lorsqu’il s’agit de comprendre l’intention de l’ironie.

Les enfants avec un TSA produisent davantage de réponses idiosyncrasiques. De plus, si certains repèrent que les expressions étaient formulées de manières spécifiques, ils ont été en grande difficulté pour en expliquer les raisons (MacKay & Shaw, 2004).

Par ailleurs, des études montrent que les personnes présentant un TSA peuvent identifier l’ironie de certains énoncés, mais qu’elles l’appréhenderaient tout de même différemment que les participants au développement typique. Par exemple, Wang et al. (2006) examinent la compréhension de l’ironie chez des enfants et adolescents avec ou sans TSA (âgés entre 7 et 16 ans). Après une présentation de scénarii, le locuteur dit une phrase pouvant être comprise de manière ironique ou sincère. Cette interprétation dépend de trois conditions. Dans la première, l’énoncé est associé à des informations contextuelles, mais la prosodie est neutre (ex., « Steeve est allé chez le coiffeur. Quand Jeanne vit sa coiffure ratée, elle dit : c’est réussi ! »). Ici, l’intonation du personnage ne varie pas en fonction du contexte qu’il soit positif ou négatif.

Pour la deuxième condition, le contexte est neutre et la prosodie ironique (ex., « Steeve est allé chez le coiffeur. Quand Jeanne vit sa nouvelle coiffure, elle dit : c’est réussi !»). La dernière condition associe un contexte saillant avec une prosodie sincère ou ironique (ex., « quand Jeanne vit sa belle coiffure, elle dit : c’est réussi » ou « quand Jeanne vit sa coiffure ratée elle dit : c’est réussi ! »). Les résultats mettent en évidence un taux de réussite équivalent entre les deux groupes lorsque la prosodie est le seul indice disponible. Les auteurs interprètent ce

phénomène en termes de faiblesses chez les enfants au développement typique pour saisir l’ironie d’un énonciateur sans appui du contexte, plutôt qu’en termes de forces chez les personnes avec un TSA. De plus, dans cette condition, seul l’indice prosodique est à prendre en considération. Pour les autres situations, les résultats mettent en évidence des différences significatives entre les deux groupes avec des performances moindres chez les participants porteurs d’un TSA. Celles-ci se rapporteraient davantage au poids des indices contextuels et prosodiques dans l’interprétation des énoncés. En effet, les chercheurs observent également que les participants présentant un TSA sont moins précis pour détecter l’intention de communication, particulièrement dans les conditions où seul le contexte permettait de comprendre l’ironie de l’énonciateur (Wang et al., 2006). D’autres auteurs, émettant l’hypothèse que les participants atteints d’un TSA pourraient être perturbés par le fait d’expliquer oralement leur réponse, proposent de créer des protocoles avec moins de contraintes orales (Pexman et al., 2011 ; Rajendran et al., 2005). Dans leur recherche, Rajendran et al.

(2005) demandent à des enfants et adolescents âgés de 9 à 16 ans (avec ou sans TSA) de remplir les phylactères d’une B.D présentée sur ordinateur. Les participants sont ainsi amenés à réagir à un compliment ayant une connotation ironique ou sincère en fonction du contexte.

Dans ce cadre, les personnes avec TSA comme les participants typiques, répondent de manière adaptée aux remarques. Toutefois, les répliques des participants sans TSA contiennent plus de références au contexte. Dans cette étude, la compréhension des phrases ironiques est aussi évaluée à travers des questions à choix multiples. Ce type de procédure améliore les résultats de tous les participants. Ce mode d’évaluation offrant des réponses ciblées apparaît comme un bon étayage pour soutenir la compréhension des énoncés implicites. En ciblant l’effet recherché, certaines évaluations attireraient l’attention du participant sur la dimension implicite de l’énoncé non-littéral (Wang et al., 2006). La tâche deviendrait alors plus explicite et davantage accessible aux personnes porteuses d’un TSA. Dans leur revue de littérature, Deliens et al. (2018) discutent les résultats des études aboutissant à des taux de réussite équivalents chez les participants avec ou sans TSA pour comprendre l’ironie (Glenwright &

Agbayewa, 2012 ; Pexman et al., 2011). Cette analogie apparente pourrait résulter de l’écart existant entre les protocoles expérimentaux utilisés et la vie réelle. Les cadres artificiels des évaluations pourraient aussi faciliter l’acception des énoncés non-littéraux en limitant la multiplicité des indices à prendre en considération ou en explicitant ce qui est attendu. De surcroît, Deliens et al. (2018) insistent sur le fait que les récits choisis contiennent fréquemment des contrastes très clairs entre les énoncés et les contextes proposés.

Pour ces auteurs, la clarté de ces incohérences constituerait en fait un point d’appui non négligeable dans le traitement des informations ambiguës et implicites. En effet, dans la réalité, ces contradictions sont souvent plus subtiles et nuancées (Caillies et al., 2014 ; Colich et al., 2012 ; Deliens et al., 2018 ; Filippova & Astington, 2010). Par ailleurs, des performances égales peuvent masquer un traitement de l’information différent. Par exemple, Wang et al. (2006) recourent à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) pour observer l’activité cérébrale des participants lors de la présentation des énoncés ironiques. Les différences concernant la précision des réponses entre les deux groupes se reflètent aussi au niveau neural.

Les régions cérébrales recrutées étaient similaires pour les deux populations, mais une activité plus accrue est observée chez les enfants porteurs d’un TSA. Cette hyperactivation des zones pertinentes suggère une charge cognitive plus forte chez les enfants et adolescents atteints d’un TSA pour comprendre l’ironie (Au‐Yeung et al., 2015 ; Colich et al., 2012 ; Wang et al., 2006).

Le traitement simultané des différentes informations nécessaires à la réalisation des inférences, pourrait ne pas être automatisé chez les participants porteurs d’un TSA, et ainsi entraîner un coût cognitif plus important (Colich et al., 2012).

A l’inverse de l’argumentaire de Deliens et al. (2018), ces chercheurs suggèrent que la contradiction entre l’intonation de l’énonciateur et les autres indices disponibles pourrait être plus difficile à traiter cognitivement pour les personnes atteintes d’un TSA. Ces résultats rejoignent ceux d’une autre étude portant sur les mouvements oculaires lors de la lecture de textes incluant des déclarations pouvant être perçues comme ironiques ou non en fonction du contexte (Au‐Yeung et al., 2015). Malgré des taux de réussite équivalents, les participants avec TSA s’attardent plus longtemps sur le passage contenant l’énoncé ambigu. Colich et al. (2012) mettent également en exergue des performances et des profils d’activité cérébrale analogues entre les deux groupes pour comprendre l’ironie. De plus, l’activation des réseaux neuronaux apparaît plus importante lors du traitement de l’ironie pour les participants avec un TSA et les participants contrôles. Ainsi, la compréhension de l’ironie implique vraisemblablement un traitement cognitif plus coûteux pour les deux groupes (Colich et al., 2012). Cet accroissement de l’activité cérébrale commun aux deux populations argumente en faveur de corrélats neuronaux dans l’autisme et le développement typique. Cependant, les zones plus activées pour comprendre l’ironie diffèrent selon les groupes. Confrontés à des formulations non-littérales complexes, les enfants et les adolescents avec un TSA mobilisent plus fortement que les participants typiques des régions cérébrales ayant un rôle certain dans le traitement du langage et de la cognition sociale.

En conclusion, le langage non-littéral apparaît comme un outil privilégié pour étudier la mise en œuvre des processus inférentiels pragmatiques au cours du développement typique et atypique. Les performances des participants avec un TSA pour comprendre les énoncés non-littéraux semblent varier en fonction de la complexité des processus inférentiels des formulations non-littérales. Plusieurs études indiquent des performances moindres chez les enfants et adolescents avec un TSA sans déficience intellectuelle pour réaliser les inférences nécessaires à la compréhension du langage non-littéral. Ces difficultés apparaissent plus uniformes lors des inférences complexes impliquées dans la compréhension de l’ironie par exemple. Cette variabilité indique des difficultés dans le traitement inférentiel et suppose des mécanismes compensatoires potentiels pouvant masquer les difficultés inférentielles initiales des participants avec un TSA. L’interprétation illocutionnaire semble aussi dépendre des aptitudes cognitivo-sociales du récepteur. Cette dimension socio-cognitive rattachée à la compréhension du langage figuré pourrait être rapprochée de la notion de théorie de l’esprit.

Ces notions de représentation de l’état mental de l’orateur en fonction de ses dires et du contexte, renvoient au lien existant entre des inférences langagières et sociales prenant appui sur le développement de la compréhension explicite des états mentaux d’autrui (cadre conceptuel de la théorie de l’esprit).