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CHAPITRE 2. Des Difficultés Langagières Et Sociales : Quel Point Commun ?

1. La compréhension du langage non-littéral : Développement typique et atypique

1.2. Les expressions idiomatiques

Au cours du développement, les expressions idiomatiques s’acquièrent plus tardivement que les demandes indirectes (Chaminaud et al., 2006). Cette acquisition se développe tardivement, jusqu’à l’adolescence voire à l’âge adulte (Hattouti et al., 2016 ; Whyte et al., 2014). Pour Marquer (1994), leur « trait de définition le plus communément retenu […] est l'impossibilité de déterminer le sens de l'expression à partir du sens des unités qui la composent » (p. 627).

Comme pour les demandes indirectes, la non-coïncidence entre les dimensions locutoires et illocutoires nécessite la réalisation d’inférences contextuelles et pragmatiques. Les inférences pragmatiques permettent ainsi d’utiliser les informations contextuelles et d’accéder au sens figuré de l’idiome (Laval, 2016). Hattouti et al. (2016) précisent que certaines

« locutions stéréotypées » sont aussi pourvues « d’une signification conventionnelle » connue de chacun des interlocuteurs (p.106).

Les expressions idiomatiques présentent différents niveaux de complexité et peuvent être décrites et analysées en considérant plusieurs caractéristiques (Caillies, 2009), telles que la familiarité, la plausibilité littérale, la prédictibilité, la « décomposabilité » et la flexibilité syntaxique, qui vont influencer leur acquisition et leur compréhension.

Ainsi, certains énoncés idiomatiques sont communément utilisés au quotidien. Cette familiarité engendrerait un traitement quasi lexical de la locution, les expressions fréquemment entendues au quotidien étant plus vite mémorisées que les expressions peu familières (Hattouti et al., 2016). « Ces locutions stéréotypées » courantes pourraient alors être assimilées à des

« longs mots » ayant une signification propre, lesquels seraient intégrés à notre stock lexical (Le Sourn-Bissaoui & Dardier, 2016). Par conséquent, ceux-ci sont plus facilement et rapidement interprétés que les expressions non familières. Les idiomes fréquents requièrent des processus inférentiels davantage sémantiques, mais les moins coutumiers nécessitent des

stratégies inférentielles contextuelles plus prégnantes (Caillies, 2009). La plausibilité littérale rend compte du degré d’interprétation littérale possible de l’expression en question. Plus cet aspect est fort, plus l’écart entre la dimension locutoire et la force illocutoire de l’énoncé se creuse. De ce fait, l’ambiguïté du discours augmente (Caillies, 2009). Par exemple, l’expression

« vider son sac » possède une plausibilité littérale dans le sens où il est possible de l’interpréter littéralement dans certains contextes (ex., chercher ses clefs), alors que d’autres situations induiront un sens figuré (ex., confidences à un ami). A l’inverse, il est peu probable que l’expression « être aux anges » entraîne une interprétation littérale, et ce quelle que soit la situation d’énonciation. Caillies (2009) décrit ensuite la notion de prédictibilité en se référant à l’étude initiale de Carriari et Tabossi (1988). Leur protocole présente des expressions idiomatiques associées à une tâche de décision lexicale en temps réel. L’objectif est de déterminer quel mot contenu dans l’expression va permettre au participant de prédire le sens figuré qui en découle, et donc de le comprendre comme tel. Ces chercheurs montrent que le traitement initial des expressions idiomatiques est littéral, jusqu’au « mot-clef » de l’expression qui orientera la personne vers son interprétation figurée (Marquer, 1994). Les effets de prédictibilité sur la compréhension des énoncés idiomatiques varient en fonction de la place de la « clé idiomatique » dans l’énoncé (Caillies, 2009 ; Marquer, 1994). La transparence ou l’opacité des expressions influencent également fortement leur acquisition et leur compréhension (Caillies, 2009 ; Chaminaud et al., 2006 ; Hattouti et al., 2016 ; Laval, 2016).

Ces composantes dépendent du degré de « décomposabilité » des locutions idiomatiques (Caillies, 2009). Celui-ci est fonction de la corrélation existante entre la signification figurée et le sens littéral des mots composant l’idiome (Le Sourn-Bissaoui et al., 2012 ; Whyte et al., 2014). Lorsque ce type d’énoncé peut être « décomposé » au niveau sémantique, les dimensions locutoire et illocutoire du discours se recouvrent partiellement (Laval, 2016). De plus, un sens littéral peut être attribué à l’énoncé en fonction de son contexte communicationnel.

Par exemple, l’expression « tends-lui la main » peut être considérée comme un énoncé idiomatique « décomposable » sur le plan sémantique et donc plutôt transparent sur le plan figuré (Laval, 2016). A l’inverse, les expressions non-décomposables sont plus opaques. Si elles ne sont pas déjà connues, leur réelle signification est quasiment inaccessible sans contexte d’énonciation (Laval, 2016). Dans le cas des expressions idiomatiques non-décomposables, les dimensions locutoires et illocutoires sont dissemblables (ex., « avoir du pain sur la planche »).

Similairement à certains idiomes familiers, certaines expressions non-décomposables seraient aussi mémorisées comme des longs mots. Ils sont donc plus facilement compréhensibles que

des énoncés idiomatiques décomposables, mais peu familiers (Caillies, 2009). Enfin, Caillies (2009) compte la flexibilité syntaxique des idiomes parmi l’une des caractéristiques influençant l’accès au sens figuré de l’expression. Plus la phrase est à même d’être modifiée syntaxiquement sans que sa signification ne soit véritablement altérée, plus elle est considérée comme flexible. Cet aspect des énoncés idiomatiques est souvent lié au niveau de décomposabilité de l’expression (Caillies, 2009). Ainsi, plus l’expression idiomatique s’avère flexible sur le plan syntaxique plus l’acception de son sens figuré est accessible. Par exemple, l’expression « marquer le coût » peut être considérée comme une expression flexible dans le sens où la transformation syntaxique de la phrase ne modifierait pas le sens de l’expression ( ex., « le coût a été marqué »). En revanche, Caillies (2009) précise que certaines expressions ne peuvent être flexibles syntaxiquement au risque de perdre leur signification intrinsèque (ex.,

« faire l’autruche » ne peut être énoncé sous une forme passive). De manière générale, l’ensemble de ces éléments intrinsèques aux idiomes sont susceptibles d’influencer leur acquisition de l’enfance à l’âge adulte (Bonin et al., 2013 ; Hattouti et al., 2016 ; Nordmann et al., 2017). Le rôle de la familiarité, du degré de transparence et surtout du contexte situationnel apparaissent primordiaux, mais leur portée varie en fonction de l’âge et des caractéristiques internes des idiomes (Caillies, 2009 ; Caillies & Le Sourn-Bissaoui, 2013 ; Chaminaud et al., 2006 ; Hattouti et al., 2016 ; Laval, 2016 ; Le Sourn-Bissaoui et al., 2012 ; Pulido et al., 2007 ; Whyte et al., 2014).

Plus précisément, les enfants commenceraient à comprendre les expressions idiomatiques vers l’âge de cinq ans, notamment celles rassemblant des critères de décomposabilité et de transparence en contexte congruent. Les idiomes non-décomposables seraient appréhendés un peu plus tardivement vers l’âge de 6 -7 ans (Caillies & Le Sourn-Bissaoui, 2006, 2013). Avant cette période charnière, les idiomes seraient davantage interprétés de manière littérale. Les enfants continuent ensuite de progresser dans leur capacité à relier les idiomes à leur contexte (Bernicot, 2000). Dans une étude réalisée auprès d’enfants âgés entre 6 et 9 ans, Pulido et al. (2007), expliquent qu’un phénomène de convention linguistique advient majoritairement à l’âge de 9 ans.

A ce moment, les enfants privilégient l’interprétation figurée des idiomes même lorsque le contexte peut induire un sens littéral. Isolées et hors-contexte, les expressions idiomatiques restent opaques pour les jeunes enfants et ne pourraient être véritablement appréhendées dans leur sens figuré qu’à l’âge de 10 ans (Bernicot, 2000). Malgré l’évolution communicationnelle et la maturation cognitive qui s’opèrent à l’adolescence, les recherches portant sur le

développement langagier s’attardent moins sur cette période de vie (Hattouti et al., 2016). Dans leur revue de littérature, Laval et al. (2016) relatent les résultats de plusieurs études montrant les effets continus du degré de familiarité et de transparence sur la compréhension des expression idiomatiques chez les adolescents. Levorato et Cacciari (2002) ont élaboré un protocole portant sur la compréhension et la création d’expressions idiomatiques, proposé à plusieurs centaines de participants enfants, adolescents et adultes. Les résultats indiquent une tendance développementale quantitative et qualitative évidente dans la progression de la compréhension des idiomes jusqu’à l’adolescence. Cette dynamique serait davantage qualitative à l’âge adulte à travers une utilisation plus appropriée et subtile des expressions. Les auteurs supposent que cette évolution dépend du nombre progressif d’expressions connues, des connaissances lexicales et du développement d’autres compétences cognitives et métalinguistiques devenues plus matures avec l’âge.

Concernant les enfants et adolescents avec un TSA, ils semblent rencontrer des difficultés de compréhension des expressions idiomatiques. L’interprétation des expressions idiomatiques requiert le maintien du sens littéral et figuratif de l’énoncé dans un contexte donné.

Cette double implication, permettant d’envisager une alternative au sens littéral de l’expression de l’orateur, s’avérerait complexe pour les personnes porteuses d’un TSA (Caillies & Le Sourn-Bissaoui, 2008 ; Le Sourn-Sourn-Bissaoui, Caillies et al., 2011 ; Le Sourn-Bissaoui & Dardier, 2016).

Cette ambiguïté est d’autant plus manifeste dans le cas des expressions idiomatiques plausibles au niveau littéral et figuré. Ainsi, Vogindroukas et Zikopoulou (2011) rapportent des performances inférieures chez les enfants avec TSA âgés d’environ 11 ans par rapport à leurs pairs ne présentant pas de TSA. Dans cette étude, les idiomes sélectionnés étaient présentés de manière isolée et décontextualisée. De plus, la majorité des items contenait des expressions connues des enfants sans que les effets de transparence et de fréquence n’aient été contrôlés (Vogindroukas & Zikopoulou, 2011). Les chercheurs précisent dans leur discussion que les enfants avec TSA étaient en fait davantage en difficulté pour extraire le sens de certaines expressions idiomatiques du corpus moins courantes et donc plus opaques.

En ce sens, les travaux de Le Sourn-Bissaoui et al. (2011) apportent de nouveaux éléments quant à la prise en compte du contexte par les personnes avec TSA pour interpréter des énoncés non-littéraux. Leur expérience confronte les habiletés d’adolescents, avec ou sans TSA, âgés d’environ 16 ans pour traiter l’ambiguïté d’expressions idiomatiques familières (composables et non-composables). Tous les énoncés choisis possèdent une plausibilité figurée ou littérale. Dans cette étude, les phrases sont présentées dans des contextes neutres.

De ce fait, le sens induit peut suivre une logique littérale ou figurée. Trois choix de réponses sont alors soumis aux jeunes : un item renvoyant à une interprétation figurée de l’expression, un autre correspondant à une compréhension littérale, et un dernier sans lien avec l’expression, mais rattaché au contexte. Dans ce cadre, les adolescents avec TSA choisissent l’interprétation figurée des expressions quel que soit le degré de décomposabilité des expressions, signe que ces adolescents ne paraissent pas détecter l’ambiguïté des expressions (Le Sourn-Bissaoui et al., 2011). A l’inverse, les jeunes sans TSA peuvent attribuer deux significations aux expressions ambiguës en sélectionnant les réponses littérales ou figurées puisque la neutralité du contexte n’induit pas de choix spécifique. En fait, les chercheurs expliquent que les jeunes avec un TSA activeraient automatiquement le sens des expressions dont ils auraient appris la signification tel un « long mot » au fil du temps (Le Sourn-Bissaoui

& Dardier, 2016). A nouveau, cet apprentissage s’apparente à l’assimilation d’un lexique.

Cependant, cette intégration progressive ne compense pas les stratégies inférentielles essentielles à la compréhension de l’ambiguïté et de l’implicite des situations de conversation (Le Sourn-Bissaoui et al., 2011). Ces résultats supposent que les participants avec un TSA parviennent difficilement à s’appuyer sur le contexte pour inférer une autre alternative à celle qu’ils semblent avoir apprise. Pour résoudre l’ambiguïté des idiomes, la personne doit comprendre que l’interprétation littérale de l’énoncé pourrait être une fausse interprétation de ce qu’a voulu dire le locuteur (Caillies & Le Sourn-Bissaoui, 2008). Comme pour les demandes indirectes, cette prise de perspective dépend de nos capacités à nous représenter l’état mental d’autrui en fonction de la situation d’énonciation. Or, le TSA perturbe le développement de ces habiletés métareprésentationnelles (Le Sourn-Bissaoui et al., 2011 ; Le Sourn-Bissaoui &

Dardier, 2016).