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CHAPITRE 2. Des Difficultés Langagières Et Sociales : Quel Point Commun ?

2. La Théorie de l’esprit : Développement typique et atypique

2.2. Développement typique de la théorie de l’esprit

2.2.3. Inférences sociales complexes, l’exemple des maladresses sociales

La compréhension de maladresses sociales (Baron-Cohen et al., 1999) revêt un aspect plus élaboré de la théorie de l’esprit que les tâches de fausses croyances ne peuvent apprécier.

En effet, comprendre qu’un personnage ait été involontairement contrarié par un autre, nécessite d’aller au-delà de représentations cognitives concernant la perception d’objets. Dans ce cas, adopter la perspective d’autrui implique de relier des aspects cognitifs tels que la compréhension du contexte et des différents niveaux de connaissances entre les personnages, avec des aspects émotionnels comme ceux que suscite le malentendu initial chez chacun des individus (Banerjee et al., 2011).

Cet aspect de la théorie de l’esprit est fréquemment évalué à travers des tâches d’identification de « faux pas », initialement élaborées par Baron-Cohen et al. (1999). Les enfants réussiraient majoritairement les tâches de faux pas entre 7 et 9 ans (Baron-Cohen et al., 1999). Cette forme de théorie de l’esprit plus élaborée continuerait de se développer au moins jusqu’à l’âge de 11 ans (Zalla et al., 2009). Par exemple, Baron-Cohen et al. (1999) examinent le développement de cette compétence à partir d’une étude concernant 56 enfants présentant un développement typique. Un premier groupe réunissait 20 enfants âgés de 7 ans, 20 âgés de 9 ans et 16 autres enfants âgés de 11 ans. En amont, l’âge mental verbal des participants est évalué par une tâche de vocabulaire (échelle de vocabulaire britannique). Baron et al. (1999) précisent que Jarrold et al. (1997) ont mis en évidence une forte corrélation entre cette échelle et des épreuves langagières plus complexes sollicitant par exemple les compétences syntaxiques. Les aptitudes non-verbales sont aussi contrôlées à partir d’une tâche de raisonnement non-verbal issu de l’échelle d’intelligence de Wechsler (WISC-R ; Wechsler & Dague, 1981). Les enfants devaient également savoir répondre aux tâches de fausses croyances de premier et second ordre pour participer à la recherche.

Pour cette étude, 10 histoires contenant des faux pas sont lues aux enfants. Les scénarios sont suivis de questions. La première cherche à évaluer si l’enfant détecte ou non la présence d’un faux pas (« dans l’histoire, quelqu’un a-t-il dit quelque chose qu’il n’aurait pas dû dire

? »). Une seconde question permet de s’assurer que l’enfant identifie le bon énoncé maladroit (« qu’est-ce que la personne a dit de maladroit ?). Le troisième type de question cherche à vérifier si les enfants comprennent les aspects narratifs de l’histoire. Ces éléments permettent de distinguer un échec dû à une mauvaise compréhension ou à une erreur de détection de faux-pas. Baron et al. (1999) soulignent d’ailleurs que les participants devaient également avoir répondu correctement à au moins 7 questions de compréhension sur 10 pour que leurs résultats soient pris en compte dans les analyses statistiques. Pour la dernière question, les auteurs cherchent à savoir si les participants associent le faux-pas commis à une fausse croyance du protagoniste plutôt qu’à une mauvaise intention (« Le personnage savait-il que… »). Le contenu final de ce type de question varie en fonction des histoires. A l’issue de cette étude, les résultats mettent en avant des effets d’âge significatifs. Les enfants de 11 ans présentent de meilleures performances que les enfants âgés de 9 ans, eux-mêmes réussissant mieux que les enfants âgés de 7 ans. Des trajectoires développementales différentes se dessinent également entre les filles et les garçons. Sur ce type de tâche, les performances des filles apparaissent au-dessus du hasard à l’âge de 7 ans et celles des garçons à l’âge de 9 ans.

Par ailleurs, l’amélioration des performances apparaît plus grande chez les filles entre 7 et 9 ans, alors que les garçons progressent grandement entre 9 et 11 ans. Dans leur discussion, Baron et al. (1999) rappellent que tous les enfants ont réussi les tests de fausse croyance en amont, ce qui confirme la plus grande complexité de ces tâches sur le plan inférentiel. Ainsi, leur maîtrise apparaît plus tardivement au cours du développement (Baron et al., 1999 ; Zalla et al., 2009). Happé (1994) a également conçu le test des Histoires étranges impliquant aussi une réflexion plus écologique sur l’état d’esprit d’autrui à travers des expressions figurées, des plaisanteries, des mensonges ou des malentendus. Wellman (2018) répertorie d’autres épreuves de théorie de l’esprit élaborée comme le test Reading the Mind in the Eyes (Baron-Cohen et al., 1997; Baron-Cohen et al., 2001; Baron-Cohen et al., 2015) ou bien des épreuves où les participants sont amenés à faire des hypothèses sur la pensée d’autrui en visualisant des films silencieux (Devine & Hughes , 2014). L’ensemble de ces études confirment une progression développementale des performances en théorie de l’esprit chez les enfants entre 8 et 13 ans, tout en contrôlant les effets de l’influence du milieu familial et du niveau verbal. Des recherches montrent des meilleures performances chez les adolescents qui se stabiliseraient ensuite, mais resteraient en-deçà de celles des adultes (Miller, 2012 ; Tousignant et al., 2017).

Cependant, il existe peu de travaux concernant les patterns de développement de la théorie de l’esprit durant cette période (Badoud et al., 2016 ; Bernstein, 2018). De récents travaux portant sur des participants âgés de 12 à 30 ans, nuancent ces résultats en mettant en avant que certaines composantes de la théorie de l’esprit seraient pleinement développées à l’adolescence tandis que d’autres continueraient de se perfectionner avec le temps. En effet, des adolescents obtiennent des résultats similaires aux adultes pour inférer des états mentaux au test de « mentalisation verbale » développé par Achim et al (2012). Ce test réunit des tâches de

« fausses croyances », de « faux-pas » et les « histoires étranges ». Badoud et al. (2016) s’intéressent à la trajectoire développementale de la représentation des états mentaux à l’adolescence afin de dépasser l’idée d’une simple augmentation des compétences. Cette recherche synthétise les résultats de la littérature et met en évidence des processus simultanés de spécialisation et d’intégration des différentes dimensions de la théorie de l’esprit modélisées autour de quatre axes. Le premier est intitulé l’axe « interne-externe », et correspond aux indices sur lesquels les participants s’appuient pour inférer des états mentaux, directement observables ou représentationnels (par exemple les expressions faciales et les intentions). Le deuxième axe concerne les aspects « cognitifs-affectifs » de la théorie de l’esprit. Ce dernier renvoie à différents types d’états mentaux tels que les croyances ou les désirs.

Les dimensions « contrôlées-automatiques » de la théorie de l’esprit apparaissent sur leur troisième axe. Il s’agit des modes de fonctionnement de la théorie de l’esprit impliquant des mécanismes spontanés ou bien la mise en œuvre de processus exécutifs plus coûteux. Le dernier axe de Badoud et al. (2016) concerne les notions « soi-autrui ». Ici, les auteurs différencient les capacités de théorie de l’esprit permettant de différencier sa pensée de celle d’autrui et celles relatives à la compréhension de ses propres états internes et des états mentaux de l’autre. A l’adolescence, Badoud et al. (2016) décrivent un phénomène de spécialisation des capacités de théorie de l’esprit au sein de ces quatre dimensions. Durant cette période, le développement de la théorie de l’esprit s’orienterait davantage vers la compréhension des états internes, affectifs et cognitifs, les processus réflexifs (plus contrôlés et conscientisés) et le soi.

Cela se traduirait par une prise de conscience plus accrue des pensées que nous avons sur les états internes d’autrui, mais aussi de la manière dont ce que nous imaginons de la pensée d’autrui impacte nos propres états mentaux (Badoud et al., 2016 ; Marcelli, 2004). Des études portant sur les bases neuronales de la cognition sociale apparaissent en faveur de cette progression. En effet, le moindre coût cognitif nécessaire à la résolution de tâches de théorie de l’esprit, associé à la modification des régions cérébrales impliquées dans la cognition sociale, témoigneraient de la spécialisation progressive de la théorie de l’esprit chez les adolescents (Badoud et al., 2016 ; Blakemore, 2012 ; Nelson et al., 2016 ; Tousignant et al., 2017). Badoud et al. (2016) rallient cette spécialisation croissante à un phénomène d’intégration. D’une part, parce que la théorie de l’esprit progresse au sein d’autres aptitudes comme le raisonnement abstrait, le langage et les fonctions exécutives et d’autre part parce qu’une théorie de l’esprit optimale requière l’intégration proportionnée de toutes les dimensions la constituant. A l’adolescence, le jeune se perfectionne dans l’utilisation de ses ressources. Il peut s’appuyer sur des habiletés automatiques et implicites, mais aussi investir des processus de théorie de l’esprit plus coûteux et contrôlés pour tenter de se représenter la pensée d’autrui.