CHAPITRE 1. UN MONDE DU TRAVAIL EN ÉVOLUTION : ENJEUX POUR
6. Densification et intensification du travail
6.2. L’hôpital sous pression
Dans son analyse des facteurs sélectifs sur l’âge dans les services hospitaliers, Philippe
Davezies (2001), au terme d’une analyse statistique multivariée, met en évidence trois
caractéristiques principales des unités « jeunes » (celles donc qui poseraient aux personnels
vieillissants des difficultés particulières) : la rotation rapide des malades, la prégnance des
composantes relationnelles et la faible prévisibilité des tâches. Notre propos ici n’est pas de
nous centrer sur les difficultés des soignants âgés mais nous retenons ce résultat parce qu’il
témoigne de l’importance et de l’imbrication des composantes temporelles de l’activité.
« l’hôpital peut s’analyser comme un système dont les différents sous-systèmes
sont réglés chacun sur sa propre horloge, mais doivent aussi se trouver en phase
avec celles des autres. L’horloge des médecins est une horloge maîtresse, peu
sensible à la marche des différentes horloges sur lesquelles doit se régler
l’activité infirmière : horloge du laboratoire, de la radiologie, de la cuisine, de
l’administration, des familles des malades » (Martin et Gadbois, 2004, p 607).
D’autres « horloges » pourraient rejoindre cette énumération : celles de l'institution
(fonctionnement des différents services ; utilisation des équipements ; etc.) ; celles
d’intervenants extérieurs (sous-traitants et prestataires) ; celles des différentes catégories
professionnelles ; des équipes à l’intérieur d’un service ; des traitements médicaux ; et celles
enfin des patients, l’évolution de leur état de santé.
La multiplicité de ces contraintes, et l’effet de « morcellement » qu’elle provoque, ont été
souvent analysés. Dominique Tonneau et al. (1996) énuméraient ainsi les multiples facteurs
qui surviennent de façon inopinée dans l’organisation mise en place : bien sûr les urgences
médicales et chirurgicales, mais aussi les pannes de matériel, les manques
d’approvisionnement, les appels et communications avec l’extérieur, les « situations de crise »
avec des malades agités ou leur famille, etc. Ils montraient à quel point l’activité se trouve
bousculée par des modifications de la planification programmée, des décalages dans la
succession des tâches, et engendrent pour les personnels la nécessité de réaliser des arbitrages
et de prioriser les tâches (Tonneau, Bonhoure, Gallet et Pepin, 1996). Françoise Acker (2005,
p 65) précise également que « les interruptions fréquentes dans le travail, l’augmentation des
exigences des patients et de leur famille, la gestion des risques, le développement du travail
d’information ajoutent à la charge mentale déjà identifiée ». De son côté, Madeleine
Estryn-Behar (1988) chiffrait à 24% en moyenne pour les infirmières de jour, et 22% pour les
infirmières d’après-midi, le pourcentage du temps de travail consacré « aux interruptions et à
leurs suites ».
Ces constats établis de longue date sont renforcés par les évolutions récentes (Gadéa et
Caillard, 2009). On a déjà évoqué les effets des multiples changements d’organisation et de
l’instabilité des équipes, qui accentuent de fait les contraintes temporelles. Nous voudrions
insister ici sur les conséquences des mutations à l’œuvre dans la population des patients. La
réduction de la durée de séjour des patients entraîne une rotation plus rapide de ceux-ci :
« les patients admis sont opérés plus rapidement et restent moins longtemps que
par le passé. Cela a pour conséquence une intensification du travail pour deux
raisons : d’une part, l’essentiel de la convalescence étant désormais vécu à
l’extérieur, le travail est beaucoup plus exigeant que par le passé dans la mesure
où les patients présents demandent un suivi plus rapproché ; d’autre part, le taux
d’occupation des lits étant plus élevé, il en résulte un besoin plus fréquent de
s’adapter à de nouveaux cas. Si les soins ne sont pas, en soi, plus complexes, une
forme de complexification est cependant apparue simultanément au phénomène
d’intensification. Elle découle du fait que la moyenne de gravité des cas en cours
de soin dans la structure hospitalière étant plus importante, elle engendre une
plus grande complexité dans l’organisation du travail. » (Malo et Sire, 2006, p
117).
Selon Françoise Acker (2004), un des effets les plus importants concerne l’accroissement
de la « charge mentale du travail », principalement dû à l’importance des soins non
programmés, aux protocoles et contrôles pour la maîtrise de la qualité, à la nécessité
« d’éduquer » les patients à qui on délègue une partie du travail afin de réduire les durées de
séjour.
Les équipes doivent alors travailler de plus en plus vite et aller à l’essentiel, alors même
que le temps à consacrer à chacun des patients est compté. Cette réduction du temps de
présence des patients a aussi pour effet de démultiplier les procédures associées à leurs
entrées et sorties. La charge de travail est donc accrue. C’est aussi la relation soignant-soigné
qui peut être touchée : « le temps du travail technique de soins et celui de la relation, ou
encore le temps du patient et celui du soignant ne concordent pas toujours » (Acker, 2005, p
65). En outre, « le temps des soins ne saurait être examiné uniquement dans ses dimensions
quantitatives […] il interpelle bien plus un temps intérieur, vécu, fonction d'un intense
engagement affectif et moral » (Saillant, 1991, p 18). Patricia Paperman (2009) ajoute
également que les temporalités du care ne sont « ni flexibles, ni volatiles : quotidienneté,
répétition, constance, continuité, assurent la bonne marche des affaires pour les autres » (id., p
94). Elle insiste sur le fait que
« les temps du care ne peuvent être contrôlés et compressés de la même façon que
d’autres temps de travail. Le développement des capacités des personnes, les
soins du corps, l’entretien de la conversation, le souci des autres, mettent en jeu
une autre sorte de temporalité » (ibid.).
Toutes ces observations sont largement corroborées par les approches statistiques.
L’enquête « Conditions et organisation du travail à l’hôpital » réalisée en 2003 par la Drees,
auprès d’un échantillon de 5000 salariés des établissements de santé, a permis une
comparaison avec des données de 1998 de l’enquête nationale (interprofessionnelle)
« Conditions de travail », pour la même population, mais aussi avec l’ensemble des actifs
occupés. Les résultats montrent, entre 1998 et 2003, un accroissement des exigences
d’attention permanente, et de multiples formes de pression temporelle pour les personnels
soignants.
« En cinq ans, la part des professionnels des établissements de santé déclarant
avoir un rythme de travail imposé par des normes de production ou des délais à
respecter en une heure au plus, est passée de 24% à 48%. La part de ceux qui
estiment ne pas avoir un temps suffisant pour effectuer correctement leur travail,
déjà un peu plus élevée dans le secteur hospitalier en 1998 (32 % contre 23 %
pour l’ensemble des actifs occupés) a augmenté pour atteindre 41 %. Cela
concerne 51% des aides-soignantes et 49% des infirmières» (Le Lan et Baubeau,
2004, p 7).
Selon les services, ces évaluations plutôt négatives se trouvent nuancées par le rôle
possiblement important du soutien social, par exemple la possibilité d’échanger de
l’information ou plus généralement de coopérer (Estryn-Behar, Le Nezet, Bonnet et Gardeur,
2006 ; Estryn-Behar, Négri et Le Nézet, 2007).
Dans la suite de l’enquête précédente, Aurélie Dumas et Romuald Le Lan (2006), à partir
d’une extraction des données concernant uniquement les infirmières, aides-soignantes et
agents de service hospitaliers, déclarent que les infirmières perçoivent une plus grande charge
mentale que les deux autres professions : 93% d’entre elles disent qu’une erreur pourrait
entraîner des sanctions à leur égard et 77% déclarent devoir se dépêcher toujours ou souvent
contre respectivement 86% et 73% des AS, loin devant les ASH (66% et 63%).
En 2003 également, les résultats issus de l’enquête SUMER
8(Camus et Walstisperger,
2009) ont confirmé ces éléments : 49% des soignants signalent que leur rythme de travail
dépend de celui de leurs collègues, contre 30% de l’ensemble des salariés. Les soignants
déclarent davantage que les autres devoir « interrompre une tâche en cours pour une autre
non prévue », devoir « toujours ou souvent se dépêcher », avoir « des demandes extérieures à
satisfaire immédiatement ». Les soignants signalent moins souvent avoir la possibilité
d’interrompre leur travail quand ils le souhaitent.
Une nouvelle confirmation est venue un peu plus tard encore avec l’enquête COI
(changements organisationnels et Informatiques), réalisée en 2006 avec interrogation
rétrospective sur les trois années précédentes. Dans le sous-échantillon constitué de
personnels hospitaliers (Cordier, 2009), 46 % des salariés ont ressenti une accentuation de ces
contraintes de rythme de travail entre 2003 et 2006, notamment dans les hôpitaux publics. En
2006, un tiers du personnel médical ou soignant déclare cumuler au moins trois de ces
contraintes.
Dans cette période, la réduction du temps de travail a transformé la durée et les horaires
de travail de l’ensemble des agents. Mais ce changement a concerné aussi le contenu du
travail, et son inscription dans un fonctionnement collectif d’ensemble. La mise en place des
trente-cinq heures a soulevé de réels problèmes d’organisation du travail et d’effectifs pour
assurer la continuité et la sécurité des soins (Tonneau, 2003). Cette mesure a entraîné une
diversification des horaires de travail, une modification des rapports entre les services de
soins et les services administratifs et logistiques, eux-mêmes remaniés (horaires,
sous-traitance accrue). La nouvelle réglementation de la durée de travail a surtout entraîné un
besoin de personnels supplémentaires pour assurer la continuité du travail. Certains auteurs
indiquent par ailleurs que l’application des 35 heures à l’hôpital aurait provoqué un
changement de rapport au travail, générant des tensions plus fortes qu’auparavant entre la
gestion du temps individuel de travail et l’organisation des équipes (Schweyer, 2009). D’un
autre côté, les plages de superposition des équipes et les temps de transmission ont été réduits,
entraînant une perception de l’organisation comme instable (Bercot et de Coninck, 2005,
2006 ; Estryn-Behar, 2009 ; Sainsaulieu, 2003, 2007).
8 Surveillance MEdicale des Risques, enquête menée par les médecins du travail dans l’ensemble de la France