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CHAPITRE 2 . QU’EST-CE QUE « TRANSMETTRE » EN SITUATION DE

1. Une configuration protéiforme

1.2. Des acteurs aux statuts divers et plus ou moins officiels

Concernant plus directement les acteurs, si l’on se place du point de vue des dispositifs

réglementaires de professionnalisation ou d’apprentissage, les réglementations précisent

plusieurs éléments concernant la ou les personne(s) responsable(s) du nouvel arrivant.

Du côté des périodes de professionnalisation (code du travail, D6324-2) ou des contrats

de professionnalisation (art. D6325-2) les conditions à remplir par les tuteurs sont exprimées

de manière identique :

« pour chaque salarié, l'employeur peut choisir un tuteur parmi les salariés

qualifiés de l'entreprise. Le salarié choisi pour être tuteur doit être volontaire et

justifier d'une expérience professionnelle d'au moins deux ans dans une

qualification en rapport avec l'objectif de professionnalisation visé. L'employeur

peut assurer lui-même le tutorat dès lors qu'il remplit les conditions de

qualification et d'expérience ».

De plus, les missions assignées sont également les mêmes dans les deux cas :

« 1° Accueillir, aider, informer et guider les bénéficiaires; 2° Organiser avec les

salariés intéressés l'activité de ces bénéficiaires dans l'entreprise et contribuer à

l'acquisition des savoir-faire professionnels ; 3° Veiller au respect de l'emploi du

temps du bénéficiaire ; 4° Assurer la liaison avec l'organisme ou le service

chargé des actions d'évaluation, de formation et d'accompagnement des

bénéficiaires à l'extérieur de l'entreprise ; 5° Participer à l'évaluation du suivi de

la formation » (art. D6324-3 et D6325-3).

Du côté de l’apprentissage,

« la personne directement responsable de la formation de l'apprenti et assumant

la fonction de tuteur est dénommée maître d'apprentissage. Le maître

d'apprentissage a pour mission de contribuer à l'acquisition par l'apprenti dans

l'entreprise des compétences correspondant à la qualification recherchée et au

titre ou diplôme préparés, en liaison avec le centre de formation d'apprentis »

(art. L6223-5).

Cependant,

« la fonction tutorale peut être partagée entre plusieurs salariés » (art. L6223-6).

Dans ce dernier cas, « lorsque la fonction tutorale est partagée entre plusieurs

salariés constituant une équipe tutorale, un maître d'apprentissage référent est

désigné. Il assure la coordination de l'équipe et la liaison avec le centre de

formation d'apprentis » (art. R6223-23).

On retrouve ainsi dans les textes, dans les deux types de formations - initiale ou continue -

des termes spécifiques pour désigner les responsables de la formation des nouveaux dans les

situations de travail : maître d’apprentissage dans un cas, tuteur dans les autres. De plus, ces

mêmes textes font référence à des acteurs non directement présents dans les situations de

travail mais toutefois bien présents dans la formation des nouveaux, et avec lesquels tuteurs

comme maîtres d’apprentissage doivent travailler : les formateurs à l’extérieur de l’entreprise,

dans les centres de formation. On remarque cependant que, dans le cadre de l’apprentissage, il

est souligné que la fonction tutorale peut être partagée.

Les études de terrain confirment la diversité des acteurs impliqués dans la transmission.

Dans son étude sur le tutorat d’apprentis mécaniciens au sein de garages automobiles, Patrick

Kunégel (2005, 2011), se référant lui-même à d’autres auteurs (Boru et Barbier, 1989 ;

Barbier et Morin, 1995 ; etc.), précise que l’activité de tutorat est « éclatée », « distribuée »

dans l’entreprise. En s’appuyant sur ces mêmes références, l’auteur (Kunégel, 2011, p 34)

décline l’exercice tutoral en trois niveaux :

 le tuteur hiérarchique correspond à la position de l’employeur, celui qui embauche et

rémunère l’apprenti. C’est lui qui désigne le tuteur ayant en charge l’apprenti et qui

assure l’interface entre la famille, le centre de formation et l’atelier ;

 le tuteur relais correspond à la position du chef d’atelier. Il lui revient de désigner le

tuteur opérationnel (ci-après) et de confier des travaux à l’apprenti. Il assure également

l’interface entre les différents acteurs gravitant autour de l’apprenti ;

 le tuteur opérationnel est considéré comme le véritable tuteur. C’est le professionnel

directement en contact avec l’apprenti, qui l’accompagne dans son effort

d’appropriation des gestes du métier.

Partant cette fois-ci de son terrain, Patrick Kunégel (2006, p 27) constate que cette

fonction est plus ou moins reconnue et organisée par la hiérarchie. Il donne ainsi l’exemple de

son arrivée dans une entreprise pour réaliser l’observation d’un binôme apprenti-tuteur.

L’auteur découvre que celui qui exerce la fonction de tuteur ce jour-là n’est pas le tuteur

« opérationnel » de l’apprenti qu’on lui avait précédemment désigné comme tel.

Il constate aussi (id., 2011, p 36) que la prise en charge effective de l’apprenti implique

des formes variées d’associations entre divers acteurs. Parfois la hiérarchie ne désigne pas de

tuteurs ; le rôle d’accompagnement et de mise au travail est assumé par les compagnons, au

hasard des circonstances et de leurs besoins (Kunégel emploie en pareil cas la locution

« tutorat collectif »). Parfois (« tutorat en cascade ») les compagnons sont hiérarchiquement

« inféodés » les uns aux autres selon leur ancienneté, leurs compétences, et l’apprenti de 2ème

année s’occupe du 1

ère

année. Parfois, (tutorat individuel) le professionnel désigné par

l’employeur pour ses qualités relationnelles et son goût pour transmettre le métier s’occupe

seul de l’apprenti. Enfin, il existe aussi des situations où le tutorat est un mixte de ces

situations.

Astier et al. (2006, p 20) qualifient également la fonction tutorale comme « distribuée »

pour désigner une prise en charge du tutoré par le collectif de travail. Cependant, ces auteurs

insistent surtout sur les différents types de ressources mobilisées : celles du tuteur et du

collectif (compétences et disponibilité), celles du tutoré (compétences et engagement), celles

de l’organisme de formation (implication et suivi).

Cloutier et al. (2002), dans leur étude menée dans une entreprise d’usinage, montrent

aussi qu’en situation, plusieurs personnes participent à la formation des apprentis ; les auteurs

parlent ainsi de « réseau d’apprentissage » :

« bien que le programme de compagnonnage d’Emploi-Québec s’appuie sur le

jumelage du jeune apprenti avec un compagnon volontaire nommé par

l’employeur, ce parcours crée des situations où les interactions entre jeunes

apprentis et compagnon officiel sont en fait peu possibles. Le compagnon et

l’apprenti peuvent par exemple travailler sur des quarts différents ou être affectés

à des tâches différentes. Le compagnon peut être aussi chef d’équipe et sa

disponibilité pour répondre aux questions du jeune apprenti est alors limitée. Le

jeune apprenti ne semble pas avoir beaucoup d’occasions de travailler

directement avec son compagnon officiel ; plusieurs autres personnes de

l’entreprise sont beaucoup plus actives à ce sujet » (ibid., p 43).

Dans ce contexte, ces mêmes auteurs identifient cinq types d’interactions entre groupes

d’âges et d’expérience différents :

 des interactions entre jeunes scolarisés (ou récemment scolarisés), basées sur des

affinités. Ces formes d’entraide visent à comprendre les écarts entre l’entreprise et

l’école, la façon dont on s’insère dans l’entreprise et l’identification de personnes

ressources ;

 des co-apprentissages entre travailleurs plus expérimentés mais d’expérience

similaire qui ont aussi des besoins au plan de la production : comment faire le

montage, interpréter, poser un diagnostic d’erreur quand la production ne se

déroule pas comme prévu ;

 des interactions avec un collègue proche de la zone de travail, en général d’âge et

de cohorte différents. La proximité est le premier critère, mais la disponibilité et

l’expérience du collègue déterminent ensuite la richesse de l’interaction ;

 des interactions avec les collègues plus âgés et plus expérimentés. Leur apport est

celui de la mémoire et de la culture de l’entreprise ;

 des interactions où les plus expérimentés ont besoin d’un plus expérimenté

encore, ou d’un collègue capable d’apporter des réponses pour dénouer leur

problème.

Les auteurs précisent que dans les deux premiers cas, il s’agit plus de partages de

connaissances, ce qu’on trouve moins dans les autres types d’interactions, davantage

unidirectionnelles.

On retrouve cette diversité d’acteurs dans la recherche de Solveig Oudet sur

« l’organisation du travail et le développement des compétences» (Oudet, 2003, p 44). Après

avoir précisé qu’en situation de travail, de nombreuses interactions informelles naissent

au-delà des interactions formelles (définies par l’organisation et l’organigramme), l’auteure

précise, comme nous l’évoquions dans notre introduction, que ces interactions peuvent avoir

plusieurs natures, symétriques, donc entre pairs, dissymétriques entre expert et novice et

asymétriques quand les statuts ou les fonctions diffèrent (rappelons que nous emploierons le

terme « asymétrique » dans une acception un peu élargie).

L’étude ergonomique de Corinne Gaudart, Catherine Delgoulet et Karine Chassaing

(2008) dans le secteur du bâtiment, nous semble exemplaire pour illustrer la variabilité du

réseau d’acteurs. L’entreprise étudiée développait depuis plusieurs années « une politique

volontaire en matière de recrutement de nouveaux, de formation et de gestion des ressources

humaines pour attirer et fidéliser la main-d’œuvre dans un contexte de pénurie ». Les

nouveaux relèvent d’une diversité de statuts associés à des contrats plus ou moins précaires :

intérimaires, salariés diplômés du BTP, stagiaires scolaires et stagiaires en contrat de

formation.

L’intéressant est de noter ici qu’il n’y a pas de relation bi-univoque entre les statuts divers

des nouveaux, et les modes de prise de charge. Les analyses menées par les auteures ont mis

au jour le fait que malgré la présence de cette diversité de statuts, en pratique, il existe une

relative homogénéité des modalités d’accueil et de formation, quel que soit le statut du

nouveau. Tous débutent comme manœuvre car « on ne peut confier des tâches techniques à

quelqu’un qui n’a aucune expérience ni aucun diplôme », et celui qui a un diplôme doit

« faire ses preuves » comme tout le monde. Ainsi, l’apprentissage des chantiers se fait

essentiellement « sur le tas », en travaillant à côté ou avec des salariés plus anciens, et en

prenant en main son propre apprentissage (Delgoulet, 2012, p 53).

Cet exemple montre que quel que soit le type de dispositif officiel initial, qualification,

insertion, intégration…, en pratique, dans les situations réelles de travail, les modalités

d’accueil et de formation se brouillent (on verra que pour notre part, nous avons rencontré

souvent des situations inverses : un même profil de nouvel arrivant et des modalités d’accueil

tout à fait distinctes).

Ajoutons, mais nous y reviendrons largement, que les conditions d’accueil et de

formation en situation de travail sont très dépendantes du contexte de production (Chatigny,

1995, 2001). D’après Laurent Veillard (2005), dans les organisations actuelles, les voies de

l’insertion de nouveaux venus peuvent s’avérer beaucoup moins reproductibles et plus

aléatoires que celles normalisées et stabilisées dans des communautés de pratiques anciennes

et relativement homogènes comme les présentaient naguère Lave et Wenger (1991). C’est le

parcours du nouveau lui-même, sa « trajectoire » dans l’entreprise qui est en question ici ; les

trajectoires, vues par Laurent Veillard comme la succession des situations que les nouveaux

vivent dans l’entreprise, peuvent rester très floues et ne se construire que pas à pas, au fur et à

mesure de l’avancée du stage ou du contrat d’apprentissage. Le parcours du nouveau n’est

donc pas forcément prévu à l’avance et subit les contingences de la production.

Au total, on comprend que des dispositifs pourtant finalisés, qui cherchent à « cadrer » la

transmission, ne sont pas prédictifs pour autant, ni des formes prises par la transmission, ni

des acteurs qui s’y trouvent impliqués. Nous verrons dans le paragraphe 2, qu’il en est de

même concernant les modalités de mise en œuvre de la transmission en situation.