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CHAPITRE 1. UN MONDE DU TRAVAIL EN ÉVOLUTION : ENJEUX POUR

4. Une organisation bâtie sur l’injonction d’autonomie des salariés

4.3. Incidences possibles d’une prescription floue sur la transmission

Le caractère discrétionnaire des tâches a toutes chances de se retrouver dans le contenu

des savoirs transmis, en renforçant leur variabilité et en accroissant la place prise par les

connaissances informelles issues de l’expérience individuelle et des collectifs de travail. Cette

situation peut donc être marquée par plusieurs facteurs d’incertitude. L’accueil et la formation

des nouveaux constituent souvent une tâche attendue – à l’hôpital c’est même une partie du

référentiel métier des infirmiers et aides-soignants – mais son organisation et ses modalités de

mise en œuvre restent à la charge des professionnels.

Il est donc plausible que les encadrants s’interrogent tout à la fois sur la pertinence des

choix qu’ils effectuent dans les contenus à transmettre et sur la légitimité de leur acquisition

par les nouveaux, compte tenu du grade de ceux-ci, de leur âge, leur ancienneté, leur parcours

antérieur – et aussi leur itinéraire à venir, en général peu balisé. En outre, s’il s’agit souvent

de savoirs fortement incorporés ; leur expression, notamment verbale, pourrait ne pas être

aisée.

Du côté des nouveaux, le flou des prescriptions du travail les confronte à une ample

diversité d’options, surtout s’ils ont à faire avec plusieurs encadrants. Eux aussi dès lors, vont

devoir opérer des sélections et des combinaisons dans les indications reçues, parmi lesquelles

l’injonction d’apprendre à se débrouiller peut occuper une large place.

Ajoutons à tout cela le fait que dans un univers de travail mouvant, comme celui de

l’hôpital, la mise en place concrète des situations de transmission (leur moment, leur lieu, leur

durée, leurs outils, etc.), elle-même peu prédéfinie en termes d’objectifs et de moyens, va

requérir un « travail d’organisation » de la part des agents. Il s’agira pour eux de construire

des « espaces », au sein même de l’activité de production, pour aménager les conditions de la

transmission.

5. Un travail plus contrôlé

5.1.L’expansion des « outils de gestion »

Parallèlement à l’autonomie et l’engagement des opérateurs convoqués par les entreprises

(dont nous avons parlé dans le § 4.1.), celles-ci cherchent à « garder le contrôle » de la

production, en renforçant les procédures visant à exercer ce contrôle. La « maladie de la

gestion » est décrite comme une véritable épidémie dans des secteurs de plus en plus larges

(De Gaulejac, 2005, p 9). Le caractère continu du changement amène à créer des structures de

travail et des règles de gestion toujours provisoires et expérimentales (Brown et Eisenhart,

1997, cités par Alter 2003). On assiste ainsi à un développement important de la logique

gestionnaire (gestion de la production, de la qualité, des flux, des risques, des individus, etc.)

ainsi que des pratiques managériales (management participatif, par projet, par objectifs, «

re-engineering », management par les compétences). Ces stratégies managériales consistent de

plus en plus à prescrire le travail sous forme d’objectifs de performance à atteindre (qualité,

délais, sécurité, etc.) adossés à des critères et indicateurs de performance. Elles vont même

jusqu'à provoquer la compétition entre équipes (« benchmarking ») ou entre individus d’une

même équipe (« challenge »). Ces critères et indicateurs servent également aux évaluations

individuelles et collectives des travailleurs et sont en lien avec des incitations financières au

rendement.

Or les prescriptions que les opérateurs doivent prendre en compte dans leur activité ne

proviennent pas uniquement de la hiérarchie. D’après Daniellou (2002), on passe d’une

conception de la prescription comme « injonction de faire émise par une autorité » à une

approche en termes de prescriptions multiples, « pressions diverses exercées sur l’activité de

quelqu’un, de nature à en modifier l’orientation ». Frédéric De Coninck (2005) insiste de son

côté sur la dissémination des sources de prescription qui prive les salariés de points de repères

et renforce paradoxalement le « flou » (Cf. § 4.1.) et la confrontation à des injonctions

contradictoires.

Une classification des sources de prescription a été réalisée par Six (1999 ; 2002), dans le

cadre d’une recherche dans le secteur du BTP. L’auteur différencie les prescriptions

« descendantes », venant de la structure organisationnelle, des prescriptions « remontantes »,

venant de la matière, du vivant, du psychisme, présentes simultanément dans une situation de

travail. Les prescriptions « descendantes » correspondent à ce que Schwartz (2000 ; Schwartz

et Durrive 2003) appelle « les normes antécédentes », c’est-à-dire tout ce qui préexiste à un

opérateur, indépendamment de lui. La question qui se pose au travailleur concerné n’est alors

pas seulement de respecter ou non la prescription émanant de sa hiérarchie : « travailler, c’est

mettre en débat une diversité de sources de prescription, établir des priorités, trier entre elles,

et parfois ne pas pouvoir les satisfaire toutes tout le temps » (Daniellou, 2002, p 11). Yves

Schwartz (2000) parle ainsi de « débat de normes » entre les « normes antécédentes » et les

propres normes de vie de chacun.

Une fois le travail réalisé, les entreprises cherchent à le mesurer et l’évaluer par la mise en

place d’« outils de gestion » (Moisdon, 1997, 2005). Dans les situations de service

l’évaluation se réalise avec les mêmes critères que ceux utilisés dans le domaine industriel.

Les entreprises se servent pour cela des moyens de production qu’elles ont mis en place,

notamment les outils informatiques, pour évaluer un nombre de dossiers traités, le temps mis

pour chaque dossier, ou le temps passé auprès de chacun des clients.

Mais les auteurs que nous citons ici soulignent combien ces outils sont pauvres en

éléments d’appréciation sur le contenu même de ces réalisations et surtout sur la complexité

des objets traités. Les « critères » élaborés donnent alors peu d’information sur le service

rendu, sur la qualité de la relation de service réalisée. L’évaluation se heurte à une difficulté

majeure liée à la dimension singulière des situations de service, à la présence du client dans le

processus de production. Christian Du Tertre (2005) rappelle ainsi que contrairement au

domaine de l’industrie, la qualité de service n’est pas un état stabilisé dont on détermine les

composantes en amont de sa production. François Hubault et Fabrice Bourgeois (2002)

insistent, pour leur part, sur le fait que le concept de relation de service signe l’irruption et la

reconnaissance de la subjectivité dans le champ économique. Il restera toujours une « part »

de la performance qui ne pourra pas être évaluée. En outre les procédures de contrôle tentent

de cadrer l’activité des opérateurs en standardisant, par exemple, leurs possibilités d’action

via l’inscription dans les outils informatiques (NTIC), ou en standardisant leurs

comportements via des scripts comportementaux et/ou verbaux dans les situations d’accueil.

Tout cela fait ressortir un paradoxe fort : les entreprises prescrivent l'autonomie sous

contrainte ; une évolution dont les grands dispositifs statistiques rendent compte. Les marges

de manœuvre des salariés dans leur travail ont eu tendance à se restreindre entre 1998 et 2005,

à l’inverse des années 1991-1998 (Bué, Coutrot, Hamon-Cholet, Vinck, 2007). De plus en

plus de salariés déclarent « recevoir des indications précises » sur les modes opératoires, et ne

pas pouvoir « choisir eux-mêmes la manière de procéder ». Ils sont aussi de plus en plus

nombreux à ne pas être autorisés à régler les incidents eux-mêmes, sauf dans certains cas

précis.