CHAPITRE 2 . QU’EST-CE QUE « TRANSMETTRE » EN SITUATION DE
2. Un déroulement multimodal
On vient de le voir, la transmission se déroule dans des contextes, des situations, plus ou
moins formels et formalisés : soit dans des dispositifs institutionnels, soit à l’initiative des
travailleurs eux-mêmes en fonction de circonstances particulières. On a repéré aussi que le
réseau d’acteurs impliqués est plus ou moins large. Ces deux facteurs de diversité sont déjà
par eux-mêmes à l’origine d’une variété des modalités de transmission. C’est ce que montrent
par exemple Delgoulet et al. (2012), dans une étude menée à la SNCF. Les auteurs
différencient plusieurs formes de tutorat, ou plutôt, plusieurs modes d’organisation de
« l’activité tutorale ». On y retrouve un fonctionnement en binôme, à l’image du
compagnonnage, mais aussi des formes de tutorat collectif. Ce dernier se réalise dans certains
cas en fonction d’aléas de la production, où les imprévus des conditions de réalisation des
tâches « imposent » à une équipe de prendre en charge le nouveau. Dans d’autres cas, le
tutorat collectif peut devenir plus formel sur un mode « tournant » : les membres du collectif
deviennent tuteurs à tour de rôle. Avec ce mode de tutorat la charge de travail que représente
l’accueil du nouveau se répartit sur plusieurs membres de l’équipe. Par ailleurs, et toujours
selon les auteurs, ces deux types de tutorat peuvent se combiner car il existe des situations où
« même lorsqu’un binôme est formellement constitué, la nouvelle recrue reçoit aussi des
informations, des conseils, d’un grand nombre d’acteurs » (ibid., p3).
Au-delà de ces deux premiers éléments – cadre de transmission plus ou moins formalisé,
plus ou moins collectif – plusieurs recherches ont analysé en détail le déroulement de cette
« activité tutorale » (que l’on retrouve sous cette appellation ou d’autres) au sein de binômes
notamment, dans différents secteurs. Au travers de ces recherches on comprend que cette
activité implique à la fois des échanges verbaux et non verbaux, unilatéraux ou réciproques,
des temps de présence commune ou de séparation, avec des positionnements divers au regard
de l’action à réaliser (avant, pendant ou après celle-ci).
De ce point de vue il est intéressant de présenter le cadrage que proposent Cloutier et al.
(2002) dans leur étude sur les cuisiniers et les usineurs au Québec. Les auteurs ont identifié au
total, dans ces deux métiers, dix-huit stratégies différentes des tuteurs, qu’ils ont par la suite
catégorisées en fonction de deux éléments majeurs : d’un côté « l’implication du novice »,
d’un autre, le « niveau de sophistication ». L’implication est « faible » quand le travailleur
expérimenté s’en tient à montrer au novice ce qu’il faut faire ou quand il donne une
information non explicitement demandée par ce dernier. Elle est « élevée » au contraire quand
l’expérimenté incite le novice à contrôler lui-même ses actions, en se contentant de le guider
ou en se tenant complètement à l’écart. Entre ces deux extrêmes, les auteurs parlent
d’implication « moyenne » quand l’expérimenté répond à une demande d’information
exprimée par le nouveau, ou quand il « l’encourage à poser la même action que lui ». Quant
au niveau de sophistication, « il est élevé lorsque la stratégie employée implique soit la
création de toutes pièces d’une situation d’apprentissage qui vient interrompre
temporairement le déroulement des opérations, ou bien lorsque le travailleur expérimenté
laisse aller le contrôle de la situation et s’ajuste aux stagiaires » (ibid., p 22). Les auteurs
aboutissent ainsi à la classification suivante (Figure 1, ci-contre)
16.
16 Dans ce tableau les auteurs parlent de « jeune » à chaque fois qu’il est question du nouvel arrivant, en
l’occurrence un apprenti. Rappelons que dans notre recherche le nouveau peut appartenir à diverses tranches d’âge. Par ailleurs, la mention « goûter » ne vaut évidemment que pour les cuisiniers.
Figure 1: Classification des stratégies de transmission (Cloutier et al., 2002, p 22)
Dans son étude sur le tutorat d’apprentis mécaniciens automobiles, Patrick Kunégel
(2005, 2006, 2011) propose pour sa part un «modèle diachronique de l’activité tutorale». La
construction de ce modèle a reposé initialement sur la distinction – non dénuée de similitudes
avec celle proposée par Cloutier et al., que l’on vient de décrire – entre trois formes de
l’activité tutorale :
1) «la transposition de la prescription» : le tuteur attribue à l’apprenti mécanicien, à
travers des consignes, une tâche à exécuter. Il donne des explications, simplifie l’énoncé, ou
l’explicite en rappelant des règles en usage dans l’entreprise. Cette transposition de la
prescription exige du tuteur d’avoir une représentation de deux niveaux imbriqués : une
connaissance des caractéristiques de l’apprenti en termes de potentialités, et une connaissance
des caractéristiques de la tâche en termes de difficultés ;
2) «la monstration »désigne l’ensemble des interactions (verbales ou agies) conduites
par le tuteur dans le but de donner à voir ou de commenter sa propre activité. L’auteur cite
lui-même à cette occasion les travaux antérieurs de Bruner (1983) et Winnykamen (1990) qui
et distinguent « le geste « ostensif » du tuteur du geste lisse du professionnel ». L’énonciation
accompagne alors les gestes en action et permet d’attirer l’attention.
3) « le guidage » désigne l’ensemble des séquences où le tuteur produit des énoncés alors
que l’apprenti réalise l’activité. Ces énoncés ont pour but de diriger le geste, d’orienter
l’action, de prévenir les erreurs, de fournir des informations utiles à l’exécution.
Ce découpage des formes de l’activité tutorale s’est par la suite enrichi (Kunégel, 2006,
2011). D’une part la transposition de la prescription a été découpée en deux temps, celui de la
« sélection de la tâche », marquée par le niveau d’engagement du tuteur dans sa mission et les
impératifs de production du garage, et celui de la « consigne ». D’autre part se sont ajoutées
deux formes qui ne figuraient pas dans le modèle initial : le « laisser-faire » quand le tuteur
fait le choix (ou est obligé, compte tenu de ses propres contraintes de travail) de laisser le
novice livré à lui-même ; et l’« évaluation » sous ses diverses formes, qu’il s’agisse de
mesure, de jugement ou de débriefing.
L’auteur insiste sur l’idée que ces formes de l’activité tutorale ou « intervention de
tutelle » sont évolutives. Le « modèle diachronique de l’activité tutorale » qu’il élabore,
repose alors sur l’évolution de trois éléments majeurs, fortement dépendants les uns des
autres :
- le niveau de complexité de la tâche à réaliser (présumé par le tuteur, et censé s’élever
au fil du temps) ;
- le niveau de compétence de l’apprenti (lui aussi présumé par le tuteur, et censé
s’élever au fil du temps) ;
- le mode d’organisation du couple tuteur-apprenti (« tandem » ou « autonomie
relative »).
En analysant l’évolution combinée de ces trois éléments, l’auteur en vient à distinguer six
« configurations de l’activité tutorale », allant de la « familiarisation » à la « mise au
travail », qu’il représente schématiquement par la figure suivante (Figure 2, ci-contre).
Figure 2 : Modèle diachronique du tutorat, Kunégel (2006, p 243)
La familiarisation correspond à l’arrivée de l’apprenti dans le garage (l’auteur souligne
aussi qu’on peut la retrouver à d’autres moments du parcours, dès lors que les tâches ne sont
pas maîtrisées). Le maître initie et conduit les échanges ; ceux-ci ne semblent correspondre à
aucun schéma établi : il n’y a pas de «régularités séquentielles entre des ouvertures
annonciatrices de tâches à réaliser et des fermetures qui énoncent la suite du travail» (ibid.,
p 87). L’apprenti est sommé de montrer de l’attention, d’être ordonné dans son travail ; il se
familiarise avec les expressions du métier, apprend des règles fondamentales comme «est
responsable de l’action celui qui l’a commencée ». Maître et apprenti forment un tandem,
l’activité du maître vise à réduire la complexité des situations, et à mettre à contribution
l’apprenti à travers des petits boulots.
La familiarisation avancée est très proche de la précédente, à ceci près que l’apprenti
commence à réaliser des tâches simples mais relevant déjà du métier, et que le maître éprouve
davantage le besoin de communiquer avec lui en introduisant des éléments relatifs à
l’élaboration de l’action, et des informations techniques. Cependant l’auteur souligne que le
discours du tuteur n’est pas forcément compréhensible pour l’apprenti : les termes employés
n’ont pas encore de signification et l’apprenti n’a encore qu’une représentation incomplète du
système sur lequel il travaille. Il s’agit de situations «d’une complexité telle qu’elles ne
peuvent pas être comprises immédiatement par les apprentis, [mais] elles doivent être
pressenties, ambitionnées comme de nouveaux territoires à conquérir» (ibid., p 105).
La transmission correspond à la configuration attendue, le maître met à disposition de
l’apprenti mécanicien les ressources utiles à sa progression
17. Les échanges sont situés dans le
déroulement du travail, toutefois le maître prend le temps de faire comprendre un geste, un
raisonnement, une procédure, il « s’arrange avec la situation » et « l’utilise à des fins
d’apprentissage tout en restant à l’intérieur de la situation de travail ». L’activité productive
se retrouve alors subordonnée au déroulement des interactions : on suspend un geste, on
montre explicitement ce que l’on désigne par la parole, « on assiste alors à quelque chose qui
se rapproche de la mise en scène, d’un effort de didactisation ».
La « mise au travail assistée » marque le début de la séparation progressive du couple.
Elle procède d’une forme « d’ajustement en avance » car le niveau de compétence requis par
la tâche dépasse le niveau réel de l’apprenti. On observe une séparation par intermittence des
deux protagonistes, l’apprenti se retrouve dans un espace d’indépendance de courte durée
compensée par de longues consignes, des contrôles et reprises en main fréquents de la part du
tuteur.
La « mise au travail semi-assistée » où le maître confie à l’apprenti des tâches de métier
qu’il l’estime capable de réaliser, mais où la variation des situations contraint parfois
l’apprenti à réclamer de l’aide. C’est celui-ci, désormais, qui initie les échanges.
Enfin, la configuration « mise au travail » désigne le moment où l’apprenti « assume le
statut de producteur autonome ». La structure d’échanges avec son maître est réduite au
minimum.
L’intervention menée par Nathalie Montfort (2006) au sein d’une entreprise de fabrication
de pneumatiques met aussi l’accent sur la dimension diachronique de la transmission. Elle a
comparé le suivi de deux nouveaux au poste de « peseurs de blocs », à différents moments de
leur encadrement dans l’entreprise : le premier jour, le cinquième jour et au bout d’un mois,
une fois que les deux novices sont autonomes sur les postes. Les observables qu’elle prend en
compte sont le nombre de coups de couteau dans la matière avant pesée, la production réalisée
par jour et le contenu des échanges entre novices et encadrants. Deux modalités de
déroulement de la tutelle ont été observées et leur analyse permet d’apprécier leurs effets
différents sur les compétences acquises par les formés.
Pour le premier novice (N1), lors de son arrivée le premier jour, il y a un retard sur la
production et pas de collègue spécifiquement prévu pour un encadrement rapproché.
17 Rappelons ici que cette acception de la « transmission » ne sera pas exactement la nôtre puisque nous
utiliserons ce terme sans désigner une phase particulière des interactions entre les protagonistes.