CHAPITRE 2 . QU’EST-CE QUE « TRANSMETTRE » EN SITUATION DE
3. Des contenus multidimensionnels
On l’a déjà évoqué, les dispositifs de formation professionnelle (initiale ou continue) sont
régis par de nombreuses prescriptions. Les contenus des pratiques sont aussi des cibles de ces
prescriptions via notamment les « référentiels ». Ces derniers possèdent de multiples
appellations : de métier, d’emploi, de diplôme, de compétence, de formation… et sont
construits comme des outils normatifs et évaluatifs (Weill-Fassina, 2012). Quelle que soit leur
orientation, les référentiels cherchent à décrire les ressources que les individus doivent détenir
pour réaliser les tâches attendues, et cela indépendamment de la personne qui exerce
l’activité. Ces référentiels s’appuient principalement sur un modèle gestionnaire des
compétences qui en appauvrit la définition, selon Anne Dietrich (1999), qui explique ainsi la
genèse de ce modèle :
« certains concepts en gestion font l’objet d’un engouement soudain. Les
gestionnaires n’en retiennent souvent qu’une définition simplifiée pour véhiculer
une conception nouvelle de l’organisation, du travail ou de l’homme.
Fonctionnant à la manière de mots d’ordre organisationnels, ces concepts se
vident de leur capacité analytique pour devenir purement descriptifs. C’est le cas
de la compétence » (ibid., p 10).
Elle ajoute : « la compétence est le mot d’ordre qui va donner forme aux impératifs
gestionnaires de flexibilité et les concrétiser dans des savoir-faire et des comportements
requis » (id., p 11).
Patrick Mayen, Jean-François Métral et Claire Tourmen (2010) précisent pour leur part
que les référentiels aboutissent le plus souvent
« à découper l’activité des professionnels en autant de tâches listées qui
deviennent des « savoir-faire (« capacité à »), puis à identifier des « savoirs » et
« savoir-être » […]. Les référentiels de compétences présentent alors des listes de
capacités, connaissances, savoir-faire, savoir-être, habiletés, aptitudes, qualités
etc. et compétences, plus ou moins généraux, décontextualisés et non
hiérarchisés » (ibid., p 32).
On comprend dès lors les réflexions critiques auxquelles les référentiels donnent lieu de la
part des auteurs soucieux de défendre le point de vue de l’activité, comme ici Pierre Pastré
(1999) :
« (les référentiels) décrivent les tâches prescrites, non le travail réel ; dans un
moment où il y a une crise de la prescription, ils apparaissent comme des
éléments rigides, qui n’épousent pas l’évolution des métiers ; enfin, marqués par
leur origine très comportementaliste, ils oublient le savoir-comprendre, en ne
retenant que des savoir-faire » (ibid., p 18).
Ce sont ainsi les situations de travail elles-mêmes, dans leur complexité, qui sont absentes
des référentiels, « rien n’est dit sur la réalité du travail, ses contraintes, ses objets, autrement
dit, les situations que les professionnels auront à rencontrer » (Mayen, Métral, Tourmen,
2010, p 33).
On retrouve des préoccupations voisines dans des recherches sur la formation en
alternance. Là aussi on assiste à des remises en question d’un modèle simplificateur qui a
persisté longtemps, et qui reposait sur la séparation entre « savoirs théoriques » plutôt appris à
l’école, et « savoir-faire » plutôt acquis dans la pratique en entreprise. Philippe Perrenoud
(2001) met au contraire l’accent sur la nécessaire articulation entre théorie et pratique dans les
formations en alternance. Il précise alors que théorie et pratique ne se créent pas dans des
lieux distincts : même si « les rapports au réel, à l’action, à la réflexion et aux savoirs diffèrent
certes selon qu’on mène une activité en milieu de travail ou qu’on l’analyse en prenant de la
distance », le « terrain » n’est pas le seul univers de la formation qui se réfère à la pratique, et
il n’est pas dépourvu de théorie. La formation professionnelle, même dans le cadre de l’école
« est censée se référer constamment à une pratique expérimentée ou anticipée », et à l’inverse,
« dans le cadre du travail, on ne cesse de mobiliser des savoirs théoriques, même s’ils ne
suffisent jamais à guider l’action » (ibid., p 10).
L’opposition théorie vs pratique se retrouve aussi au sein des entreprises et suscite des
critiques similaires. Alain Savoyant (2006) explique par exemple que dans de nombreuses
entreprises ou situations de travail « on a tendance à assimiler le théorique au prescrit et le
pratique à la mise en œuvre de ce prescrit » (ibid., p 12). L’auteur conteste cette assimilation :
si une prescription consiste en une « liste de choses à faire, à réaliser, on est bien du côté de la
pratique et sûrement pas du côté de la théorie. Le prescrit c’est précisément de la pratique », à
l’inverse, « la théorie c’est tout ce qui fonde la pratique, c’est tout ce que je connais sur le
monde qui me permet d’agir dedans » ; « c’est tous les savoirs qui vont rendre compte des
propriétés de la situation, de leur relation, etc. » (id., p 13), et que l’auteur nomme aussi
« savoirs épistémiques ».
Ces éléments sont à mettre en lien avec les paradigmes de la didactique professionnelle,
dont Pierre Pastré (2008) explique pourquoi elle met l’activité au centre de son analyse : « la
manière habituelle que nous avons de concevoir les rapports entre activité et savoirs est
généralement calquée sur la manière dont on comprend les rapports entre théorie et pratique :
la pratique comme simple application de la théorie » (ibid., p 56). Il ajoute que si l’on pense
ainsi « on passe à côté de la dimension constructive et créative de l’activité » (id.).
Plus précisément Pierre Pastré, Patrick Mayen et Gérard Vergnaud (2006) soulignent que
les « savoirs épistémiques » et les « savoirs pragmatiques » valent d’être distingués, mais ne
doivent pas être mis en opposition. Les registres épistémiques et pragmatiques sont les modes
d’expression de deux formes de la connaissance (« prédicative » et « opératoire »), appliquées
à un domaine donnée. Chaque registre est caractérisé par son but et par le type de
conceptualisation qu’il implique.
- les « savoirs épistémiques » ont pour finalité de rendre compte de l’état du monde, ils
décrivent ainsi les objets du monde par leurs propriétés et leurs relations : « par
exemple, face à un système technique, le registre épistémique permet de répondre à la
question : « comment ça fonctionne ? ». Il cherche à identifier les relations de
détermination qu’on peut établir entre les principales variables constitutives du
- les savoirs « pragmatiques » ou encore « opératifs », sont, eux, des savoirs utilisés
dans une action, et ne retiennent du monde que ce qui est pertinent pour cette action.
Ainsi, selon les auteurs, le registre pragmatique a pour but la réussite de l’action, en
identifiant des indicateurs qui vont permettre de réaliser un diagnostic de la situation.
Si l’on reprend l’exemple d’un système technique, « il répond à la question :
« comment ça se conduit ? » […] (Il) sert ainsi à relier les prises d’informations aux
répertoires de règles d’action disponibles » (id.).
Alain Savoyant (2006) ajoute que tous les savoirs, qu’ils soient académiques,
disciplinaires ou professionnels ont une dimension épistémique. Toutefois, les savoirs
épistémiques impliqués dans les savoirs professionnels sont moins bien définis, moins
organisés, souvent non énoncés ou peu formalisés et ne sont pas facilement explicitables, en
comparaison de ceux appliqués dans les savoirs disciplinaires ou académiques.
L’approche de la didactique professionnelle éclaire ainsi le caractère multidimensionnel
des contenus en distinguant deux registres de conceptualisation, en montrant leur articulation
nécessaire, et les multiples facettes de chacun d’eux. Les recherches des ergonomes vont
retrouver cette diversité, et bien sûr la place centrale de l’activité, en s’intéressant elles aussi
aux contenus des pratiques susceptibles d’être « objets » de la transmission professionnelle,
c’est-à-dire – pour reprendre l’acception de cette dernière que nous avons indiquée en
introduction – aux éléments médiatisés par autrui en situation réelle de travail, et susceptibles
de constituer une ressource potentielle que la personne devra s’approprier pour agir en
situation.
Il n’est donc pas surprenant que, dans ces recherches, la diversité des « contenus
transmis » soit à la mesure de la multiplicité des facettes des pratiques professionnelles, telle
qu’elle ressort de l’analyse détaillée de l’activité et de sa compréhension. Catherine Teiger
(1993) souligne bien ce caractère complexe et multidimensionnel de l’activité, tel que les
ergonomes le montrent. Elle rappelle que celle-ci est l’expression d’un compromis dont la
construction est
« de nature stratégique : il s’agit plutôt d’une méta-activité, c'est-à-dire d’une
activité de gestion des activités, qui intègre à la fois des connaissances techniques
nécessitées par les spécificités de la tâche et des métaconnaissances que possède
l’opérateur sur son propre fonctionnement » (ibid., p 120).
Selon l’auteure cette « intelligence stratégique » présente trois caractéristiques :
« elle est multidimensionnelle et comprend des dimensions biologiques,
cognitives, affectives et axiologiques, dont l’articulation est très mal connue ; elle
gère le temps, temps de l’individu, temps de la production, temps de la société ;
elle ressortit à la pensée naturelle orientée vers la résolution de problèmes
concrets » (id.).
Cette façon de voir implique d’emblée une distance entre l’approche des ergonomes et les
démarches usuelles des entreprises, quand celles-ci cherchent à capitaliser, formaliser et
stocker « les » savoirs détenus par les « anciens » pour les transférer, les transmettre aux
nouveaux. Comme le font remarquer Céline Chatigny et Nicole Vézina (2008),
« ce qui intéresse l’ergonome en matière de savoirs professionnels, c’est moins
d’arriver à une typologie de savoirs que de prendre en considération tout ce qui
joue un rôle dans la construction de l’activité, des régulations et des stratégies
permettant d’apprendre et de réaliser le travail en contexte réel » (ibid., p 138).
Il ne s’agit pas pour autant de renoncer à décrire la diversité des contenus, transmis ou à
transmettre. C’est ainsi qu’Esther Cloutier et al., dans leur étude déjà évoquée, réalisée auprès
de cuisiniers et d’usineurs, ont élaboré une catégorisation des savoirs réellement transmis en
situation de travail. Cette classification repose sur trois niveaux, selon les différents aspects du
travail auxquels ils renvoient
18: le niveau microscopique fait référence à l’objet fabriqué,
l’outil ou la machine utilisés, les modes opératoires ; le niveau mésoscopique concerne le
collectif de travail, la santé et la sécurité du travail, le traitement des informations et les écarts
entre l’école et l’entreprise ; le niveau macroscopique renvoie aux aspects de l’organisation
du travail, du processus de production, ainsi que les valeurs partagées dans l’entreprise et le
sens du travail. Les éléments réellement transmis font ainsi référence à des aspects du travail à
différents niveaux et qui dans l’activité, s’entremêlent.
Dans son étude, menée auprès de travailleurs de deux secteurs : une chaîne de
transformation de viande et un service d’intervention sur les réseaux d'eau, Céline Chatigny
(2001a ; 2001b ; 2001c) propose également une catégorisation des éléments de connaissance à
acquérir, et s’intéresse en outre à la dynamique de ces acquisitions. Elle développe le concept
de « ressources opératoires » qu’elle présente comme « des aides que les individus se
construisent individuellement et collectivement, à partir d’éléments de l’environnement de
travail et de vie privée, représentant pour eux une source potentielle de ressources »
(Chatigny, 2001a, p 8). Sur cette base, elle identifie dans les situations observées des
ressources opératoires qui correspondent à plusieurs dimensions de l’activité : spatiales,
temporelles, humaines, matérielles et techniques. De plus, elle met en évidence une
progression dans les éléments qu’il faut apprendre. Il s’agit tout d’abord d’apprendre à
« identifier les sources de ressources et de contraintes » des situations, puis seulement par la
18 Afin ne pas alourdir la présentation, nous prendrons ici uniquement les éléments relatifs à l’usinage
suite apprendre à « construire et utiliser les ressources pertinentes », et enfin, apprendre à
« contourner et limiter les inconvénients des contraintes ».
On retrouve cette idée de progression, et une catégorisation qui présente quelque analogie
avec la précédente, dans le modèle présenté par Nicole Vézina (Vézina, 2001 ; Vézina,
St-Vincent, Dufour, St-Jacques et Cloutier, 2003) sur la base de deux travaux réalisés, d’une part
dans une entreprise de fabrication de bottes, et d’autre part dans une entreprise de fabrication
automobile. Nous allons expliciter cette grille de lecture, qui met bien en évidence la
complexité des apprentissages, tout en favorisant leur analyse. L’auteure fait le constat que les
travailleuses et travailleurs de ces deux métiers ont exprimé de la même façon les étapes
d’apprentissage qu’ils devaient parcourir pour maîtriser un poste de travail, allant de
l’apprentissage « des opérations » à la possibilité « d’être à l’aise » puis « d’être en
contrôle ». L’auteure a schématisé ces éléments de la manière suivante (Figure 3, ci-dessous).
Figure 3: Les différents niveaux d'apprentissage selon les travailleurs et les travailleuses de deux usines de fabrication (Vézina, 2001, p 56)
Le premier niveau, « apprendre les opérations », représente selon l’auteure, la
découverte de la tâche prescrite, des attentes et exigences de l’entreprise et des
différents interlocuteurs, y compris les collègues de travail. Le travailleur se
familiarise aussi avec les moyens et les conditions présents pour réaliser la tâche.
Cette période est très courte, de quelques heures à quelques jours ; l’auteure précise
qu’il s’agit souvent de la seule période où les apprentis bénéficient d’une personne
ressource ;
Le second niveau, « être à l’aise », correspond à la période où la personne cherche à
trouver sa propre façon de faire : « comment se placer, comment ordonner les
opérations, comment préparer les outils, etc. ». La personne cherche ici « à réguler son
travail pour diminuer les contraintes, récupérer du temps, élargir sa marge de
manœuvre et atteindre un équilibre entre sa santé et la production ». Cette période
semble plus longue que la précédente, s’étalant sur plusieurs semaines ;
Le troisième et dernier niveau, « être en contrôle », coïncide avec le moment où la
personne est en mesure de faire face à la variabilité du travail, aux incidents, aux
évènements qui se présentent. Le travailleur réussit à réaliser son travail dans
différents types de situations, et ce, malgré les difficultés qu’il rencontre. Dans l’étude
sur les couturières dans la fabrique de bottes, Nicole Vézina et al. (1998), avaient
relaté que celles-ci estimaient à deux ans le temps nécessaire pour atteindre ce niveau
de « contrôle » sur l’un des postes de travail.
Ce modèle a été réutilisé par la suite par Sylvie Ouellet en 2009, dans le cadre de sa
thèse
19centrée sur l’apport de l’analyse ergonomique à la conception de formation, en vue de
la prévention des troubles musculosquelettiques dans le secteur de la découpe de viande.
Sylvie Ouellet et Nicole Vézina formulent l’hypothèse qu’il est important de non seulement
transmettre aux apprentis le « quoi » faire, mais aussi le « pourquoi » et le « comment » faire ;
les résultats semblent montrer que les deux premiers items prédominent (Ouellet et Vézina,
2009). Elles se fondent sur l’affirmation de Sandra Bellier 2002), selon laquelle « l’analyse
des contenus à transmettre doit aller beaucoup plus loin que la simple mécanique du geste
physique, concret ou abstrait. Il faut intégrer d’emblée la compréhension de la méthode
sous-jacente, de la façon de s’y prendre » (ibid., p. 48). En référence à ces éléments de réflexion,
elles élaborent une typologie de savoirs qu’elles redéfinissent ainsi :
le « savoir-faire » est défini comme « la capacité d’un individu à mobiliser dans son
activité un ensemble de savoirs lui permettant d’atteindre un objectif » ;
le « savoir-faire efficient » fait référence à « la capacité d’un individu à mobiliser dans
son activité un ensemble de savoirs lui permettant de répondre à un objectif visant à la
fois la production et la protection de sa santé et celle des autres » (Ouellet et Vézina,
19 Il s’agit d’une « thèse par articles » : Ouellet et Vézina (2008) et Ouellet et Vézina (2009)