CHAPITRE 1. UN MONDE DU TRAVAIL EN ÉVOLUTION : ENJEUX POUR
3. Des populations mouvantes
3.1. Contexte global
3.1.1. Evolution du contexte démographique
Dans les années 80-90, en France, les structures d’âge des entreprises montraient un
resserrement autour des âges médians, du fait de la génération nombreuse du baby-boom, de
l’arrivée tardive des jeunes dans la vie active et des sorties précoces des plus âgés (Molinié,
2001). Aujourd’hui, le contexte démographique a changé. Les premières générations du
baby-boom ont atteint l’âge de la retraite, la part des cinquantenaires va encore être importante au
sein des entreprises, mais des plus jeunes arrivent sur le marché du travail :
« coexistent souvent dans beaucoup d’entreprises, deux générations avec peu de
salariés d’âges intermédiaires : l’une, relativement nombreuse et ancienne, a au
moins 50 ans et a connu une certaine étape de l’histoire de l’entreprise et de ses
conditions de travail ; une autre, plutôt jeune, récemment recrutée et moins
nombreuse » (Gaudart, Molinié et Pueyo, 2006, p 474).
Plus généralement, la prise en compte d’une population au travail marquée par une
diversité devrait devenir l’un des axes majeurs des entreprises pour accompagner la transition
démographique et économique en cours, notamment sous l’angle de la diversité des âges au
travail : tenir compte des spécificités qui se construisent dans le travail avec l’âge et aux
différents âges, organiser la transmission entre générations, fidéliser des nouveaux aux
parcours diversifiés (Gaudart et al., 2008).
D’après les enquêtes de la DARES, si le thème du vieillissement est de plus en plus
présent dans le débat public, il ne semble pas inquiéter outre mesure les entreprises, dont la
réflexion sur le sujet reste limitée (Minni et Topiol, 2002). Ces auteurs, en exploitant les
données de l’enquête ESSA
3, réalisée en 2001, relataient plusieurs éléments dans ce sens :
près d’un responsable d’établissement interrogé sur deux n’avait jamais réfléchi au sujet du
vieillissement de ses effectifs et guère plus d’un responsable d’établissement sur cinq
déclarait avoir une idée précise de la situation à venir. De plus, la question du vieillissement
des effectifs n’avait fait l’objet d’une réflexion globale au sein de l’établissement que dans
13 % des cas et, le cas échéant, les partenaires sociaux n’avaient été consultés qu’une fois sur
deux. Enfin, seul un tiers des établissements de plus de 200 salariés, davantage confrontés au
vieillissement des effectifs que les établissements de taille inférieure, déclaraient se
préoccuper de ce sujet. En outre, parmi les établissements qui avaient embauché en 2000, près
de 90 % avaient recruté un salarié de moins de 30 ans, et seulement un quart des
établissements avaient fait appel à un salarié de 50 ans ou plus. Les auteurs précisaient que
même s’il n’y a pas de discrimination avouée à l’encontre des plus âgés, de nombreux
responsables continuaient à les stigmatiser à travers des stéréotypes relatifs à leurs
compétences, attitudes et aptitudes au travail (Minni et Topiol, 2003).
Plus récemment, la DARES a mené une nouvelle enquête sur ce thème, selon un
protocole voisin : l’enquête sur la Gestion des salariés de 50 ou plus (Defresne, Marioni et
Thévenot, 2010). Il en ressort que la perspective d’une augmentation de la part des salariés de
50 ans et plus dans les années à venir suscitait moins d’appréhension en 2009 qu’en 2001, et
le seuil moyen auquel un salarié est considéré comme « âgé » s’est relevé entre ces deux
dates.
Cette même enquête donne un aperçu des avantages et inconvénients comparatifs entre
jeunes et âgés du point de vue des employeurs. Les âgés sont réputés faire preuve d’une
attitude plutôt négative face aux changements, et éprouver des difficultés à apprendre de
nouvelles techniques. Des aptitudes physiques moindres sont évoquées aussi, mais de façon
moins fréquente. Ces critiques sont toutefois contrebalancées par des qualités qui leur sont
reconnues : l'expérience et le savoir-faire, la conscience professionnelle et la motivation. Les
3 Enquête sur les Salariés Selon l’Age menée auprès de 3 000 établissements du secteur privé et
semi-concurrentiel non agricole de 10 salariés et plus.
jeunes se voient reprocher une moindre disponibilité horaire mais sont jugés plus mobiles et
plus adaptables.
3.1.2. Flexibilité, polyvalence, mobilité
Il est devenu courant d’affirmer que les individus devraient être en mesure de s’adapter
aux évolutions, de changer d’activité professionnelle, d’emploi, voire de métier plusieurs fois
au cours de leur vie active (Germe, Monchatre et Pottier, 2003) ;
« il est en effet devenu banal de demander aux individus de faire varier leur
présence, leur disponibilité, leurs affectations, leur compétence (individuelle et
collective) au gré des variations d’activité de l’entreprise, de ses contraintes
économiques, industrielles, logistiques, etc. ou de ses aléas (internes ou
externes) » (Everaere, 2012, p 14).
Les entreprises ont recours à plusieurs modes de flexibilité dans la gestion de leur
main-d’œuvre. Ceux-ci sont souvent utilisés de manière concomitante et font apparaître des
« stratégies de flexibilité » (Bunel, 2006), en lien avec les caractéristiques structurelles des
entreprises (taille, secteur) et les caractéristiques de la demande (ampleur, saisonnalité,
prévisibilité et causes des fluctuations). Les modes de flexibilité les plus utilisés sont le
recours aux contrats à durée déterminée, aux intérimaires, aux heures supplémentaires ou
complémentaires, à la modulation-annualisation du temps de travail et à la polyvalence.
D’autres modes, plus marginaux, existent également : le recours au chômage partiel, le
décalage des vacances, l’échange de salariés entre employeurs, l’envoi de salariés en
formation, la mise en préretraite (id., p.14). L’inventaire de ces modes et stratégies de
flexibilité des ressources humaines au sein des entreprises fait de nouveau ressortir que les
individus, dans les modes de productions actuels, sont conçus essentiellement comme une
« variable d’ajustement » : adaptables et interchangeables.
Plus récemment, Christophe Everaere (2012) a étudié ces dispositifs de flexibilité des
ressources humaines en analysant leur compatibilité. Il propose de substituer à l’opposition
classique flexibilité interne vs flexibilité externe, celle de flexibilité qualitative (stable) vs
flexibilité quantitative (instable). Il ne regarde donc plus les dispositifs de flexibilité de la
main-d’œuvre en distinguant les actions menées à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise,
mais en examinant ce que cela implique en termes de stabilité nécessaire pour le
développement des compétences. On retrouve dans la catégorie des modes de flexibilité
quantitatifs ou instables : l’intérim, les CDD, le temps partiel, la flexibilité géographique, et la
polyvalence fonctionnelle. Ceux-ci font appel à une population semblable, plutôt peu
qualifiée. De son côté, la catégorie des modes de flexibilité qualitatifs appelle un niveau de
compétences plus élevé, on y retrouve : l’élargissement des tâches (seconde forme de la
polyvalence), la sous-traitance de spécialités, l’externalisation, la reconversion et la flexibilité
par valeur ajoutée dans le travail (soit la prise en compte du capital humain en termes de
compétences individuelles et collectives développées par les salariés). Les formes de
flexibilité quantitative sont très compatibles entre elles, voire quasiment substituables. En
revanche, il est très difficile de concilier une flexibilité quantitative et une flexibilité
qualitative :
« les intérimaires, CDD et salariés à temps partiel sont généralement peu ou pas
qualifiés.À ce titre, ils ne bénéficient pas des efforts de formation consentis par
les entreprises. Dit autrement, les entreprises investissent peu dans ce capital
humain temporaire, instable et pauvre en qualification. Ces ressources humaines
précaires ne sont pas en mesure de prendre en charge des situations de travail
complexes qui nécessitent des connaissances pointues, de l’expérience, des
capacités d’autonomie, de la créativité, une maîtrise profonde des outils de
travail, des process, des produits ou des services à délivrer. Leur instabilité dans
l’entreprise (contrats de travail temporaires et/ou présence diffuse à temps
partiel) les éloigne des logiques de montée en compétence individuelle et
collective par le biais des formes de coopération et de travail collectif » (ibid., p
28).
D’après Anne Mansuy et Loup Wolff (2012), les contrats à durée déterminée touchent
9,6 % de la population salariée, l’intérim 2,1 % et l’apprentissage 1,5 %. Ces types de contrats
reviennent majoritairement aux salariés les plus jeunes. Sur les 3 millions de salariés
travaillant en 2010 sous ces types de contrat, plus de la moitié a moins de 29 ans, et plus d’un
tiers moins de 24 ans. Ces proportions étaient moindres en 2003. Cette évolution est
notamment due au développement rapide de l’apprentissage : de 241 000 en 2003, le nombre
d’apprentis est passé à 338 000 en 2010.
Les entreprises prônent par ailleurs la polyvalence et la mobilité de leur main-d’œuvre. Or
ces notions sont complexes voire ambiguës car elles recouvrent plusieurs acceptions possibles
et ont pour conséquence directe pour les salariés de développer davantage des parcours
individualisés, ponctués de ruptures (dans l’emploi ou dans le travail), de trajectoires et
itinéraires professionnels diversifiés, ce qui nécessite des réflexions sur l’accès à l’emploi, sur
le maintien dans l’emploi en lien avec l’obligation de mettre en place des parcours
professionnels et de formation tout au long de la vie.
La notion de polyvalence, par exemple, prend en compte à la fois la variété des tâches et
la variété des affectations. Christophe Everaere (2008), dans le prolongement de sa typologie
des flexibilités, juge ces deux acceptions de la polyvalence contradictoires :
« la contradiction entre les deux conceptions de la polyvalence tient au fait que la
variété des tâches est compatible avec la compétence et l’expertise mais à la
condition sine qua non de disposer d’une relative stabilité dans un poste ou plutôt
dans une situation de travail donnée. En revanche, la variété des affectations d’un
poste ou d’une fonction à l’autre a pour effet de dégrader cette compétence, en
empêchant le processus d’apprentissage nécessaire à la maîtrise de chacun des
postes ou de chacune des fonctions concernées. Ou alors, mais ce n’est que la
confirmation d’un lien contradictoire entre mobilité d’affectation et compétence,
la polyvalence par mobilité d’un individu d’un poste (ou fonction) à l’autre, n’est
possible que si le niveau d’exigence en termes de compétences, d’autonomie et de
responsabilité est faible » (ibid., p 5).
La notion de mobilité recouvre pour sa part différents types de situations de changement
d’emploi : à l’intérieur d’une même entreprise (mobilité interne), d’une entreprise à une autre
entreprise (mobilité externe). Cependant, une autre configuration existe, les situations où les
individus passent par une situation de chômage, « mobilité par le chômage ». En outre on
distingue également, dans la littérature, la mobilité professionnelle correspondant aux
éléments que nous venons de présenter, de la mobilité fonctionnelle, qui de son côté est
appréhendée à travers la formation continue.
Jean-François Germe, Sylvie Monchatre et François Pottier (2003) donnent quelques
précisions sur les évolutions des mobilités professionnelles depuis 20 ans. Celles-ci touchent
ainsi non seulement les jeunes en phase d’insertion, mais également les plus âgés, qui
apparaissent de moins en moins protégés par l’ancienneté acquise. De plus les disparités se
sont creusées au cours des dernières décennies. Celles-ci ne proviennent pas des passages
d’emploi à emploi, mais de la croissance des passages par le chômage qui touche surtout les
non qualifiés. Près de 50% des mobilités s’effectuent aujourd’hui, d’une année sur l’autre,
entre chômage et emploi contre seulement 20% au milieu des années 1970 (Aravis, 2010).
Les dispositifs de formation professionnelle ont, en principe, parmi leur objectifs
d’accompagner ces parcours plus instables. La loi de 1971, en imposant aux entreprises de
financer la formation continue de leurs salariés, visait à donner à tous l'accès à la formation,
réduire les inégalités en termes de formations initiales, et favoriser la mobilité fonctionnelle.
Or, le constat n’est pas celui attendu (Fournier Ch, 2003). En effet, selon notamment l’âge, le
niveau de formation initiale, la profession et catégorie socioprofessionnelle et la taille de
l’entreprise, l’opportunité de suivre une formation se présentera plus ou moins :
« au moment de l’entrée dans la vie active, les personnes les moins bien dotées
scolairement accèdent aux emplois les moins favorables en termes de catégorie,
de statut, de salaire et de temps de travail. La justice élémentaire voudrait
qu’elles bénéficient au cours de leur vie professionnelle de formations plus
nombreuses et plus consistantes afin de tenter d’améliorer leur situation. Or, c’est
l’inverse qui se produit : la formation va aux plus qualifiés. 54 % des cadres et 45
% des salariés exerçant une profession intermédiaire effectuent au moins une
formation par an, contre seulement 29 % des employés et 20 % des ouvriers. Le
niveau de qualification s’impose comme le facteur prépondérant de l’accès à la
formation continue... et l’âge joue comme facteur aggravant » (ibid., p 1).