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CHAPITRE 1. UN MONDE DU TRAVAIL EN ÉVOLUTION : ENJEUX POUR

2. Une expansion des services et des relations de service

2.1.Une économie « servicielle »

L’expansion relative des métiers du tertiaire dans l’économie des pays industrialisés est

une tendance de long terme, qui se poursuit. Un rapport du Centre d’Analyse Stratégique

montrait par exemple que cinq domaines professionnels allaient concentrer l’essentiel des

créations d’emplois en France entre 2005 et 2015 : par ordre décroissant, les services aux

particuliers, la santé et l’action sociale, les transports et la logistique, les métiers

administratifs, et le commerce et la vente (Chardon et Estrade, 2007).En 2010, les trois quarts

des personnes ayant un emploi (salarié ou non) travaillent dans le secteur tertiaire, 14,0% dans

l’industrie, 7,1 % dans la construction et 2,9 % dans l’agriculture (Mansuy et Wolff, 2012).

Au-delà même du secteur dit « tertiaire », les nouvelles exigences de réactivité et

d’adaptabilité à la demande (en termes de variétés des produits et services, et de délais

notamment), dans un contexte de forte concurrence, conduisent les entreprises à formuler

leurs stratégies d’offre en termes de « service offert au client », ce qui confère à la relation de

service une importance accrue (Besucco, Tallard, Du Tertre et Ughetto, 2002). Le «

client-usager-utilisateur-consommateur » est présent dans toutes les situations de production. Il

occupe des positions variables, suivant le type de relation. Il peut être présent ou absent

physiquement. Ce peut être un ensemble de personnes dans le cas d’une file d’attente par

exemple, et cet ensemble est « protéiforme » (Falzon et Lapeyrière, 1998), puisque sa

composition et ses contours varient dans le temps.

Les entreprises, au cours du temps, ont adopté différents positionnements vis-à-vis de la

place accordée au client dans leur conception de l’offre (David, 2001). Celui-ci a tout d’abord

été considéré comme un « consommateur », une figure caractéristique de la pensée des

systèmes de production industrielle. Ici la conception de l’offre est indépendante du client.

L’offre est standardisée et peu personnalisée. Dans une seconde période repérée par l’auteure,

le client tenait plutôt la position du « client-roi ». Les entreprises, dans un souci de

compétitivité, tentaient de s’adapter aux besoins individuels de chacun. L’offre commence ici

à se diversifier, en restant tout de même attachée à une clientèle spécifique. Enfin, ce qui

caractériserait la période actuelle, c’est la prise en compte du client comme « producteur » du

service lui-même. Il est présent dans toutes les phases de la production. Il participe à la

construction de l’offre, mais aussi à l’évaluation de la prestation. Cette évaluation devient

externe à l’organisation : elle est confiée au destinataire du service (Dujarier, 2006a, 2006b).

Les objectifs de production évoluent en conséquence. Ils sont formulés en termes de

satisfaction du client et de personnalisation de la relation. Marie-Anne Dujarier (2006a),

souligne ainsi qu’aujourd’hui les entreprises relevant de ce qu’elle nomme « services de

masse » se trouvent traversées par de fortes tensions entre « normalisation et

personnalisation » d’une part, entre « prévisibilité et adaptabilité » d’autre part, mais aussi

entre « répétition du même et reconnaissance de l’altérité » dans la relation de service

elle-même.

Cette évolution s’assortit d’une complexité, d’une imprévisibilité et d’une instabilité

accrues dans la réalisation du travail. Il est rare que les demandes des destinataires soient

clairement énoncées car elles sont formulées différemment selon les personnes et entremêlées

d’histoires de vie (Pochat et Falzon, 2000). Ces demandes sont souvent implicites, non

directement liées au service lui-même, mais davantage aux composantes relationnelles de la

rencontre : « la seule chose prévisible, dans l’organisation d’un service, a priori, c’est une part

importante d’imprévisibilité des attentes et comportements des clients/usagers » (Dujarier,

2006a, p 24).

Aurélie Jeantet (2003) souligne pour sa part la position de dépendance et d’ambivalence

des agents des services vis-à-vis des clients (les agents sont des guichetiers de la Poste dans

son étude). La dépendance tient au fait que les clients prescrivent le travail de l’agent et son

rythme par leur venue même et la nature de leur demande, puis contrôlent la prestation

pendant sa réalisation, avant de la sanctionner positivement ou non à son terme.

L’ambivalence se joue notamment dans des situations où les clients adoptent des « attitudes

supérieures en se permettant de donner des ordres aux agents ». Cette ambivalence

« peut être exprimée de façon condensée par les deux expressions : « rendre

service » et « être au service de ». Rendre service à autrui est un acte choisi et

valorisant, alors qu’être au service d’autrui est une situation contrainte et passive

de subordination. Ces deux dimensions se trouvent dans un rapport d’opposition

et d’intrication qui mérite d’être approfondi » (ibid., p 200).

Cet exemple, et l’interprétation qu’en donne cette auteure, permettent de mettre l’accent

sur une évolution plus générale de la société d’aujourd’hui : le « consumérisme » grandissant

auquel les agents des services doivent faire face.

L’objet de la relation de service est donc pour partie insaisissable du fait de son caractère

immatériel, et du fait qu’il se définit en co-production entre l’agent et le destinataire. Mais

l’activité de service ne peut se réduire à une relation personnelle et contractuelle entre l’agent

prestataire et le destinataire, car elle s’inscrit dans un contexte de travail en évolution, dans

une organisation, qui va plus ou moins aider cette activité.

2.2. La dimension relationnelle à l’hôpital

On peut commencer par rappeler que le secteur de la santé est lui-même en expansion.

Selon le rapport déjà cité (Chardon et Estrade, 2007), pour la période de 2005 à 2015,

l’ensemble des métiers de la santé et de l’action sociale étaient appelés à se développer, du

fait d’une demande croissante des ménages pour les soins médicaux et – indirectement – des

transformations du rôle de la femme dans la famille. Les offres de soins se développent, en

lien notamment, on l’a dit, avec le vieillissement de la population et l’évolution des

pathologies (polypathologies, pathologies chroniques). De nouveaux établissements de types

EHPAD (Etablissement d’Hébergement pour les Personnes Agées Dépendantes), maisons de

retraite, sont appelés à se créer, de même que se développent les services à la personne, à

domicile.

Dans ce contexte, les professionnels de santé ont connu une plus forte croissance en

nombre que l’ensemble des actifs (Billaut, Breuil-Genier, Collet et Sicart, 2006). Avec près de

520 000 infirmiers en activité en France, au 1

er

janvier 2010, la profession infirmière est la

première profession de santé en termes d’effectifs devant les médecins (212 000), les

pharmaciens (75 000) et les masseurs-kinésithérapeutes (71 000) (Barlet et Cavillon, 2011).

Avec la loi du 4 mars 2002 relative aux droits du malade et à la qualité du système de

santé, le patient est placé au centre de ce système, il devient légalement un « codécideur »,

dans les choix médicaux qui le concernent (Cordier, 2008). Aux enquêtes de satisfaction des

patients s’ajoute le traitement systématique de leurs plaintes et leur participation aux instances

de décision interne. Le patient n’est plus seulement un malade qu’il faut soigner, mais aussi

un client qu’il faut satisfaire. Beaucoup s’interrogent sur les effets de cette mise du patient au

centre du système de santé. Le patient est amené aujourd’hui à pouvoir se plaindre

juridiquement, ce qui préoccupe les soignants. Quoi qu’il en soit, la dimension « servicielle »

est affichée d’une façon de plus en plus visible dans les missions des infirmiers et

aides-soignants, en termes de « prise en charge du patient dans sa globalité » et « personnalisation

des soins ». Cependant, comme le montre Marie-Anne Dujarier (les services de gériatrie ont

constitué un de ses terrains de recherche), cet affichage ne s’accompagne pas nécessairement,

ni de moyens nouveaux, ni d’une réflexion sur les implications concrètes de ces objectifs

(Dujarier, 2006a).

L’approche ergonomique des relations de service dans les activités de soins permet

d’analyser le rôle de l’usager comme « partenaire d’une situation de travail coopératif » dans

les activités de soins (voir par exemple Cloutier et al., 2002, 2005, 2006). Il s’agira pour les

personnels et les patients de définir ensemble des modalités de coopération, pour se protéger

mutuellement des risques pour la santé, et cela nécessite une stabilité de la relation. Car les

soins

« sont essentiellement de nature relationnelle, parce qu'ils impliquent toujours au

moins deux personnes dont l'une a des besoins spécifiques. En fait, les soins se

concrétisent également en fonction d'une nécessité, et plus exactement d'un devoir

ou d'une obligation générés dans une relation où des êtres sont socialement

dépendants d'autres êtres. Le thème du «souci constant» se retrouve d'ailleurs

dans l'étymologie première du mot soin » (Saillant, 1991, p 16).

La relation de service, dans le secteur des soins, se caractérise ainsi par une forte

dynamique relationnelle entre les personnels et les patients. Cette dynamique relève d’une

relation durable : les personnels interviennent en amont et en aval de la relation de face à face,

pour l’inscrire dans une intervention thérapeutique ou d’aide.

2.3. Incidences possibles de l’expansion des relations de service sur la

transmission

L’idée que la relation de service, en particulier la relation de soins, « s’apprend », ne va

pas de soi. Bien des acteurs concernés par la transmission – les anciens, les nouveaux,

l’encadrement, les formateurs – sont tentés de se demander si les « compétences

relationnelles » (qu’il s’agisse des relations avec les patients ou leurs familles) ne relèvent pas

d’abord de l’histoire individuelle de la personne (du soignant), sinon d’un trait de

personnalité. Anne-Marie Arborio (2005) associe cette représentation aux approches plus

générales des « métiers de femmes ». Elle reprend l’idée de Michelle Perrot (1987, pp. 3-4),

selon laquelle certaines tâches « s'inscrivent dans le prolongement des fonctions

« naturelles », maternelles ou ménagères » et font donc appel à des compétences socialement

construites comme féminines. On rejoint ici la distinction proposée entre « caring of » et

« caring for » par Joan Tronto en 1989 (citée par Saillant, 1991) :

« on dira par exemple que l'homme démontre qu'il se préoccupe de sa famille en

fonction du travail qu'il fait, des valeurs matérielles qu'il détient et accumule dans

le but de veiller au bien-être des siens ; c'est ici le sens de caring of. Par ailleurs,

la femme se préoccupera directement de sa famille par un ensemble de soins

qu'elle dispensera de façon directe aux siens, selon le sens de caring for. […] La

pratique des soins (caring for) […] implique une forme spécifique d'engagement

moral ». (ibid., p16).

Dans une profession infirmière « traditionnellement féminine » (Bessière, 2005), qui

compte aujourd’hui 88% de femmes, une proportion relativement stable, prendre ses distances

avec cette vision naturalisante suppose de repartir de la relation de service vue comme une

co-production entre prestataire et destinataire (voir § 2.1. ci-dessus). Cela permet de cerner une

difficulté : comment des éléments qui se construisent dans l’interaction (avec le patient)

peuvent-ils être « transmis » (entre un soignant ancien et un nouveau) ? Il en découle

plusieurs autres interrogations : le destinataire (le patient) est-il présent ou non lorsque les

« encadrants

2

» transmettent ? Participe-t-il à la transmission, au-delà du rôle, difficilement

évitable, de « cobaye », qu’il joue au moins dans les premiers jours d’un apprentissage ?

Enfin, que peut-on laisser voir au destinataire (à un patient), au sujet de ce qui se joue dans

l’accueil ou la formation d’un nouveau ?

2 Nous utiliserons de façon générique ce terme pour désigner toutes les personnes, quels que soient leur grade,

leur statut et leur fonction, qui, à un moment donné, sont en situation de transmettre des savoirs à un collègue nouveau ou à un étudiant, donc « d’encadrer » la période d’arrivée de celui-ci.

Si les « nouveaux » sont des étudiants ou des jeunes diplômés, ces questions peuvent

s’avérer d’autant plus délicates qu’elles recouvrent des enjeux en termes de culture de métier

dans les différentes générations. Les valeurs de métier associées à la prise en charge du

destinataire (d’un patient) peuvent avoir évolué d’une génération à une autre, en lien avec

l’évolution de la société (vers la consommation notamment). C’est ainsi la considération du

client (du patient) qui change et avec elle, le rôle et la posture des agents (des soignants)

envers lui.

Du côté des soignantes, les plus anciennes d’aujourd’hui ont pu, notamment après les

mouvements sociaux des années 80-90 (Kergoat, 1991), se démarquer des idéaux de

dévouement hérités du passé religieux des hôpitaux. Mais par ailleurs elles ont élaboré, à leurs

débuts, leur vision de la relation de soins dans un contexte moins contraint qu’actuellement :

une moindre rotation des patients, une moindre pression financière, des tâches administratives

moins accaparantes, etc. Elles peuvent alors se demander s’il s’agit d’initier les jeunes à des

pratiques relationnelles intégrant les contraintes actuelles, ou à celles qu’il était possible de

mettre en œuvre naguère, avec l’espoir que les jeunes parviennent tout de même à les

préserver.