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L’existence du litige

Dans le document Le juge des requêtes, juge du provisoire (Page 46-51)

Section I. La qualification gracieuse ou contentieuse des ordonnances sur requête

A. L’absence de litige

2. L’existence du litige

29. Lorsque l’ordonnance sur requête est rendue sans qu’il y ait un refus extrajudiciaire préalablement opposé au requérant, elle ne recèle pas de litige né et actuel. La question de la

1 D. Le Ninivin, op. cit., p. 38

2 Ibid. ; V° également M. Bandrac, «Indications sommaires sur les principales modifications introduites dans les règles antérieures par le décret n° 75-1123 du 25 décembre instituant un Nouveau Code de procédure civile», JCP G 1976, I, 2799, n° 47.

3 S. Pierre-Maurice, op. cit., n° 41.

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qualification se déplace alors sur un autre terrain, celui du litige éventuel. Or, dans les cas où la situation du requérant ne caractérise pas un litige avéré du fait de l’absence de résistance ou d’opposition, il faut encore s’interroger sur le point de savoir si la possibilité que celui-ci survienne suffit ou non à conférer un caractère contentieux à l’ordonnance. Il s’agit là d’un obstacle majeur à la qualification des ordonnances sur requête, car la plupart des situations ne sont que potentiellement litigieuses. Dans grand nombre d’hypothèses, les faits ont vocation à précipiter l’éclosion d’un différend, sans que le litige ait éclaté au grand jour. Ainsi, lorsque l’un des époux demande la désignation d’un huissier aux fins de réalisation d’un constat relatant l’adultère de son conjoint, celui-ci n’a encore manifesté aucune résistance. Néanmoins, la demande est agressive et vise un individu désigné : le litige est latent. Dès lors, pour qualifier l’ordonnance sur requête au regard de la première proposition de l’article 25, il faut répondre à une double interrogation. Le critère du litige vise-t-il uniquement le litige né et actuel, ou est-il permis de tenir compte d’un litige simplement éventuel ? (a.) Dans l’affirmative, comment caractérise-t-on ce dernier ? (b.).

a. L’admission du litige éventuel comme critère de qualification

30. Le texte de l’article 25 ne donnant aucune précision sur le caractère actuel ou éventuel du litige, l’hésitation semble permise ; tant en jurisprudence qu’en doctrine, les opinions divergent. La majorité de la doctrine semble opter pour la thèse de l’actualité1, invoquant un double argument. Premièrement, lorsqu’un texte exige une condition, il semble plus logique de la considérer remplie en s’attachant au moment présent plutôt que de se référer à la simple possibilité qu’elle le soit. Deuxièmement, le risque d’éclosion d’un contentieux n’est que probabilité et une qualification ne peut être entreprise sur la considération d’un litige dont on ne sait même pas s’il éclatera un jour. Autrement dit, un présent certain vaut mieux qu’un futur éventuel, l’évolution d’un dossier ne pouvant jamais être connue d’avance. Ainsi, M. LE NINIVIN estime que « nul ne peut sérieusement prédire l’avenir en toute sécurité, alors que la constatation du présent n’offre en général guère de difficultés ni de discussion sérieuse »2. La jurisprudence, quant à elle, semble dispersée et peu représentative3, les arrêts rapportés n’abordant qu’indirectement la question1.

1 J.-L. Bergel, préc; ---, «Juridiction gracieuse et matière contentieuse», D. 1985, chron., p. 16 ; D. Le Ninivin,

op. cit.; Ph. Hoonakker, L'effet suspensif des voies de recours dans le nouveau Code de procédure civile : une chimère ?, thèse Strasbourg, 198 ; L. Cadiet et E.Jeuland, Droit judiciaire privé, Litec, 7e éd., 2011 ; V° Contra H. Motulsky, «Les actes de juridiction gracieuse en droit international privé», TCFDIP 1950, p. 15.

2 D. Le Ninivin, op. cit., p. 51.

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31. Bien qu’il puisse sembler cohérent d’adhérer à l’opinion selon laquelle le litige doit être actuel, rien n’interdit a priori de défendre la justification inverse. La thèse du litige éventuel peut en effet trouver en sa faveur de solides arguments. Si la situation présente un risque important de contentieux potentiel, l’intervention du juge ne peut y être la même qu’en matière gracieuse par nature2. Il ne s’agit alors plus de conférer l’efficacité à un acte de volonté privée pour lequel la loi a prévu un contrôle judiciaire, mais de préserver des droits en péril. Le juge ne joue pas le même rôle lorsqu’il désigne un mandataire ad hoc pour régir une copropriété, autorise l’inscription d’une sûreté judiciaire provisoire ou homologue une convention de partage. On peut douter qu’une telle hypothèse relève de la matière gracieuse. Si le risque de contentieux est patent, pourquoi ne pas considérer purement et simplement que l’ordonnance, dans cette hypothèse, relève de la juridiction contentieuse ?

Au regard de ce qui vient d’être dit, rien ne permet d’emblée d’écarter l’admission du critère du litige éventuel pour qualifier l’ordonnance sur requête, ce qui oblige à en préciser le contenu.

b. Le concept de litige éventuel

32. Par opposition au litige actuel, fruit de la rencontre d’une prétention et d’une résistance, le litige éventuel se réduit nécessairement à la seule volonté du requérant. Dans la phase unilatérale de la procédure sur requête, seule la prétention a pu être émise. Mais dans la mesure où cette prétention peut heurter les intérêts d’un tiers, il existe un risque que celui-ci manifeste son opposition, ce qui formera le litige resté en germe. Comment, définir, pour mieux la cerner, cette potentialité litigieuse ?

Classiquement, le litige éventuel est abordé sous l’angle de la potentialité à faire grief3. Dans cette optique, dès lors que la décision rendue est susceptible de léser les intérêts d’autrui, elle recèle un litige éventuel. Cette conception était particulièrement utile pour justifier l’ouverture de voies de recours, avant la loi du 15 juillet 1944, par le biais de la qualification contentieuse ainsi obtenue4. Or,

1 Pour la thèse de l’actualité du litige : Cass. 1ère Civ. 4 octobre 1989 et Cass. Soc. 9 mars 1983, Bull. Civ. V, n° 139, p. 98 ; contra TGI Paris, ch. Conseil, 18 avril 1980, IR, 426, obs. P. Julien.

2 On entend par là les matières pour lesquelles la qualification gracieuse est incontestable, par exemple l’homologation d’un changement de régime matrimonial, la mise sous tutelle d’un incapable…

3 R. Guilmard, De la notion de juridiction gracieuse, thèse Caen, 1913, p. 57 ; J. De Percin, Les voies de recours

en matière d'ordonnance sur requête, thèse ibid.1912, p. 50 ; B. Cazalens, «note», D. 1875, 2, p. 73.

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un tel objectif n’est évidemment plus de mise aujourd’hui, et une redéfinition de la notion de litige éventuel est apparue nécessaire.

33. C’est Mme PIERRE-MAURICE, qui, dans son travail sur l’ordonnance sur requête et la matière gracieuse, a su proposer une définition cohérente du litige éventuel, après avoir montré les insuffisances de la théorie classique. Elle adresse à cette dernière une triple critique1. Tout d’abord, le litige éventuel est insuffisamment discriminant, en ce sens que la potentialité à faire grief est le signe distinctif des actes juridictionnels, genre commun des décisions gracieuses et des décisions contentieuses. C’est ce qui les sépare des mesures d’administration judiciaire, qui ont au contraire pour trait caractéristique de ne pas affecter les droits et obligations des parties2. Ce critère ne peut par conséquent servir pour distinguer la matière gracieuse de la juridiction contentieuse. Par ailleurs, toutes les décisions gracieuses sont susceptibles de causer un préjudice à des tiers. N’est-ce pas, précisément, la raison pour laquelle la loi appelle l’intervention du juge ? Si, dans certains domaines particuliers, la volonté privée est dépourvue d’efficacité, c’est bien parce qu’il s’agit de situations dans lesquelles des intérêts peuvent être lésés, sous-tendant un litige latent. Autrement dit, « le recours au juge sous la forme gracieuse implique déjà, une situation conflictuelle en sommeil »3, et la « décision gracieuse est susceptible de causer du tort à autrui »4. Il en résulte que l’application d’un tel critère risque de vider la matière gracieuse de sa substance, absorbée dans la juridiction contentieuse : « inexistante, elle devient une coquille vide, un emballage dépourvu de tout contenu »5. Enfin, la capacité de faire grief est trop éloignée de la notion de litige, comprise comme une opposition de volontés. Cette conception du litige éventuel doit donc être écartée.

34. Le concept renouvelé de litige éventuel implique plutôt l’existence d’un adversaire intellectuellement visé dans la demande, par analogie avec la matière contentieuse. Au sein de celle-ci, l’adversaire est toujours formellement désigné, quelle que soit la forme de la demande introductive d’instance6. Inversement, en matière gracieuse, la prétention émise par un requérant ne s’adresse jamais à un adversaire car elle ne peut être formée qu’au moyen d’une requête unilatérale7. Moins prononcé que le litige actuel, le litige éventuel ne saurait avoir la même acuité, et la désignation de l’adversaire ne peut qu’être virtuelle. Partant, « une décision recèle un litige

1 S. Pierre-Maurice, op. cit., n°s 48 s.

2 Cass. Soc. 24 mai 1995, Bull. Civ. V n° 168, RTD Civ. 1995, 958 obs. Perrot.

3 J. Jugault, De la liaison du contentieux. Essai sur la genèse de l'acte juridictionnel, thèse Rennes, 1960, p. 221 ; V° également D. Le Ninivin, op. cit., p. 66 : « la juridiction gracieuse n’a, en définitive, d’autre fondement que de prévenir ou de précipiter un contentieux latent » ; I. Balensi, préc. n° 14.

4 S. Pierre-Maurice, op. cit., n° 53.

5 Ibid.

6 Assignation, déclaration au greffe, présentation volontaire des parties, requête conjointe…

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éventuel chaque fois que la prétention initiale est adressée à l’encontre d’une personne, qui ne peut être que l’adversaire virtuel »1. Ainsi défini, le litige éventuel semble apte à distinguer les décisions gracieuses et contentieuses. En revanche, il ne fédère pas les ordonnances sur requête au sein d’une même catégorie, et laisse au contraire apparaître une dichotomie, car si certaines ordonnances visent à l’évidence un adversaire désigné2, d’autres, en revanche, ne sont dirigées contre personne3. Parfois même, une seule et même prétention peut être ou non dirigée contre un adversaire potentiel en fonction des circonstances. Par exemple, l’article 29-1 de la loi n° 65-557 du 10 juillet 1965 portant statut de la copropriété des immeubles bâtis, dispose que si « le syndicat de copropriétaires ne peut pourvoir à la conservation de l’immeuble, le président du Tribunal de grande instance, statuant sur requête, peut désigner un administrateur provisoire ». L’inaptitude du syndicat à conserver l’immeuble peut être le fait de son incompétence, mais aussi de l’empêchement de ses membres, d’un évènement extérieur, etc… Dans le premier cas, le syndicat sera intellectuellement visé, pas dans le second. De manière plus générale, à chaque fois que la requête vise à remplacer l’organe d’un groupement pour en éviter la paralysie, cet organe peut être fautif ou simplement empêché… On le voit bien ici, au lieu de clarifier le débat, une telle conception du litige éventuel fait resurgir la casuistique.

35. En résumé, le critère du litige éventuel se révèle inadapté à qualifier les ordonnances sur requête. Considéré comme la potentialité à faire grief, il provoque l’assimilation pure et simple des juridictions gracieuse et contentieuse. Dans une seconde acception, considéré comme l’existence d’un adversaire virtuel intellectuellement visé, il est non seulement impuissant à permettre une qualification unitaire des ordonnances sur requête, mais repose sur des circonstances externes à l’ordonnance, rendant la qualification des plus incertaines.

L’ordonnance sur requête est rétive à la qualification au regard du concept de litige. Sans qu’il existe de litige véritable à l’instar de la juridiction contentieuse, et sans correspondre aux hypothèses classiques de l’intervention judiciaire en matière gracieuse, l’ordonnance sur requête semble inclassable. Il est donc nécessaire de la confronter au second critère de l’article 25, positif cette fois : l’obligation légale de recourir au juge.

1 S. Pierre-Maurice, op. cit., n° 57.

2 On prendra pour exemple l’art. L. 133-4 C. com. relatif aux contestations portant sur des marchandises transportées.

3 Ainsi l’art. L. 144-4 C. com. relatif à la réduction du délai d’exploitation de deux ans requis pour la mise en location-gérance d’un fonds de commerce.

50 B. L’obligation légale de recourir au juge

36. Le domaine de la matière gracieuse ne saurait être caractérisé par la seule exigence négative qu’est l’absence de litige. L’article 25 du Code de procédure civile lui adjoint un critère supplémentaire, qui donne à la juridiction gracieuse sa coloration propre : l’injonction faite aux parties de provoquer l’intervention judiciaire. Loin d’être antinomique au premier, ce second critère « est le complément logique de l’absence de litige : si le recours au juge n’est pas justifié par l’existence d’un litige à trancher, il ne peut l’être que parce que la loi lui en pose l’obligation »1. C’est en deux propositions que se résume l’exigence légale car le juge peut être appelé à intervenir en raison de la « nature de l’affaire » ou de la « qualité du requérant ». L’office du juge en la matière est d’exercer une tutelle, un contrôle sur des intérêts privés, en raison de la supériorité de l’une des parties, de la faiblesse d’une autre, ou encore du potentiel grief pouvant être causé à l’intérêt d’un tiers ou à l’ordre public2. Cette protection judiciaire, préventive des litiges à naitre3, est inspirée par une certaine méfiance du législateur à l’égard du requérant « dans les hypothèses où l’absence de litige rend suspectes ses intentions »4. Le contrôle s’opère a priori : la loi, dans un certain nombre d’hypothèses formellement désignées, dépouille de son efficacité une volonté privée qui, à défaut, serait capable de produire les effets voulus. Le but recherché est évidemment la pacification des relations sociales, et c’est bien en ce sens que l’on a pu parler d’ « unité substantielle »5 entre les juridictions gracieuse et contentieuse. Il convient de confronter le rôle du juge gracieux ainsi décrit à celui du juge des requêtes pour estimer la pertinence de ce second critère, eu égard à la fois au cadre (1.) et aux caractères (2.) de l’intervention judiciaire.

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