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L’écriture structurale de la règle appliquée

Dans le document Le juge des requêtes, juge du provisoire (Page 170-176)

Section I. L’objet de l’autorité de la chose jugée : l’efficacité procédurale de l’ordonnance sur requête sur requête

A. L’ordonnance fait droit à la requête

1. L’écriture structurale de la règle appliquée

227. Apporter des éclaircissements sur le mécanisme procédural de rejet de la demande en procédure civile en général (a.) est un préalable nécessaire à la démonstration de l’efficacité procédurale de l’ordonnance sur requête (b.), tant la question est, aujourd’hui encore, controversée.

a. Présentation de la controverse sur l’efficacité des jugements de débouté

228. La principale difficulté en matière d’efficacité substantielle -ou procédurale- des décisions rejetant la demande, est le désaccord doctrinal sur l’existence même d’une telle efficacité. Mme BLERY elle-même, dans son travail de thèse, nie toute efficacité aux jugements de débouté. Selon cet auteur, lorsque le juge rejette la demande portée devant lui, ce rejet est susceptible de trouver trois explications : soit les faits a ne correspondent pas au présupposé « A » ; soit il n’existe aucun rapport d’imputation entre un présupposé « A » et un résultat « B » ; soit, enfin, le présupposé « A » n’induit pas un résultat « B » mais un autre, ne correspondant pas à la demande formée par le justiciable1. M. MAYER, en préfaçant l’ouvrage de Mme BLERY, avait exprimé des doutes sur cette position en estimant qu’il était peu cohérent de considérer qu’une décision juridictionnelle, fût-elle négative, soit dépourvue de toute efficacité2. Depuis lors, plusieurs voix se sont élevées pour contester cette solution et rétablir une efficacité aux jugements de débouté. Les justifications proposées, comme nous allons le voir, présentent malheureusement des incohérences et peinent à expliquer pourquoi ce type de décisions modifie la situation des parties et dispose par conséquent d’une efficacité.

1 C. Bléry, op. cit., n° 106 p. 78.

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229. En premier lieu, Mme PEROZ, dans son étude de la réception en France des jugements étrangers, estime que l’efficacité d’un jugement de débouté est toujours procédurale, peu importe le fondement sur lequel la demande a été formée, au sens où l’effet le plus immédiatement perceptible est la fin de l’instance1. On observera en premier lieu qu’ici se trouve le premier point d’achoppement de la théorie de Mme PEROZ : non seulement la qualification de la règle de droit est alternative et non cumulative, mais par ailleurs, il parait difficilement acceptable que la décision du juge change de nature selon qu’elle fait ou non droit à la demande. De plus, il est aisé d’opposer à cet argument le fait que les jugements qui font droit à la demande mettent, eux aussi, fin à l’instance. Pour autant, ils sont bien susceptibles d’avoir une efficacité substantielle. Poursuivant son raisonnement, Mme PEROZ estime que le rejet des prétentions du demandeur a « des conséquences juridiques » mais qu’elle « ne modifie pas la situation juridique envisagée »2 et demeure dans le domaine des faits. Au vu de cette affirmation, il est légitime de se demander comment une décision pourvue d’un effet juridique peut être étrangère au droit dans ses effets. On décèle dans cette explication une part de vérité : il semble logique de considérer que la décision de refus implique bien des conséquences juridiques pour les parties. Mais la justification avancée est impuissante à en décrire le mécanisme.

230. Une analyse semblable a été proposée par M. SALHI dans son travail sur les voies des recours en droit judiciaire privé. Cet auteur estime qu’il existe en procédure une règle générale de débouté, en application de laquelle le juge rejetterait la demande si celle-ci est mal fondée, quel qu’en soit le fondement, en refusant de « modifier la situation juridique du demandeur dans le sens demandé par ce dernier »3. L’efficacité de cette règle est variable : tantôt procédurale, tantôt substantielle selon la nature de la règle dont le bénéfice est refusé4. Le même reproche que celui adressé à Mme PEROZ peut être fait à une telle position, car la règle de débouté, si on doit en reconnaître l’existence, ne saurait être de nature variable et devrait pouvoir recevoir une qualification unitaire. Vouloir dégager une règle générale dans le domaine des jugements de débouté semble artificiel ; les termes de l’article 30 alinéa 15, qui visent la prétention en particulier et non la demande dans son ensemble, vont à l’encontre d’une généralisation excessive.

Si les théories exposées ne parviennent pas à définir un régime cohérent du jugement de débouté, elles s’appuient néanmoins sur une idée qui paraît fondée, selon laquelle la décision rejetant la

1 H. Peroz, La réception des jugements étrangers dans l'ordre juridique français, Paris, LGDJ, 2005, n°s 71.

2 Ibid.

3 K. Salhi, op. cit., p. 182.

4 Ibid., p. 185.

5 « L'action est le droit, pour l'auteur d'une prétention, d'être entendu sur le fond de celle-ci afin que le juge la dise bien ou mal fondée ».

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demande a bien une efficacité qui modifie les droits des parties à l’instance1. Sinon, rien ne pourrait expliquer que celle-ci soit recouverte de l’autorité de la chose jugée et dessaisisse le juge2. Dès lors, une analyse nouvelle pourrait être proposée en prenant pour point de départ ce qui vient d’être exposé.

b. La conception renouvelée des jugements de débouté

231. C’est justement à partir du concept d’autorité de la chose jugée, et plus précisément de l’exception de chose jugée, que la démonstration de l’existence d’une efficacité des jugements de débouté peut être faite. L’autorité de la chose jugée a pour objet l’efficacité de la décision dont elle assure l’immutabilité ; à défaut d’efficacité, il n’est point nécessaire d’assurer à une décision une quelconque autorité. Or, il est incontestable que les jugements de rejet ont une autorité, car sinon l’exception de chose jugée ne pourrait être invoquée et le justiciable débouté pourrait revenir à l’envi devant les tribunaux. Ce n’est évidemment pas le cas. Une fois la demande rejetée, il n’est plus possible de solliciter à nouveau le bénéfice de la même règle de droit... à moins qu’il n’y ait un changement de circonstances de fait caractérisant une variation de la cause au sens de l’article 1351 du Code civil3. Il en résulte que la situation du demandeur a bel et bien changé : en s’adressant aux tribunaux, il a demandé l’application à son profit d’une règle générale et abstraite, procédurale ou substantielle. Or, le jugement s’insère dans le système normatif pour constituer la base des droits des parties à l’issue de l’intervention juridictionnelle. En ce sens, il est lui-même une norme4. Très tôt, la doctrine classique a attiré l’attention sur le fait que l’œuvre de la justice était le prolongement nécessaire de la loi dont elle assurait l’application. Selon la formule de KELSEN, « pour pouvoir être appliquées, les normes générales […] ont besoin d’être individualisées »5. Plus récemment, M. MAYER a clairement mis en avant, dans sa thèse de doctorat, la distinction entre les règles et les décisions6. La règle, dit-il, est une norme générale et abstraite définissant un rapport d’imputation entre une série de conditions et d’effets ; elle est permanente et, en ce sens, susceptible d’un

1 K. Salhi, op. cit., p. 184.

2 H. Peroz, op. cit., n° 73 p. 53.

3 Sur la notion de cause de la demande, V. Supra, n° 160.

4 V. H. Peroz, op. cit., n° 73.

5 H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p. 310.

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nombre infini d’applications1. Inversement, la décision, qui fait application de la norme, « est concrète, catégorique et non permanente »2.

232. En concrétisant la norme générale, la décision devient la source des droits des parties. Là où le demandeur avait un droit abstrait à réparation, il a un droit concret à tel résultat, par exemple à telle somme. Ce droit ne découle plus de la loi, mais bien de la décision qui ordonne la condamnation. Une norme nouvelle est créée, résultat de l’efficacité de la décision. Mme BLERY a démontré que la force obligatoire du jugement ne s’assimile pas à son efficacité substantielle : elle n’en est qu’une composante, car le jugement a un caractère obligatoire en raison de sa qualification de norme3. Autrement dit, et pour reprendre la distinction de M. ANCEL entre la force obligatoire et le contenu obligationnel du contrat4, le jugement, tel un contenant, est susceptible de recevoir plusieurs contenus. Positivement, lorsque le juge fait droit à la demande, le contenu aura trait à une autorisation, à une habilitation, à la reconnaissance d’un droit. Négativement, lorsque la demande est rejetée, il devient difficile d’affirmer que la décision du juge est dépourvue de tout contenu. Celui-ci est alors un refus de consacrer un droit, une interdiction d’en revendiquer le bénéfice. Mais, dans un cas comme dans l’autre, le jugement aura bien ces deux mêmes aspects : d’une part, le caractère de norme, concrète et spéciale, qui viendra désormais fonder les droits des parties, auparavant issus d’une norme abstraite et générale ; d’autre part, sur le plan obligationnel, il aura un contenu qui aménagera les droits des parties et qui peut varier. Pour être effectives, les obligations issues du jugement devront passer du monde du droit dans celui des faits par le biais de l’exécution. Si le juge fait droit à la demande, l’exécution sera ostensible, car la situation matérielle du demandeur aura changé. Ainsi, tel bien qu’il a revendiqué avec succès devra lui être restitué, telle créance dont l’existence a été reconnue devra lui être versée. Si, au contraire, le juge rend une décision de débouté, le changement en droit ne correspondra à aucune modification en fait. L’exécution se produira par le seul prononcé du jugement, qui maintient le statu quo du demandeur. Mais cela résulte de la décision et non plus de la règle. Autrement dit, si l’article 1382 du Code civil donne à Primus le droit abstrait d’agir contre Secundus en réparation du dommage que ce dernier lui a causé par sa faute, le jugement de débouté qui rejette cette demande en réparation sera désormais la norme qui régira la situation de Primus. Le contenu de cette norme sera le suivant : pour tels faits, la faute de Secundus n’est pas caractérisée et vous, Primus, n’avez pas droit à

1 P. Mayer, op. cit., p. 48 ; comp. J. Dumitresco, L'autorité de la chose jugée et ses applications en matière d'état

des personnes physiques, Paris, Librairie de jurisprudence ancienne et moderne, 1934, pp. 31-32.

2 P. Mayer, op. cit., p. 51.

3 C. Bléry, op. cit., p. 108.

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réparation. Il n’y aura alors nul besoin d’une exécution autre que le prononcé de ce jugement :

Secundus ne devait rien verser avant, il ne devra rien verser après.

233. Cette analyse démontre que les jugements de débouté ont bien une efficacité. Ils créent une norme qui a un contenu propre et qui régit les droits des parties. Mais cette conclusion ne répond pas à la question de savoir si l’efficacité que produit cette norme est substantielle ou procédurale. A notre sens, au rebours des positions de Mme PEROZ et de celle de M. SALHI, il est faux de considérer que le jugement de débouté produit en toutes circonstances une efficacité procédurale. Tout comme il semble trop artificiel de voir créer de toutes pièces une règle de débouté à vocation universelle et dont l’efficacité serait variable au gré des procédures. En réalité, il semble plus simple, plus logique et plus cohérent, de voir toute demande portée devant le juge comme une question à laquelle il peut répondre positivement ou négativement, une prétention dont il peut dire qu’elle est

bien ou mal fondée. Mais, en faisant cela, il n’applique pas une règle extérieure à celle qui est

directement discutée. Le juge ne répond qu’à la question posée, ne tranche que le problème de droit que lui soumet le justiciable. La règle abstraite ne prévoit pas seulement l’hypothèse où elle bénéficiera aux individus. Elle prévoit toujours, implicitement, que si le présupposé qu’elle énonce n’est pas démontré, le résultat correspondant au rapport d’imputation ne se produira pas. Mais ce résultat négatif n’en est pas moins un résultat, produit de la même règle qui, dans l’hypothèse inverse, produit un résultat positif.

Pour dire les choses autrement encore, la norme particulière sera dans tous les cas le résultat de l’application de la norme générale. C’est bien le contenu obligationnel de cette norme qui sera variable, tantôt permissif, tantôt prohibitif pour le demandeur, en fonction de la réponse que donnera le juge à la question posée. Par conséquent, la nature de l’efficacité de la décision de

débouté ne peut que correspondre à la nature de la règle discutée, ce en quoi notre position rejoint

celle de M. SALHI. Le rejet, comme la décision y faisant droit, d’une demande fondée sur une règle substantielle, donnera lieu à une décision dotée d’une efficacité substantielle. Inversement, si la règle, objet du litige, est procédurale, l’efficacité du jugement de débouté répondra à la même qualification.

Une fois clarifiées tant la structure que la nature des décisions rejetant la demande, il convient de voir à présent dans quelle mesure l’ordonnance rejetant la requête affecte les droits du requérant.

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2. La modification des droits du requérant

234. En appliquant ce qui précède à l’ordonnance de rejet, il faut considérer que celle-ci, à l’instar de l’ordonnance qui accueille la requête, crée une norme nouvelle qui va s’imposer au requérant. Lorsque le juge des requêtes constate que l’une des conditions de sa saisine fait défaut, il déclarera qu’il n’y a pas lieu à ordonner de mesure pour assurer provisoirement la protection d’un droit en péril. Ce rejet ne sera pas sans conséquences sur le droit du requérant. Celui-ci, en premier lieu, aura changé de source : il ne résultera plus de la règle abstraite et générale mais de l’ordonnance elle-même. En second lieu, cette ordonnance aura un contenu précis, à savoir le maintien en l’état de la situation processuelle du requérant. L’efficacité de l’ordonnance de rejet est procédurale et, à l’instar de l’ordonnance faisant droit à la requête, n’affecte pas le droit substantiel dont la protection est refusée. Le requérant reste libre de saisir le juge du fond car sa demande aura un fondement et un objet différents. Cette dernière question dépasse le domaine de la seule efficacité et renvoie à la portée de l’autorité dont l’ordonnance sur requête est revêtue, qu’il faut à présent préciser.

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