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Le cadre de l’intervention judiciaire

Dans le document Le juge des requêtes, juge du provisoire (Page 51-56)

Section I. La qualification gracieuse ou contentieuse des ordonnances sur requête

A. L’absence de litige

1. Le cadre de l’intervention judiciaire

37. L’examen des raisons qui amènent le requérant devant le juge gracieux font apparaître des dissemblances avec l’ordonnance sur requête. En matière gracieuse, le juge intervient afin de conférer la pleine efficacité à un acte de volonté privée rendu inopérant par la loi, alors qu’en matière d’ordonnances sur requête il n’existe aucun support de volonté efficace, seulement une

1 D. Le Ninivin, op. cit., p. 60.

2 J.-L. Bergel, La juridiction gracieuse en droit français, préc., spéc. p. 155.

3 J. Jugault, op.cit., p. 119 ; P. Hébraud, préc. spéc. p. 335, 1ère col.

4 M. Bandrac, préc. n° 48.

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prétention adressée au juge (a.). Par ailleurs, les circonstances dans lesquelles intervient le juge gracieux sont étrangères aux situations de crise et d’urgence qui sont le domaine naturel du juge des requêtes (b.).

a. La nature du recours au juge

38. Si le litige forme l’apanage de la juridiction contentieuse, celui de la matière gracieuse tient davantage au contrôle d’un acte de volonté privée. Comme le résument MM. CORNU et FOYER, « dans la juridiction gracieuse proprement dite, c’est, positivement, un acte de volonté privée que son ou ses auteurs soumettent au juge. Un tel acte tient dans la juridiction gracieuse la place qu’occupe la contestation dans la juridiction contentieuse. Il forme la matière de celle-là comme le litige forme la matière de celle-ci »1. L’acte de volonté privée soumis au juge a cette particularité de pouvoir être, si le législateur n’en avait pas décidé autrement, pleinement efficace. Ainsi, le partage pourrait très bien, dans l’absolu, être opéré par voie conventionnelle sans intrusion juridictionnelle aucune, tout comme pourrait l’être le changement de régime matrimonial. Mais pour qu’un contrôle puisse être opéré, en raison de la nature sensible des domaines dans lesquels il apparaît nécessaire, cette volonté privée est rendue inopérante. Cet aspect de la jurisdictio est consubstantiel à la juridiction gracieuse, au point que l’« impuissance des volontés caractérise la matière gracieuse »2. 39. Les expressions de cette volonté efficace peuvent être multiples, émanant d’un individu seul ou résultant d’une conjonction de volontés tendant à un résultat unique, formant alors un acte unilatéral collectif3. En revanche, le but recherché est toujours identique : la demande vise à un changement de statut du requérant4. Le résultat de la vérification juridictionnelle est la superposition de deux actes de nature distincte, l’un conventionnel, l’autre judiciaire, sans que le dernier puisse absorber le premier par un effet novatoire5. Cette nature hybride se reflète au niveau de l’ouverture des voies de recours, car l’intervention du juge, si elle est susceptible d’appel et de pourvoi en cassation selon le droit commun de la matière gracieuse, laisse subsister les causes de nullité qui sont propres à la convention homologuée6. La volonté privée retrouve alors toute son efficience, car

1 G. Cornu et J. Foyer, op. cit., p. 128 ; R. Martin, op. cit., p. 55.

2 S. Pierre-Maurice, op. cit., n° 193 in fine ; D. Le Ninivin, op. cit., p. 64 ; I. Balensi, préc. , spéc. p. 46.

3 Le terme collectif s’entend de l’unicité du résultat recherché, par exemple la demande conjointe des parents aux fins d’exercice en commun de l’autorité parentale.

4 S. Pierre-Maurice, op. cit., n° 250.

5 I. Balensi, préc. , spéc. n° 33.

6 En ce sens, I. Balensi, op. cit., n°s 42 ss. ; adde C. Hugon, «Existe-t-il un droit commun de l'homologation judiciaire ?», LPA 11 décembre 2003, p. 4, L. Amiel-Cosme, «La fonction d'homologation judiciaire», Justices

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l’obstacle que la loi avait dressé à la réalisation des droits du requérant disparaît. Mme HUGON résume parfaitement, dans ses propos sur l’homologation, l’essence de l’intervention judiciaire. Pour cet auteur cette intervention « est un acte « normateur » en ce sens qu'elle assure la reconnaissance par l'autorité publique (dans le cas de l'homologation judiciaire par le juge) et « perfecteur » en ce qu'elle se greffe sur un acte préexistant, soit pour lui faire produire des effets (convention de divorce), soit pour les renforcer (médiation ou transaction) »1.

40. Cette conjonction de l’intervention judiciaire avec l’acte des parties ne se retrouve pas dans l’ordonnance sur requête, ce qui la démarque d’emblée de la matière gracieuse ainsi présentée2. Tout d’abord, le requérant n’émet, dans ce domaine, aucune volonté efficace, mais seulement une prétention unilatérale inapte à produire des effets de droit. La mesure recherchée ne peut tout simplement pas être accomplie par le requérant seul, car la loi ne lui en accorde pas le pouvoir, qui doit ici être entendu au sens de la prérogative d’exercer les attributs du droit subjectif. Le requérant ne cherche pas non plus à engendrer un changement de son statut, mais à provoquer l’intervention juridictionnelle en raison de la règle « nul ne peut se faire justice à soi-même ». C’est donc un besoin de protection juridictionnelle qu’exprime le recours au juge des requêtes, et de manière curative et non préventive, étant donné le contexte souvent litigieux dans lequel s’insère l’ordonnance. Le résultat obtenu est également différent de la matière gracieuse : il s’agit d’une décision judiciaire pure, dénuée de tout caractère ou ajout conventionnel, ne pouvant être attaquée qu’au moyen de voies de recours prévues par le Code de procédure civile3. L’intervention judiciaire en matière d’ordonnances sur requête ne s’assimile donc en rien à la matière gracieuse à l’aune de l’obligation légale de saisir le juge. L’opération de qualification devrait en toute logique se conclure ici par une exclusion des ordonnances sur requête de la juridiction gracieuse. Or, Mme PIERRE-MAURICE a mis en avant l’existence d’ordonnances nommées qui adoptent le modèle gracieux, partiellement il est vrai, en ce qu’elles ne tendent pas à un changement de statut, mais prennent néanmoins appui sur une volonté efficace4. Il s’agit respectivement des articles 1008 du code civil relatif à l’envoi en possession d’un légataire universel, et de l’article L. 144-4 du Code de commerce, relatif à la

1997/5, p. 135 et J. Hauser, «Le juge homologateur en droit de la famille», in Ancel et Rivier (dir.), Le

conventionnel et le juridictionnel dans le règlement des différends, Paris, Dalloz, coll. "Thèmes et

commentaires", 1998, p. 114.

1 C. Hugon, préc., p. 4.

2 Tout du moins pour la matière gracieuse par nature ; pour la matière gracieuse dite par assimilation, V. Infra, n° 42.

3 Sur les voies de recours ouvertes et fermées contre les ordonnances sur requête, V. Infra, n°s 322 s.

4 Mme Pierre-Maurice donne dans sa thèse un troisième exemple, abrogé depuis par la loi du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale, l’article 228 C. civ. ; cette disposition, visant à la réduction du délai de viduité par une demande présentée par requête au président du TGI, adoptait pleinement les caractères de la matière gracieuse, à la fois l’existence d’une volonté potentiellement efficace et la recherche d’un changement de statut.

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réduction du délai d’exploitation personnelle préalable à la mise du fonds de commerce en location-gérance. Incertain, le second critère de l’article 25 ne permet pas, à ce stade, une qualification sûre des ordonnances sur requête.

b. Les circonstances du recours au juge

41. Si le recours au juge gracieux diffère de l’ordonnance sur requête par sa nature, il s’en démarque aussi par les circonstances qui l’entourent. Loin de toute idée de conflit, le juge intervient en matière gracieuse pour contrôler des rapports de droit pacifiques, donner son aval là où le législateur l’a exigé. Cette absence de conflit est sans doute ce qui justifie la condition d’absence de litige posée par l’article 25. Il ne s’agit nullement de pallier l’interdiction de la justice privée, car, par hypothèse, le requérant ne ressent pas de besoin de justice, ni de protection juridictionnelle. Tout au contraire, les parties sont d’accord et elles ne s’opposent pas entre elles, mais cherchent plutôt à obtenir la reconnaissance et l’efficacité juridique de leur entente1. Le rôle du juge s’éloigne des schémas classiques car « il n’est pas seulement celui qui condamne, il est aussi celui qui conseille et qui dirige du haut de sa sagesse »2. On retrouve ici la fonction naturelle de la juridiction gracieuse, la protection par le contrôle des intérêts privés et de l’ordre public.

Rien de tel en revanche concernant l’ordonnance sur requête au sens de l’article 493 du Code de procédure civile. Tout au contraire, celle-ci est dominée par l’idée de crise, confortée par l’exigence d’urgence. Le requérant se trouve face au dernier rempart qui le sépare de la vengeance privée. S’il s’adresse au juge des requêtes, c’est en effet qu’il n’a plus le choix : soit la mesure qu’il requiert doit bénéficier de l’effet de surprise, soit son adversaire est inconnu. Dans les deux cas, l’ordonnance sur requête est la protection juridictionnelle provisoire ultime, le dernier recours. La dissension est aiguë et l’ordre social en est perturbé. L’urgence requiert d’agir au plus vite, parer au plus pressé. De ce point de vue, le juge des requêtes ne peut s’apparenter au juge gracieux, qui ne connaît ni la crise, ni l’urgence.

42. Il existe toutefois des hypothèses dans lesquelles les domaines de l’ordonnance sur requête et de la juridiction gracieuse se rejoignent, tant parce qu’il existe des décisions gracieuses s’insérant dans une situation de crise que des ordonnances sur requête qui en sont dénuées. Il existe deux domaines

1 V. C. Hugon, préc. : « il n'y a ni perdant, ni gagnant, mais deux justiciables qui sont parvenus par des efforts réciproques à trouver une juste solution ».

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où le rôle de juge des requêtes et celui du juge gracieux se rejoignent : la résolution du conflit conjugal et la rectification de l’état civil.

Concernant tout d’abord les antagonismes au sein de la famille, l’article 220-1 du Code civil, dont les mesures peuvent être ordonnées sur requête lorsque l’éviction du contradictoire est nécessaire1, concurrence les articles 2172 et 2193, pour lesquels l’article 1286 du Code de procédure civile donne compétence au Tribunal de grande instance statuant en formation collégiale. En matière de rectification de l’état civil, l’article 99 du Code civil exige que la demande en rectification d’un acte d’état civil soit formée par requête devant le président, mais il indique en revanche que la rectification des jugements déclaratifs ou supplétifs d'actes de l'état civil est ordonnée par le tribunal lui-même. Si ces observations perturbent le raisonnement suivi en matière de circonstances du recours au juge, elles doivent néanmoins être nuancées. Premièrement, les décisions gracieuses rapportées relèvent de ce que MM. CORNU et FOYER appellent la matière gracieuse par assimilation, et qui comprend des affaires dont on sait que si « elles ne présentent pas en elles-mêmes, par nature, les traits qui font reconnaître la matière gracieuse proprement dite, elles ne méritent pas moins d’être rattachées à la juridiction gracieuse plutôt qu’à la juridiction contentieuse »4, pour la simple raison que ces demandes « sont liées à des situations dans lesquelles le litige, seulement éventuel, n’a pas éclaté, et n’éclatera peut-être jamais »5. Le rattachement de ces décisions à la juridiction gracieuse, s’il est expressément décidé par le législateur au moyen de la formule selon laquelle la demande est « instruite et jugée comme en matière gracieuse », n’en demeure pas moins artificiel, et par conséquent fragile. Cette qualification est le fruit d’un raisonnement opéré en opportunité, de politique juridique, qui aurait tout aussi bien pu conduire à l’adoption d’une procédure unilatérale. Il faut en conclure que la matière gracieuse est en elle-même disparate et hétérogène et il n’est pas pertinent, pour qualifier l’ordonnance sur requête au regard de l’article 25, de prendre pour modèle la matière gracieuse par assimilation.

Par ailleurs, l’ordonnance de l’article 99 du Code civil s’éloigne du modèle majoritairement observé en ordonnance sur requête, en ce sens qu’il n’y a certes pas de litige actuel, mais pas non plus de litige éventuel, que celui-ci soit entendu au sens de la potentialité à faire grief ou de l’existence d’un

1 Art. 1290 CPC.

2 « Un époux peut être autorisé par justice à passer seul un acte pour lequel le concours ou le consentement de son conjoint serait nécessaire, si celui-ci est hors d'état de manifester sa volonté ou si son refus n'est pas justifié par l'intérêt de la famille ».

3 « Si l'un des époux se trouve hors d'état de manifester sa volonté, l'autre peut se faire habiliter par justice à le représenter, d'une manière générale, ou pour certains actes particuliers, dans l'exercice des pouvoirs résultant du régime matrimonial, les conditions et l'étendue de cette représentation étant fixées par le juge ».

4 G. Cornu et J. Foyer, op. cit., p. 139.

5 G. Cornu, «L'élaboration du Nouveau Code de procédure civile», in Beigner (dir.), La codification, Paris, Dalloz, 1996, p. 71, spéc. p. 77.

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adversaire intellectuellement visé. Elle se rapproche au contraire du modèle gracieux par nature, comprenant une volonté efficace tendant à un changement de statut1. Non représentative de l’institution dans son ensemble, cette ordonnance nommée ne peut pas davantage servir à l’opération de qualification.

En définitive, l’idée de crise et l’urgence de l’intervention judiciaire opposent la matière gracieuse et l’ordonnance sur requête. Néanmoins, il reste que certains éléments, tant de la catégorie juridique servant de modèle à la qualification que de l’objet de cette qualification, ne se conforment pas à la tendance généralement observée, même si l’on peut dire qu’ils ne sont pas réellement représentatifs. Les circonstances du recours au juge ne permettent donc pas de classer avec certitude l’ordonnance sur requête, ce qui oblige à examiner les caractères du recours au juge.

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