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L’erreur sur la valeur appréciée sous le prisme de la contrepartie illusoire ou dérisoire

PREMIÈRE PARTIE : L’IDENTIFICATION OBJECTIVE DES DÉSÉQUILIBRES CONTRACTUELS

Section 1 : L’objectivation des vices du consentement

A. L’erreur sur la valeur appréciée sous le prisme de la contrepartie illusoire ou dérisoire

essentielles (B).

A. L’erreur sur la valeur appréciée sous le prisme de la contrepartie illusoire ou dérisoire

38. Deux contentieux concentrent les applications de l’erreur sur la valeur : la cession d’entreprise et la vente d’œuvre d’art. La première nous intéresse plus particulièrement en ce qu’elle illustre les enjeux attachés à l’objectivation de ce vice pour les contrats passés entre professionnels. L’erreur sur la valeur a ainsi été caractérisée s’agissant des cessionnaires d’actions qui croient acquérir une entreprise saine alors que cette dernière s’avère déficitaire157. De même, la société cessionnaire qui acquiert la totalité des actions composant

le capital d’une société de gestion d’immeubles et de transactions immobilières dont le cédant résilie la plupart des mandats de gestion commet une erreur sur la valeur158. La lecture de ces

arrêts met en évidence la proximité de l’erreur et de la notion de contrepartie convenue au sens de l’article 1169 du Code civil, ancienne « cause » de l’obligation159. L’erreur se prête à un rapprochement avec la contrepartie convenue toutes les fois que le demandeur soulève la question de la valeur illusoire ou dérisoire de la chose objet du contrat. C’était le cas dans l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 10 juillet 2013160 dans lequel Madame X avait cédé la créance qu’elle détenait sur la société Les Docks de l’électroménager, placée en redressement judiciaire, avant d’assigner ce dernier en paiement du prix du solde de la cession. La première Chambre civile avait approuvé ici la Cour d’appel d’avoir « déduit que cette convention reposait sur une fausse cause ». On parlerait aujourd’hui de contrepartie illusoire dans la mesure où la cession de créance trouvait sa contrepartie dans la possibilité tout à fait illusoire de recouvrir un jour cette créance auprès de la société. La seule contrepartie, qui n’en était pas une, consistait en réalité dans l’abandon de la créance. La proximité avec l’erreur était particulièrement visible dans l’attendu de la Cour de cassation qui prenait soin de souligner « qu’aux yeux de M. Y..., dont l’état physique s’affaiblissait depuis le début de l’année 2004,

157 Décision préc. Com. 26 mars 1974. 158 Décision préc. Com. 18 févr. 1997.

159 Article 1167 du projet d’ordonnance du 25 février 2015.

la convention litigieuse trouvait sa cause exclusive dans l’abandon pur et simple de la créance de Mme X... à l’égard de la société Les Docks de l’électroménager ».

39. Plusieurs auteurs ont semblé admettre à cet égard que l’absence de cause, aujourd’hui contrepartie convenue serait toujours la conséquence d’une erreur161. Plus exactement, l’erreur n’est pas la conséquence d’une absence de cause, mais d’une représentation erronée de la cause, d’une fausse cause162. Cette solution est surprenante puisqu’elle revient à

dénaturer le vice d’erreur en le réduisant à un outil de rééquilibrage des conventions a posteriori, là où celui-ci devrait s’attacher à prendre en considération la psychologie des parties pour identifier un vice dans le processus de formation du consentement. Les arrêts rendus en matière d’erreur sur la valeur révèlent en réalité l’ambiguïté du contrôle exercé par la Cour de cassation.

40. Alors que les juges estiment indifférente l’erreur sur la valeur commise par les demandeurs, ces derniers se placent dans le même temps sur le terrain de la contrepartie convenue en prenant soin de s’assurer que celle-ci existe bien, et que sa valeur n’est pas dérisoire ou illusoire. L’erreur passe ainsi d’un vice du consentement de nature subjective, fondé sur la psychologie des parties, à un vice plus objectif reposant sur la nécessité de sanctionner les contrats économiquement viciés163. Le droit allemand fournit sur ce point un exemple flagrant d’objectivation du vice d’erreur. Le § 119 du BGB dispose ainsi que l’erreur porte sur les qualités essentielles lorsque celle-ci porte sur les qualités qui « dans le commerce juridique, sont regardées comme essentielles.164 » Cette catégorie d’erreur vise donc « les

161 A.-M. Demante et E. Colmet de Santerre, Cours analytique de Code civil, t. 5, Contrats ou obligations conventionnelles, 2ème éd., 1865, n° 47 et 47 bis ; G. Ripert et J. Boulanger, t. 2, n° 294.

162 C. Demolombe, Traité des contrats ou des obligations conventionnelles en général, Tome 1, 1877, Paris Imprimerie générale, p. 354 et 355 : « La cause est fausse dans deux cas : 1 Lorsque les parties croyaient qu’elle existait, tandis qu’elle n’existait pas ; c’est la cause erronée ; 2° Lorsque les parties, sachant bien qu’elle n’existait pas, l’ont néanmoins exprimée dans l’acte ; c’est la cause simulée […]la cause erronée étant purement imaginaire et n’existant que dans la pensée des parties, équivaut au défaut de cause ; et il est de dire, sous ce rapport, que l’obligation sur une s est une obligation sans cause. » Pour une analyse comparable de la fausse cause, L. Josserand, Cours de droit civil positif français, Tome II, Théorie générale des obligations, Les principaux contrats du droit civil, Les sûretés, 3e éd., Recueil Sirey, 1939, p. 76 : « la cause peut être fausse en deux sens différents : a) Les parties ont cru à l’existence d’une cause imaginaire, qui n’existait point dans la réalité […] b) Les parties ont altéré sciemment la vérité en assignant à l’opération une cause autre que la cause véritable ».

163 J. Ghestin, La notion d'erreur dans le droit positif actuel, 2e éd., Thèse, LGDJ, 1971, n°75 : « en pratique, c’est très fréquemment que l’erreur sur la substance permet de réparer une lésion ».

164 § 119 alinéa 2 BGB : « Est également réputée erreur sur le contenu de la déclaration l’erreur sur les qualités de la personne ou de la chose qui dans le commerce juridique sont regardées comme essentielles » (traduction M. Pédamon, Le contrat en droit allemand, LGDJ, 2ème éd. 2004, n°130, p. 102 ; L. Josserand ; Cours de droit

qualités litigieuses [qui] n’ont pas été incorporées dans la déclaration de volonté.165 » Ces qualités doivent, pour être essentielles, l’être objectivement dans « les rapports d’affaires (verkehrswesentlich) » 166 . Cela introduit donc « une dose importante d’objectivité dans l’interprétation du texte» 167.

41. La même démarche semble être suivie par les juges confrontés à une erreur en matière

de cession de parts sociales. Alors que les cessionnaires invoquaient dans les deux exemples précités168 une erreur sur la valeur des actions cédées, la Cour de cassation, sans répondre sur

le point de savoir si la valeur des actions cédées était moindre que celle escomptée, précise dans un cas comme dans l’autre, que les cessionnaires étaient en mesure de poursuivre l’activité économique de la société en question169. C’est donc, sans le dire, sur le terrain de la contrepartie convenue et non sur celui de la psychologie des parties lors de la formation du contrat que semble raisonner la Cour de cassation170. Autrement dit, l’erreur porterait sur la valeur lorsque l’engagement des parties est doté d’une contrepartie, tandis qu’elle résulterait d’une erreur sur les qualités essentielles de l’objet du contrat lorsque la société demanderesse n’est pas en mesure de développer une activité conforme à son objet social — autrement dit — que la contrepartie est illusoire. En l’occurrence, les parties cessionnaires avaient acquis les actions dans le but de poursuivre l’activité économique de la société à la place des actionnaires cédants. Dès lors que la poursuite de cette activité est possible, l’erreur porte alors sur la valeur des actions et devient indifférente. Est-ce à dire pour autant que toute erreur

civil positif français, Tome II, Théorie générale des obligations, Les principaux contrats du droit civil, Les sûretés, 3e éd., Recueil Sirey, 1939, p. 43 au sujet de cet article : « le critère adopté et donc complexe, pour une part social et objectif. »

165 M. Pédamon op. cit. n°133, p. 105. 166 Ibid.

167 Ibid.

168 Com. 26 mars 1974, Bull. civ. IV, n°108 ; Com. 18 févr. 1997, Bull. civ. IV, n°55, JCP 1997. I. 4056, n°5 s., obs. G. Loiseau.

169 « qu'il importait peu que les mandats litigieux aient été pris en compte au titre du chiffre d'affaires servant de base à la détermination du prix, ce dont il résultait que l'erreur alléguée n'affectait que la valeur des actions cédées et n'avait pas empêché la société de poursuivre l'activité économique constituant son objet social » Com. 18 févr. 1997 ; « qu'en réponse aux prétentions de bayon et de deniaud, qui soutenaient avoir été induits en erreur sur la situation exacte de la société working, et avoir ainsi cru acquérir une entreprise saine, alors qu'il s'agissait en réalité d'une entreprise « malade », l'arrêt relève que, par la convention litigieuse, les cessionnaires avaient entendu prendre une participation dans une société concurrente de la leur et susceptible de remplir son objet social, ce dont la société working, bien que déficitaire, n'était pas incapable ».

170 Pour un raisonnement similaire ayant conduit à l’admission de l’erreur sur la substance Com. 1er oct. 1991, D. 1992, 190, obs. G. Virassamy « ils ne pouvaient raisonnablement acquérir en connaissance de cause une société privée non seulement de l'essentiel de son actif mais surtout de la possibilité de réaliser l'objet social, d'avoir une activité économique et donc de toute rentabilité ».

est nécessairement une erreur sur la contrepartie ? Pour certains auteurs171, la détermination des qualités essentielles sur lesquelles l’erreur peut porter suppose de rechercher la contrepartie attendue du contrat. Il faudrait, pour déterminer ces éléments essentiels, se poser la question de l’objectif poursuivi par le débiteur. Pour d’autres auteurs172 au contraire, il convient de distinguer parmi les différentes erreurs, l’erreur sur la contrepartie convenue.

42. Cette distinction suppose de réactiver l’acception dualiste de la « cause ». Dans un cas, la cause est entendue comme la cause du contrat, alors que dans le second cas, la cause est entendue de façon classique comme la cause de l’obligation173. Dans les deux arrêts précités les juges se réfèrent manifestement à la cause du contrat lorsqu’ils précisent « que la valeur des actions cédées n’avait pas empêché la société de poursuivre l’activité économique constituant son objet social » et que, « les cessionnaires avaient entendu prendre une participation dans une société concurrente de la leur et susceptible de remplir son objet social, ce dont la société working, bien que déficitaire, n’était pas incapable ». La cause de l’obligation des cessionnaires portait ici sur le transfert de la propriété des actions et non sur la poursuite de l’activité économique constituant l’objet social des sociétés. L’acception de la cause telle qu’elle est donnée par l’ordonnance du 10 février 2016 au travers de la notion de contrepartie convenue174 vient apporter un nouvel éclairage à cette question. Entendue comme la contrepartie convenue, l’erreur sur la contrepartie se rapproche inévitablement de l’erreur sur les qualités essentielles. Sera en effet considérée comme une qualité essentielle la contrepartie convenue entre les parties175. C’est ainsi que les deux fondements juridiques peuvent, dans cette optique, être soulevés conjointement, suscitant de la part de certains auteurs un mouvement de rejet de la « cause-contrepartie » en raison de son « inutilité »176.

171 C. Bros et Ch. Larroumet, Traité de droit civil, Les obligations, le contrat, Tome 3, Economica, 7e éd., 2014, n°340).

172 L’erreur sur la cause n’est plus utilisée par la Cour de cassation qui retient désormais l’absence de cause. Cass. 1ère civ. 21 mai 1997, n° 95-16.145 ; Cass. 1ère civ. 16 févr. 1999, n° 96-18.524.

173 Sur la distinction cause du contrat cause de l’obligation, J. Rochfeld, « on distingue la « cause de la convention » ou « cause du contrat », d'un côté, entendue comme celle de la structure contractuelle dans son ensemble, c'est-à-dire comme celle de l'opération économique qu'entendent réaliser les parties. Elle diffère de la cause des obligations de chaque partie » La cause, Rép. civ. 2012, n°12.

174 Art. 1167 du projet d’ordonnance.

175 Ainsi en est-il du contrat dont l’objectif porte sur la défiscalisation. Le cocontractant lésé peut agir à la fois sur le fondement de l’erreur sur les qualités essentielles de la chose transférée, support de l’opération de défiscalisation ; mais il pouvait dans le même temps agir sur le fondement de l’absence de cause si l’opération de défiscalisation était, au moment de la conclusion du contrat, irréalisable,

176 M. Planiol, Traité élémentaire de droit civil, Tome 2, LGDJ, 10e éd. 1926, p. 375, n°1039. V. en ce sens, G. François, Consentement et objectivation : L’apport des principes du droit européen du contrat à l’étude du consentement contractuel, Thèse, PUAM, 2007, p. 403 : Si, au final la notion de cause ainsi entendue présente

43. L’erreur sur la valeur se travestit donc, dans ces exemples, en erreur sur les qualités essentielles lorsque la contrepartie de l’obligation du débiteur est illusoire ou dérisoire. Plus classique est en revanche la sanction de l’erreur sur la valeur qui résulte d’une erreur sur les qualités essentielles.

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