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PREMIÈRE PARTIE : L’IDENTIFICATION OBJECTIVE DES DÉSÉQUILIBRES CONTRACTUELS

Chapitre 2 : La généralisation du déséquilibre significatif

B. Le déséquilibre significatif en dehors de la grande distribution

225. Le déséquilibre significatif est très rarement sanctionné en dehors du domaine de la

grande distribution. Malgré les tentatives de certaines juridictions du fond, il apparaît que l’application de l’article L. 442-6, I, 2° est envisagée avec une grande sévérité (1). Les pratiques des opérateurs de plateformes qui agissent sur des marchés bifaces de type OTA (Onlive travel agency) semblent néanmoins trouver un écho dans le déséquilibre significatif (2).

1. L’exclusion majoritaire de l’article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce en dehors de la grande distribution

226. Les arrêts rendus par la Chambre commerciale de la Cour de cassation en matière de

déséquilibre significatif portent pour l’essentiel sur les relations distributeurs-fournisseurs sur le marché de la grande distribution alimentaire661. Les arrêts rendus par les cours d’appel sur le fondement de l’article L. 442-6-I 2° attestent de la difficulté pour les acteurs économiques en dehors de ce secteur à faire valoir le déséquilibre significatif. Alors que cette pratique restrictive est désormais la première à être invoquée par les cocontractants après la rupture brutale des relations commerciales établies662, elle est paradoxalement très peu retenue par les juridictions du fond. En dehors des actions initiées par le ministre de l’Économie, très peu de décisions ont fait une application de l’article L. 442-6-I 2° du Code de commerce en dehors du domaine de la grande distribution663. Certaines de ces décisions ont au demeurant été

661 Com. 3 mars 2015, n° 14-10.907, et Com. 3 mars 2015, n° 13-27.525, CCC 5 mai 2015, comm. 15 N. Mathey ; Com. 3 mars 2015, D. 2015, p. 1021, note F. Buy ; Com. 27 mai 2015, 14-11387, Ministre de l’Économie C/ Le GALEC.

662 Application du Titre IV du Livre IV du Code de commerce, Actions en justice à l’initiative des acteurs économiques, Bilan des décisions judiciaires civiles et pénales (période du 1er janvier au 31 décembre 2016), Document établi par la Faculté de Droit de Montpellier, p. 45 : « La soumission d’un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif représente toujours la pratique restrictive la plus invoquée par les plaideurs, après la rupture brutale des relations commerciales établies ».

663 On recense quatre décisions en 2016 : CA Orléans, 25 février 2016, n° 15/01666, CA Versailles, 23 juin 2016, n° 14/06181 et CA Toulouse, 7 décembre 2016, n° 16/02774 qui concernaient un contrat de location financière ; CA Paris, 25 oct. 2016, n° 14/20906 qui concernait une entreprise victime d’un vol dans ses locaux qui avait assigné en responsabilité l’installateur de son système d’alarme; une décision en 2015 CA Paris, 18 mars 2015, n° 12/21497 ; une décision en 2014 CA Paris, 29 octobre 2014, n° 13/11059 ; une décision en 2013 CA Paris, 7 juin 2013, n° 11/08674 ; aucune en 2012 ; deux en 2011 dont une concernait la distribution de presse et l’autre la fourniture d’un véhicule de transport ; En 2010, seule la Cour d’appel de Colmar (Colmar, 2ème ch. civ., section B, 19 nov. 2010, n° 07/03189) avait rendu un arrêt par lequel elle avait écarté le déséquilibre significatif s’agissant d’une SCI et d’une société de travaux immobiliers. Pour l’année 2009, une décision du

censurées par la suite par la Chambre commerciale de la Cour de cassation. C’est le cas de l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 29 octobre 2014.

227. Un GIE permettait aux radios locales et régionales, moyennant paiement d’un droit

d’entrée, de sortie et de cotisations, un regroupement des audiences afin de fournir une offre d’espaces publicitaires groupés leur permettant d’accéder au marché publicitaire national. La contestation portait sur deux stipulations figurant dans le règlement intérieur signé entre les radios adhérentes et le GIE qui s’appliquaient aux radios sortantes. Il s’agissait d’une part de l’interdiction de publier dans l’étude de Médiamétrie leur part d’audience isolée, distincte de celle globale du GIE, et d’autre part d’une indemnité de dédit égale à 30 % de leur chiffre d’affaires réalisé avec le GIE. S’agissant de l’interdiction faite aux radios sortantes de publier leur part d’audience isolée dans le rapport Médiamétrie, la Cour d’appel a considéré que cette étude constituait une référence incontournable du marché publicitaire radiophonique, de sorte que l’impossibilité pour les radios sortantes de figurer dans cette étude retardait leur entrée dans les plans média des annonceurs et diminuait d’autant leur chiffre d’affaires664. Les radios sortantes pouvaient seulement échapper à cette interdiction en payant une indemnité de dédit égale à 30 % du chiffre d’affaires réalisé avec le GIE et prélevée d’office par ce dernier. La Cour d’appel a donc considéré que l’interdiction prévue à l’article 21.1 du règlement intérieur du GIE et l’indemnité pour s’en affranchir créaient un déséquilibre significatif contraire à l’article L. 442-6, I, 2°, en conséquence de quoi la disposition était nulle. La Chambre commerciale devait néanmoins censurer cette solution au motif que « sont exclues du champ d’application de l’article L. 442-6, I, 2°, du Code de commerce les modalités de retrait du membre d’un groupement d’intérêt économique, prévues par le contrat constitutif ou par une clause du règlement intérieur de ce groupement665 ». Faut-il considérer que l’existence de dispositions légales spécifiques à ce type de groupement fait obstacle à l’application de l’article L. 442-6, I, 2°, du Code de commerce ? C’est ce que semble suggérer la Chambre commerciale dont la décision est rendue aux visas des articles combinés L. 251-1, L. 251-8, L. 251-9 et L. 442-6, I, 2° du Code de commerce. Il s’agirait donc ici d’une illustration de

TGI de Paris (TGI Paris, 3 mars 2009, n° 09-00356), écartant le déséquilibre significatif dans un contrat conclu entre un constructeur automobile et son distributeur.

664 Lequel repose pour moitié sur les recettes publicitaires. Aut. conc. n° 15-D-02 du 26 févr. 2015 relative au respect, par le GIE « Les Indépendants », des engagements pris dans la décision du Conseil de la concurrence n° 06-D-29 du 6 octobre 2006, p. 7.

l’adage specialia generalibus derogant666. L’impérativité de l’article L. 442-6, I, 2°, du Code de commerce serait « désactivée au profit de la volonté exprimée dans les statuts ou dans le contrat ou le règlement intérieur du GIE667 ». Les conditions du retrait du GIE étant définies par les statuts de ce dernier le déséquilibre significatif s’en trouvait évincé668. Cela revient à considérer que les parties ayant librement consenti à intégrer ce groupement, le déséquilibre significatif n’y aurait pas droit de cité. C’est ce qui explique que la Chambre commerciale ait rendu un arrêt excluant une société coopérative de commerçants détaillants du champ d’application de l’article L. 442-6, I, 2°669 du Code de commerce, considérant que les

dispositions de cet article « sont étrangères aux rapports entretenus par les sociétés en cause, adhérentes d’une société coopérative de commerçants détaillants »670. De telles solutions soulèvent néanmoins certaines interrogations671.

228. S’il est vrai que les radios qui décident d’adhérer à ce GIE n’y sont pas contraintes672, il faut quand même rappeler les enjeux de l’appartenance à ce GIE. Les 132 radios composant le groupement représentent en effet la première audience de France, et deux radios indépendantes sur trois en font partie. L’autorité de la concurrence avait au demeurant condamné ce GIE au paiement d’une amende de 300 000 euros pour ne pas avoir respecté des engagements souscrits en 2006 lesquels étaient précisément destinés à « assurer la transparence, l’objectivité et la prévisibilité des conditions d’adhésion, mais aussi de maintien

666 Décision préc. note M. Behar-Touchais, JCP G n° 27, 3 Juillet 2017, 763. 667 Ibid.

668 Pour des applications antérieures de ce principe en matière de pratiques restrictives : Com. 3 avr. 2012, n° 11- 13.527 : JurisData n° 2012-006422 ; Bull. civ. IV, n° 71 ; Plus récemment, Com. 8 févr. 2017, n° 15-23.050 : JurisData n° 2017-001815 ; Bull. civ. IV, à paraître obs. M. Behar-Touchais, L'exclusion brutale d'un associé coopérateur : quand le droit spécial chasse le droit plus général, BJS mai 2017, n° 5, p. 324 ; Lettre de la

distribution, mars 2016, p. 1, obs. N. Eréséo, Contrats, conc. consom. 2017, comm. 78, obs. N. Mathey.

669 Et de celui de l’article L. 442-6, I, 5° C. com. puisque les demandeurs agissaient conjointement sur les deux fondements.

670 Les demandeurs contestaient la modification, par le règlement intérieur d'une société coopérative de commerçants détaillants, du seuil en parts de marché qui permettait aux coopérateurs de bénéficier d'une exclusivité territoriale. Certains coopérateurs n'avaient pas atteint ce seuil par suite de quoi de nouveaux coopérateurs avaient alors agréés dans leurs zones de chalandise.

671 Com. 18 oct. 2017, 16-18864, Publié au bulletin, obs. G. Parléani, AJ contrat 2018, p. 31, selon lequel : « l'article L. 442-6, I du code de commerce ne peut évidemment pas régir des situations dans lesquelles celui qui prétend être victime a, par avance, accepté l'effort commun, qu'impose non pas un contrat bilatéral, mais une discipline commune. Invoquer l'article L. 442-6, I dans ces situations, c'est refuser la conséquence première de l'adhésion à une société, qui est de soumettre l'individuel au collectif. Le mécontent doit quitter la société s'il le peut, et le droit coopératif lui offre pour cela la faculté de retrait. »

672 C’est ce que souligne M. Behar-Touchais qui considère la solution de la Cour d’appel comme « bien excessive ».

et de sortie du groupement.673 » L’autorité de la concurrence avait rappelé dans sa décision que « la seule façon pour des radios locales d’intéresser les annonceurs nationaux pour accéder de manière significative au marché de la publicité́ nationale est de se regrouper et que le GIE Les Indépendants est le seul produit de couplage attractif sur le marché » et « que les recettes publicitaires sont une source de revenus incontournable pour les radios, et notamment les recettes publicitaires nationales. » Il est donc permis de voir dans l’adhésion des radios qui s’étaient pourvues en cassation un choix moins délibéré qu’il n’y paraissait. L’application au cas d’espèce de l’adage specialia generalibus derogant revient ainsi à assurer un niveau de protection moindre aux cocontractants674. Cette solution n’est pas satisfaisante et appelle à une réflexion sur l’intérêt de l’application de cet adage lorsque celui-ci revient à priver les parties de dispositions protectrices plus avantageuses675.

229. L’analyse des décisions admettant l’application de l’article L. 442-6-I 2° du Code de

commerce fait donc apparaître les limites fonctionnelles de cet outil juridique dans les relations d’affaires. Plusieurs décisions récentes relatives au cas des marchés biface de type OTA (Online travel agency) démontrent cependant l’intérêt du déséquilibre significatif dans les relations contractuelles faisant intervenir des plateformes de réservation en ligne.

2. L’application du déséquilibre significatif dans les contrats faisant intervenir des plateformes de réservation en ligne

230. Les plateformes de réservation hôtelière « servent d’intermédiaire sur un marché qui

comprend deux faces, en mettant en relation deux catégories de clients distinctes : les hôteliers et les consommateurs de nuitées.676 » Les relations contractuelles entre ces plateformes et les établissements hôteliers ont révélé la présence de plusieurs clauses créant un déséquilibre significatif au détriment des hôteliers677. Il s’agit plus précisément des clauses

673 ADLC Décision n°15-D-02 du 26 février 2015 relative au respect, par le GIE « Les Indépendants », des engagements pris dans la décision du Conseil de la concurrence n° 06-D-29 du 6 octobre 2006.

674 Cela d’autant que cette décision pourrait annoncer une extension de l’adage specialia generalibus derogant à d’autres groupements notamment les statuts de société, et une extension de cette solution à l’article 1171 du Code civil. V. En ce sens, les observations de M. Behar-Touchais JCP G n° 27, 3 Juillet 2017, 763.

675 Cf. infra n°259 à 261.

676 ADLC Décision n°15-D-06 du 21 avril 2015.

677 T.com Paris, 7e ch. 7 mai 2015, n° j2015000040, Expedia ; T. com. Paris 29 nov. 2016, RG n° 2014027403 (Ministre de l’Economie et des Finances et autres / Société Booking.com B.V et Société Booking.com France).

de parité tarifaire et de disponibilité678, et des clauses de classement unilatéral. Les clauses de parité tarifaire désignent celles qui imposent à l’hôtelier d’accorder des conditions au moins aussi favorables que celles accordées par ailleurs, que ce soit celles mises en œuvre par l’hôtelier lui-même, ou celles que ce dernier accorde aux autres sites de réservation. Ces clauses ont été sanctionnées sur le fondement de l’article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce, le tribunal de commerce de Paris considérant que le déséquilibre significatif était caractérisé ici par « une absence de négociation dans la mesure où les clauses de parité tarifaire et de disponibilité sont systématiquement incluses dans les mêmes termes dans tous les contrats signés entre Booking et les hôteliers, au prix de concessions contractuelles excessives. 679» Le tribunal de commerce de Paris a encore sanctionné sur ce fondement la clause par laquelle la plateforme de réservation se réserve des prérogatives unilatérales en matière de classement des établissements hôteliers. Ces « clauses de marketing direct » interdisent aux établissements hôteliers d’une part de communiquer des indications telles que le numéro de téléphone, de télécopie ou l’adresse de leurs réseaux sociaux sur le site booking.com, et d’autre part, d’utiliser les coordonnées de la clientèle. Le tribunal de commerce de Paris a estimé que ces clauses créaient un déséquilibre significatif en ce qu’elles « restreignent indûment la liberté de l’hôtelier de prospecter des clients.680 »

231. L’on voit au travers de ces décisions l’influence décisive de la particularité de ce

marché biface dans l’admission du déséquilibre contractuel. La décision rendue par l’autorité de la concurrence le 21 avril 2015 avait permis de mettre en évidence le fonctionnement de ce marché. L’autorité de concurrence estimait alors à plus de 30 % la part de marché détenue par Booking sur le marché de l’offre de services de réservation de nuitées seules d’hôtels français sur des OTA. L’autorité de la concurrence ajoutait même qu’« il serait d’ailleurs susceptible

678 Article 2.2.2 des CGP de Booking.com BV, acceptées par l'hôtelier contractant : « l'hébergement doit assurer à booking.com la parité de ses tarifs et disponibilités. […] la parité́ tarifaire signifie des tarifs égaux ou plus avantageux pour le même hébergement, le même type de logement, les mêmes dates de séjour, le même type de lit et le même nombre de client, et des restrictions ou conditions égales ou plus avantageuses, par exemple pour le petit déjeuner, les modifications de réservation et les conditions d'annulation, aux tarifs, conditions et restrictions disponibles sur les sites internet et de l'hébergement, applis ou par les centres d'appel dudit hébergement, directement ou auprès de l'hébergement, auprès de tout concurrent de Booking.com étant un partenaire commercial de l'hébergement ou étant lié au dit hébergement. […] la parité́ des disponibilités signifie que l'hébergement doit fournir à Booking.com des disponibilités (c'est-à-dire des logements disponibles à la réservation sur la plate-forme) au moins aussi favorables que celles fournies à tout concurrent de Booking.com et ou à tout autre tiers étant un partenaire commercial de l'hébergement ou étant lié audit hébergement » ;

679 T. com. Paris 29 nov. 2016, RG n° 2014027403 (Ministre de l’Economie et des Finances et autres / Société Booking.com B.V et Société Booking.com France).

d’y détenir une position dominante.681 » C’est donc la configuration du marché pertinent en cause qui justifie ici l’application de l’article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce. En dehors de ces marchés particuliers, le déséquilibre significatif de l’article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce semble relativement difficile à caractériser.

232. Le déséquilibre significatif n’a donc pas vocation à devenir un outil général de lutte

contre les déséquilibres contractuels, mais bien un outil sectoriel destiné à sanctionner pour des secteurs oligopolistiques du marché682, les déséquilibres produits par les rapports de force

nécessairement inégaux des acteurs économiques en présence. L’apparition du déséquilibre significatif de droit commun plaide en ce sens, dans la mesure où celui-ci apparaît comme un palliatif à l’interprétation restrictive de son homonyme concurrentiel, dans les contrats conclus entre professionnels.

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