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PREMIÈRE PARTIE : L’IDENTIFICATION OBJECTIVE DES DÉSÉQUILIBRES CONTRACTUELS

Section 2 : Le déséquilibre significatif de droit commun

A. La genèse du texte

236. La genèse de l’article 1171 du Code civil doit être analysée tant en droit interne (1)

qu’en droit européen (2) dès lors que cet article témoigne tout à la fois d’un souci d’harmonisation de la matière et du maintien revendiqué d’une spécificité française dans l’appréhension du déséquilibre contractuel.

1. Les origines du texte en droit interne

237. L’ordonnance du 10 février 2016 a intégré au Code civil un nouvel article 1171

alinéa 1 permettant de sanctionner « dans un contrat d’adhésion, toute clause non négociable, déterminée à l'avance par l'une des parties, qui crée un déséquilibre significatif entre les droits

et obligations des parties »684. Cette disposition figurait déjà dans l’avant-projet de réforme Catala qui prévoyait que « la clause qui crée dans le contrat un déséquilibre significatif au détriment de l’une des parties peut être révisée ou supprimée à la demande de celle-ci, dans les cas où la loi la protège par une disposition particulière, notamment en sa qualité de consommateur ou encore lorsqu’elle n’a pas été négociée.685 » L’avant-projet Terré contenait pour sa part une disposition comparable laquelle disposait que « la clause non négociée qui crée dans le contrat un déséquilibre significatif au détriment de l’une des parties peut être révisée ou supprimée à sa demande686 ». Le texte avait été ensuite abandonné dans l’avant-

projet de réforme de la Chancellerie déposé en juillet 2008 avant de faire sa réapparition dans la version officieuse de 2009687, et d’être modifiée par la seconde version officieuse du projet en date du 23 octobre 2013688 reprise par le projet d’ordonnance du 25 février 2015 faisant disparaître le caractère « non négocié » de la clause.

238. Plus directement, cette disposition s’inspire du mécanisme de lutte contre les clauses

abusives du Code de la consommation689 et de la pratique restrictive visée par l’article L. 442- 6, I, 2° du Code de commerce690. Néanmoins, la lecture de l’article 1171 de l’ordonnance fait immédiatement apparaître les particularités de ce déséquilibre significatif de droit commun691 et sa filiation plus étroite avec son homonyme consumériste. À la différence du déséquilibre significatif du Code de commerce, ce déséquilibre ne comporte aucune référence au comportement de la partie à l’origine du déséquilibre. La soumission ou tentative de soumission à un déséquilibre significatif est en effet absente de ce dispositif, l’analyse

684 Il s’agit là de la dernière version de l’art. 1171 issue de l’art. 7, 2° de la loi n° 2018-287 du 20 avril 2018 ratifiant l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations.

685 Article 1122-2 Avant-projet de réforme du droit des obligations (articles 1101 à 1386 du Code civil) et du droit de la prescription (Articles 2234 à 2281 du Code civil) du 2 septembre 2005.

686 F. Terré, (sous la direction de), Pour une réforme du droit des contrats, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2009. art. 67.

687 Art. 87 bis : « une clause non négociée qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des

parties au contrat peut être supprimée à la demande du contractant au détriment duquel elle est stipulée ».

688 Art. 77.

689 Article L. 212-1 alinéa 1 du Code de la consommation.

690 F. Ancel, B. Fauvarque-Cosson, J. Gest, Aux sources de la réforme du droit des contrats, Dalloz, 2017, p. 170, n°25.101.

691 Pour une critique de la tendance actuelle à l’intégration dans le droit commun des dispositifs de protection de la partie faible G. Chantepie, M. Latina, op. cit. n°37, pp. 30-31 : « on peut douter que le droit commun des contrats, applicable aussi bien aux relations entre professionnels, entre professionnels et consommateurs, qu’entre particuliers, soit l’instrument le plus efficace pour traiter, au plus près de la diversité des besoins de protection ressentis, la situation réelle des contractants. » ; Ph. Malinvaud, D. Fenouillet et M. Mekki, op. cit. n°256, p. 235 qui parlent de « perversion du droit commun par le droit de la consommation » ; O. Deshayes, Th. Génicon, et Y.-M. Laithier, op. cit. p. 306.

objective692 du résultat suffisant à identifier le déséquilibre. Une incertitude demeure quant à la méthode d’appréciation de ce nouveau déséquilibre. Si l’article L. 212-1 alinéa 5 dispose que le déséquilibre s’apprécie en se référant à toutes les autres clauses du contrat, l’article 1171 n’apporte, quant à lui, aucune précision sur ce point. S’agissant de l’article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce la jurisprudence a eu l’occasion de préciser la méthode d’appréciation sur laquelle il repose. Cette dernière peut être décomposée en deux temps. Le premier temps consiste à analyser la clause isolement afin d’identifier le déséquilibre, tandis que dans un second temps le défendeur peut se référer aux autres clauses du contrat pour démontrer que celles-ci viennent compenser le déséquilibre dont est porteuse la clause litigieuse693. La nature du déséquilibre, si elle n’est pas précisée, semble là encore se rapprocher de celle du déséquilibre significatif de l’article L. 212-1 alinéa 1 du Code de la consommation. L’article 1168 du Code civil précise en effet qu’en matière de contrats synallagmatiques « le défaut d’équivalence des obligations n’est pas une cause de nullité du contrat ». L’alinéa 2 de l’article 1171 dispose pour sa part que « l’appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur la définition de l’objet du contrat ni sur l’adéquation du prix à la prestation. » Il s’agit là d’une différence de taille avec le déséquilibre significatif du Code de commerce, qui peut porter à la fois sur les droits et les obligations des parties, mais également sur la valeur694 de ces obligations. Il semblerait donc que cette disposition reprenne le mécanisme consumériste de lutte contre les clauses abusives pour en faire un mécanisme général de lutte contre les déséquilibres contractuels sans considération des qualités subjectives des cocontractants. Le déséquilibre significatif de droit commun a donc vocation à appréhender les relations entre particuliers, mais également les contrats conclus entre professionnels695. Cet outil juridique semble donc s’inscrire dans la continuité des articles L. 212-1 du Code de la consommation et L. 442-6, I, 2° du Code de commerce, dans le même temps qu’il se propose de couvrir un champ d’application plus vaste que ces homonymes.

692 G. Chantepie, La réforme en pratique, Les clauses abusives et leur sanction en droit commun des contrats,

AJCA 2015, p. 121.

693 Com. 3 mars 2015, n° 13-27.525 « l'arrêt relève, par motifs propres et adoptés, que la clause […] revêt un caractère automatique, source de disproportion entre le manquement et la sanction, et qu'elle est dépourvue de réciprocité et de contrepartie […]que la société Eurauchan ne démontre pas que d'autres clauses du contrat, issues de la négociation, compensent le déséquilibre significatif en cause ».

694 CA Paris, 23 mai 2013, SAS Green Sofa Dunkerque c/ Sté IKEA SupplyAG, Min. Économie, Industrie et

Emploi, n° 12/01166, CCC 2013. n° 208, obs. Mathey.

695 En ce sens, F. Ancel, B. Fauvarque-Cosson, J. Gest, Aux sources de la réforme du droit des contrats, Dalloz, 2017, p. 169, n°25.91. Dans le même sens, Com. 4 oct. 2016, n° 14-28.013 : JurisData n° 2016-020311, RDC 2017, t. I, obs. M. Behar-Touchais.

239. Les origines de l’article 1171 du Code civil en font également une notion familière au

droit européen des contrats, et précisent la vocation de cet outil.

2. Les origines du texte en droit européen

240. Alors que l’article 1171 peut apparaître comme une nouveauté radicale, le droit

européen des contrats consacre depuis plusieurs années des dispositions comparables. Les principes du droit européen des contrats prévoient ainsi qu’« une clause qui n’a pas été l’objet d’une négociation individuelle peut être annulée par une partie si, contrairement aux exigences de la bonne foi, elle crée à son détriment un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties découlant du contrat, eu égard à la nature de la prestation à procurer, de toutes les autres clauses du contrat et des circonstances qui ont entouré sa conclusion.696 » Le Draft common frame of reference envisage également la sanction des clauses abusives dans les rapports entre professionnels. L’article 9 : 406 de la section 4 du Chapitre 9 consacré au contenu et aux effets des contrats définit la clause abusive dans un contrat conclu entre professionnels comme celle qui « fait partie de clauses standardisées émanant de l’une des parties et qu’elle est de telle nature que son application s’écarte manifestement des bonnes pratiques commerciales contrairement aux exigences de la bonne foi. » Il convient de préciser que cette définition diffère de celle donnée pour les clauses abusives dans les contrats conclus entre deux ou plusieurs parties non professionnelles. Dans cette hypothèse697, la clause doit désavantager une partie de façon significative contrairement aux exigences de la bonne foi. Cette dernière définition quasi identique à celle donnée par les PDEC atteste de la proximité de ces dispositions avec le nouvel article 1171. Il s’agit en effet pour l’ensemble de ces textes de sanctionner, dans un contrat d’adhésion, les clauses qui créent un déséquilibre significatif au détriment d’une partie. Dans le même esprit, le Code civil allemand sanctionne sur le fondement de l’obligation de bonne foi, le déséquilibre contractuel dans les contrats commerciaux par le biais des articles 305 et suivants du BGB698. L’article 307699 dispose que

696 Article 4 : 110 1° VARII AUCTORES, Principes du droit européen du contrat, Commission pour le droit européen du contrat, Société de législation comparée, 2003.

697 Art. 9 : 406.

698 F. Kutscher-Puis, Les enseignements allemands sur le déséquilibre significatif en droit des contrats commerciaux, CCC 2015, n°6 étude 7. V. aussi, 698 J.-L. Fourgoux, M. Chagny, J. Riffault-Silk, C. Pecnard, D. Tricod Approches plurielles du déséquilibre significatif, Concurrences, n°2-2011, n°11 et svts.

699 §307 BGB : « 1. Sont nulles les stipulations des conditions générales d'affaires si elles désavantagent excessivement le cocontractant de leur utilisateur contrairement à l'obligation de bonne foi. Un désavantage excessif peut également découler de ce que la stipulation n'est pas claire et compréhensible. 2. Dans le doute,

peut être déclarée nulle la clause qui désavantage injustement le cocontractant contrairement à l’obligation de bonne foi. À l’image du droit français, cette disposition est réservée à ce que le droit allemand nomme les conditions générales d’affaires et qui désigne les « stipulations contractuelles prérédigées pour une multitude de contrats et proposées par une partie à son cocontractant lors de la conclusion du contrat700 ». Une particularité du droit européen701 mérite d’être précisée.

241. Les textes précités articulent tous le caractère abusif de la clause avec l’obligation de

bonne foi. La clause abusive désigne, dans cette perspective, celle qui est contraire aux exigences de la bonne foi. Le droit interne semble sur ce point beaucoup plus réticent à accorder une telle place à cette notion702. La bonne foi est en droit français cantonnée à un standard comportemental devant être adopté par les cocontractants au stade, de la négociation, de la formation et de l’exécution du contrat703. Le rôle annihilateur de la bonne foi en droit européen tel que décrit par Madame Tisseyre dans sa thèse consiste précisément à dépasser l’exigence comportementale associée à cette notion pour exiger une certaine loyauté dans les termes mêmes du contrat704. La bonne foi occupe dans ces textes une fonction de standard objectif permettant de sanctionner le contrat. Le droit interne maintient au travers de la réforme la distinction entérinée par l’arrêt Les Marchéchaux705. Les dispositions relatives à l’obligation de bonne foi font référence aux comportements de parties706 et n’autorisent jamais à porter atteinte à la « substance » du contrat. Ce parti pris n’est pas neuf, la directive

doit être considéré comme un désavantage excessif si une stipulation 1. n'est pas compatible avec l'essence de la loi, de laquelle elle s'écarte, ou 2. restreint tellement des droits ou obligations découlant de la nature du contrat que la réalisation du but contractuel est atteint. 3. Les alinéa 1 et 2 ainsi que les §§ 307 et 309 ne s'appliquent qu'aux stipulations des conditions générales d'affaires par lesquelles sont stipulées des dispositions s'écartant ou complétant la loi. Les autres stipulations peuvent être nulles sur le fondement de l'alinéa 1er phr. 2 en relation avec l'alinéa 1 phr. 1. »

700 Article 305, alinéa 1er du Code civil allemand. » (Traduction libre)

701 Cette spécificité existe aussi en dehors de l’Union européenne. V. notamment, en droit Suisse où un dispositif jurisprudentiel comparable à celui de l’article 1171 consiste à sanctionner les clauses dites « insolites » lesquelles « s'apprécie[nt] à la fois objectivement (la clause en question doit s'écarter notablement, et de manière inhabituelle, du droit dispositif) et subjectivement (le contractant à qui on prétend imposer cette clause ne pouvait pas s'y attendre selon les règles de la bonne foi, ou, selon une autre formulation typique du droit suisse, selon le principe de la confiance). V. sur ce point, P. Ancel, Un aperçu des évolutions récentes du droit suisse en matière de contrôle des clauses abusives, RDC 2010, n°1, p. 307.

702S. Tisseyre, Le rôle de la bonne foi en droit des contrats, Essai d’analyse à la lumière du droit anglais et du droit européen, Thèse, PUAM, 2012, p. 189, n°251.

703 R. Jabbour, La bonne foi dans l’exécution du contrat, Thèse, LGDJ, 2016, n°185, p. 154 : « l’article 1134 alinéa 3 ne commande qu’un contrôle du comportement, au cours de l’exécution de la convention, en marge du contenu obligationnel légalement convenu ».

704 Ibid.

705 Com. 10 juill. 2007, D. 2007 p. 2839, obs. Ph. Stoffel-Munck. 706 Pour exemples : Art. 1104, 1112, 1342-3 Code civil.

n° 93/13/CEE du 5 avril 1993707 relative aux clauses abusives dans les contrats de consommation faisait déjà explicitement référence à l’obligation de bonne foi, sans que cette référence ne soit reprise par le législateur français à l’article L. 212-1 du Code de la consommation. Cette réticence du législateur français tient vraisemblablement « au caractère malléable de la notion qui affaiblirait la sécurité des transactions.708 » Cette crainte est légitime, mais repose en vérité sur une définition exclusive de l’obligation de bonne foi709.

L’approche européenne de la notion en fait un standard objectif particulièrement utile au juge et aux parties lorsqu’il s’agit de déterminer le caractère abusif d’une clause. La difficulté pour le déséquilibre significatif de droit commun consistera à définir des critères objectifs d’identification. Si la bonne foi n’est pas explicitement invoquée à l’appui de l’article 1171, nul doute que les juges pourront aller chercher dans l’article 1104 un critère supplémentaire dans la mise en évidence du déséquilibre significatif de droit commun.

242. La question du champ d’application de l’article 1171 est sans doute la plus sensible,

car la plus révélatrice de la puissance de l’outil. Elle témoigne d’une approche objective et dépersonnalisée du déséquilibre significatif.

B. Le champ d’application du déséquilibre significatif de droit commun : le contrat

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