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PREMIÈRE PARTIE : L’IDENTIFICATION OBJECTIVE DES DÉSÉQUILIBRES CONTRACTUELS

Section 1 : L’objectivation des vices du consentement

B. Les conditions relatives à l’auteur de la violence

1. L’abus de l’état de dépendance

116. Alors que la notion d’abus peut a priori sembler se rattacher à la question subjective

de l’intention du cocontractant, la définition même de la violence économique oriente l’analyse vers les effets produits plus que vers l’intention. La mise en évidence de l’abus de l’état de dépendance est particulièrement périlleuse dans la mesure où cet abus s’apprécie en réalité au travers du résultat obtenu, à savoir un avantage manifestement excessif394. C’est du

moins ce que laissent envisager des décisions récentes, faisant application par anticipation de l’esprit des dispositions de l’ordonnance du 10 février 2016 non applicables au cas d’espèce.

394 G. Loiseau, L’éloge du vice ou les vertus de la violence économique, Droit et patrimoine, septembre 2002, n°107, p. 28 : « l’appréciation d’une violence économique s’opère moins en considération de l’acte de déloyauté

in se et per se que dans son résultat sur l’économie du contrat et sur son équilibre. L’abus est en effet

indissociable du profit indûment retiré, c’est-à-dire de l’avantage excessif que son auteur s’octroie en exploitant l’état de son cocontractant. Il doit dès lors pouvoir être sanctionné lorsqu’il conduit à donner au socle contractuel une géométrie variable, avantageant anormalement l’une des parties et privant l’autre de l’utilité de l’acte. »

En effet, par un arrêt en date du 4 mai 2016395, la troisième Chambre civile de la Cour de cassation a retenu le vice de violence sous la forme de l’abus de dépendance psychologique sans faire appel aux critères habituels de la contrainte exercée et de la crainte inspirée396. L’abus y est au contraire incarné par l’avantage manifestement excessif obtenu, lequel résultait d’un état de dépendance non pas à l’égard des cocontractants, mais de son concubin, tiers au contrat litigieux397. Cette décision corrobore la matérialisation de l’abus au travers de

l’avantage manifestement excessif. Pour certains commentateurs398, cet abus consisterait en

effet en un « avantage économique manifestement disproportionné. » L’abus ne renverrait pas, dans ce cas, à une appréciation du comportement adopté par le créancier, mais plutôt à l’appréciation objective du résultat obtenu. Pour d’autres auteurs, au contraire, le vice de violence économique « suppose tout de même que le comportement de son auteur présente un caractère fautif399 ». Cela suppose alors de départager « ce qui relève d’une exploitation abusive et de déterminer le seuil qui la sépare de l’usage admissible d’une position de force400. » Cette solution repose, selon nous, sur une appréciation subjective de la faute401, trop incertaine, et aboutissant difficilement à la caractérisation du vice de violence économique. Aussi, le caractère de l’avantage économique obtenu, au même titre que les éléments contextuels de dépendance économique, nous semblent être des critères objectifs plus pertinents dans la caractérisation de ce vice. Cela inscrit le vice de violence économique dans la lignée de ce que l’on pourrait appeler les « vices économiques » au côté de l’erreur sur la rentabilité économique, qui reposent sur une analyse des effets avérés ou potentiels produits402, plus que sur la psychologie des parties.

395 Civ. 3ème, 4 mai 2016, n°15-12454, LPA, 19 oct. 2016, n° 209, p. 6, note S. Lequette.

396 M. Mekki, Droit des contrats, D. 2017, 375 : « En effet, aucun des éléments relevés par les juges ne permet réellement de les établir, détachant un peu plus l'abus d'état de dépendance de la catégorie classique de violence. »

397 Cela ne serait vraisemblablement plus possible sous l’empire de l’art. 1143 C. civ. issu de la loi du 20 avril 2018 qui est venue ajouter que l’état de dépendance doit être caractérisé uniquement entre la partie qui s’en prévaut et son cocontractant.

398 J.-P. Chazal D. 2002, 1862 note sous Civ. 1ère, 3 avr. 2002, n°00-12932 ; dans le même sens, P. Chauvel, Violence, Rép. civ. 2013, n°32.

399 J. Ghestin, G. Loiseau, Y.-M. Serinet, Traité de droit civil, La formation du contrat, Tome 2, LGDJ, 4e éd. 2013, n°1504, p. 1239.

400 Ibid.

401 Ibid. « L’appréciation ne peut être que subjective, toutes sortes de données pouvant entrer en ligne de compte. »

402 Cette analyse des effets mêmes potentiels se retrouve en matière de pratiques anticoncurrentielles cf. Art. L. 420-2 alinéa 2, de pratiques restrictives cf. Art. L. 442-6 du C. com. Même chose en matière de pratiques agressives où il est intéressant de noter que le Code de la consommation envisage la pratique commerciale agressive comme une infraction pouvant être dépourvue de résultat. C’est à la fois le comportement du professionnel et ses conséquences qui sont sanctionnés. Cette conséquence peut être seulement potentielle dans

117. Si l’abus réside dans l’octroi d’un avantage manifestement excessif, pourquoi ne pas

supprimer alors la référence à l’abus403  ? L’avantage manifestement disproportionné qu’obtient le créancier en exploitant la dépendance économique de son débiteur est la manifestation même d’un abus. L’abus s’incarne dans cette disproportion. Le champ d’application de cette disposition ne s’en trouverait pas pour autant élargie dans la mesure où les parties devraient toujours rapporter la preuve d’une situation de dépendance, mais cela permettrait de clarifier le contenu de cette notion. C’est au demeurant la solution qui a été retenue par les principes du droit européen du contrat404, les principes Unidroit405, le Projet de

cadre commun de référence406, et avant eux le Code des obligations Suisse407, le BGB408, le Code civil du Luxembourg409 et le Code civil du Québec410. Le Code civil italien a adopté une

la mesure où le texte sanctionne la pratique commerciale de nature à altérer de manière significative la liberté de choix d'un consommateur ou à vicier son consentement cf. Art. L. 122-11 Code conso.

403 Comme le fait l’article 1141 C. civ.

404 Article 4 : 109 « (1) Une partie peut provoquer la nullité du contrat si, lors de la conclusion du contrat, (a) elle était dans un état de dépendance à l'égard de l'autre partie ou une relation de confiance avec elle, en état de détresse économique ou de besoins urgents, ou était imprévoyante, ignorante, inexpérimentée ou inapte à la négociation,

(b) alors que l'autre partie en avait ou aurait dû en avoir connaissance et que, étant données les circonstances et le but du contrat, elle a pris avantage de la situation de la première avec une déloyauté évidente ou en a retiré un profit excessif. »

405 Art. 3.2.7, 1° des Principes Unidroit de 2010 : « La nullité́ du contrat ou de l’une de ses clauses pour cause de lésion peut être invoquée par une partie lorsqu’au moment de sa conclusion, le contrat ou la clause accorde injustement un avantage excessif à l’autre partie. On doit, notamment, prendre en considération:

a) le fait que l’autre partie a profité d’une manière déloyale de l’état de dépendance, de la détresse économique, de l’urgence des besoins, de l’imprévoyance, de l’ignorance, de l’inexpérience ou de l’inaptitude à la négociation de la première b) la nature et le but du contrat. » Ici l’abus de dépendance n’est qu’un indice du déséquilibre contractuel.

406 Article II. 7 :207, 1° du Projet de cadre commun de référence : « (1) A party may avoid a contract if, at the

time of the conclusion of the contract:

(a) the party was dependent on or had a relationship of trust with the other party, was in economic distress or had urgent needs, was improvident, ignorant, inexperienced or lacking in bargaining skill; and

(b) the other party knew or could reasonably be expected to have known this and, given the circumstances and purpose of the contract, exploited the first party’s situation by taking an excessive benefit or grossly unfair advantage. »

407 Article 21 alinéa 1 : « En cas de disproportion évidente entre la prestation promise par l’une des parties et la contre-prestation de l’autre, la partie lésée peut, dans le délai d’un an, déclarer qu’elle résilie le contrat et répéter ce qu’elle a payé, si la lésion a été déterminée par l’exploitation de sa gêne, de sa légèreté ou de son inexpérience. »

408 §138 du BGB : « 1. Tout acte juridique qui contrevient aux bonnes mœurs est nul.

En particulier, est nul tout acte juridique par lequel quelqu'un, en utilisant la contrainte, l'inexpérience, l'état de nécessité ou la faiblesse de volonté d'autrui, se fait, à lui-même ou à un tiers, promettre ou garantir un avantage pécunier contre une prestation, en déséquilibre flagrant avec la prestation. »

409 Article 1118 alinéa 1 : « Sauf les règles particulières à certains contrats ou à l'égard de certaines personnes, la lésion vicie le contrat, lorsqu'elle résulte d'une disproportion évidente au moment de la conclusion du contrat entre la prestation promise par l'une des parties et la contrepartie de l'autre et que cette disproportion a été introduite dans le contrat par exploitation d'une position de force, en abusant sciemment de la gêne, de la légèreté ou de l'inexpérience de l'autre partie. La charge de la preuve incombe à la partie qui se prétend lésée. » 410 Art. 1406 alinéa 1 Code civil du Québec : « La lésion résulte de l’exploitation de l’une des parties par l’autre, qui entraîne une disproportion importante entre les prestations des parties ; le fait même qu’il y ait disproportion importante fait présumer l’exploitation. »

vision hybride du vice de violence teinté tout à la fois de lésion et d’un abus de l’état de dépendance. L’article 1448 du Code civil italien sanctionne ainsi de rescision le contrat lorsque la disproportion entre les obligations des parties résulte de l’exploitation par l’une d’elles de l’état de nécessité dans lequel se trouvait son cocontractant et que cette disproportion dépasse la moitié de la valeur de la prestation411.

118. La rédaction de l’article 1143 ne permet pas, en l’état, de retenir l’abus comme un

élément constitutif autonome qui consisterait à caractériser la connaissance de l’état de dépendance de l’autre partie et la conscience du profit tiré de cette exploitation. Il semble en effet que l’abus se déduise ici du résultat obtenu à savoir un avantage manifestement excessif.

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