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PREMIÈRE PARTIE : L’IDENTIFICATION OBJECTIVE DES DÉSÉQUILIBRES CONTRACTUELS

Section 1 : L’objectivation des vices du consentement

B. L’apposition des critères concurrentiels au vice de violence

93. Si l’article 1143 de l’ordonnance du 10 février 2016 fait référence à la notion plus générale d’abus de dépendance, le rapprochement entre les deux outils est inévitable et conduit à questionner l’utilisation par le droit commun des contrats d’une notion marquée du sceau du droit de la concurrence. Le phénomène d’« empiètement » du droit de la concurrence sur le droit commun des contrats décrit par certains auteurs339 produit ici une de ses illustrations les plus parlantes. Cet « empiètement-débordement »340 s’explique pour partie dans l’effet de protection des parties par ricochet que produit le droit de la concurrence. La facilité avec laquelle le droit des pratiques restrictives peut sembler franchir la sacro-sainte frontière de l’autonomie de la volonté suscite en effet un certain étonnement. Reste néanmoins que les objectifs de ces disciplines ne sont pas totalement superposables. C’est donc pour éviter les effets d’une « concurrentisalisation » inopportune du droit des contrats qu’il est apparu nécessaire d’identifier, en droit commun, des outils susceptibles de corriger les déséquilibres entre cocontractants341.

94. Cette question est d’autant plus importante qu’elle ne témoigne pas d’une

problématique française, mais bien d’un enjeu européen, plusieurs pays ayant été confrontés à cette difficulté. Il faut rappeler que le souci de protection des entreprises en position de dépendance a suscité de nombreuses initiatives juridiques, notamment en Allemagne et en Italie. L’Allemagne a ainsi intégré dès 1973342 un amendement à la LRC343 destiné à protéger

les PME dépendantes économiquement de leurs partenaires commerciaux. Cette disposition a fait l’objet de critiques, et a été présentée comme un outil de protection des cocontractants en situation de faiblesse plus que comme un outil de régulation du marché. C’est le même type

339 L. Idot, L’empiètement du droit de la concurrence sur le droit des contrats, RDC 2004, p. 882 ; M. Chagny, L'empiètement du droit de la concurrence sur le droit du contrat, RDC 2004, n°3, p. 861.

340 Ibid.

341 L. Idot, op. cit. « Plutôt que de brouiller les frontières entre les droits et de confondre leurs missions respectives, mieux vaut laisser au droit du contrat le soin de régler les difficultés nées de la divergence des intérêts particuliers lorsque le jeu de la concurrence n'y suffit pas. Si cette discipline est à même de défendre convenablement les agents économiques en situation de faiblesse, ceux-ci ne ressentiront plus le besoin de recourir au droit de la concurrence. Dès lors, la position du droit commun vis-à-vis des droits spéciaux s'en trouvera confortée. »

342 Art. 20 de la loi contre les restrictions à la concurrence (LRC). La LRC est entrée en vigueur le 1er janvier 1958, elle a été amendée notamment en 1973 afin d’y intégrer la notion d’entreprise dépendante. Elle a été modifiée en dernier lieu par la loi du 17 mars 2009 (BGB1. I 2009, S. 550).

343 J.-L. Fourgoux, M. Chagny, J. Riffault-Silk, C. Pecnard, D. Tricod, Approches plurielles du déséquilibre significatif, Concurrences, n°2-2011, spéc. J. Riffault-Silk n°21 à 32.

de critique qui a poussé l’Italie à inscrire dans le droit commun des contrats le dispositif de protection des PME fondé sur l’abus de dépendance initialement destiné au droit de la concurrence344. La difficulté avec laquelle les législateurs européens inscrivent la dépendance économique dans une branche du droit semble relever du double prisme sous lequel elle est appréciée. Il s’agit tout à la fois d’une dépendance contractuelle et d’une dépendance de marché. La préférence pour l’une ou l’autre de ces échelles permet d’inscrire la notion soit dans le droit commun soit, dans le droit de la concurrence.

95. L’une des premières interrogations, en droit interne, porte sur l’interprétation de l’article 1143 du Code civil. S’agit-il ici de transposer dans le droit commun des contrats la notion concurrentielle d’abus de dépendance économique, ou le législateur a-t-il voulu consacrer une notion autonome ? Dans la mesure où la notion de dépendance fait figure de nouveauté dans le droit commun des contrats, les juges pourraient être tentés de recourir à la jurisprudence établie sur le fondement de l’article L. 420-2 alinéa 2 du Code de commerce pour interpréter l’article 1142 du futur Code civil. Cette solution est d’autant plus envisageable que c’est un raisonnement semblable qui a conduit le Conseil constitutionnel345 à préciser que le déséquilibre significatif de l’article L. 442-6, I, 2° du Code de commerce devait être interprété par référence à la notion de déséquilibre telle qu’elle figure à l’article L. 212-1 du Code de la consommation et telle qu’elle a été interprétée par la jurisprudence. Si cette solution est envisageable, elle demeure néanmoins, comme le déséquilibre significatif, quelque peu limitée dès lors que les objectifs poursuivis par ces branches du droit ne sont pas semblables.

96. Alors que le droit de la concurrence envisage les parties au contrat comme des acteurs économiques inégaux mus par les contraintes du marché, le droit commun envisage les

344 Art. 9 de la loi nº 197 du 18 juin 1998 relative à la sous-traitance dans le domaine de la production industrielle : « 1. Est interdit l'abus de la part d'une ou plusieurs entreprises de la position de dépendance économique à l'encontre d'une entreprise cliente ou fournisseur qui se trouve dans de telles situations. Est considérée comme dépendance économique la situation où une entreprise est en mesure de décider dans ses rapports commerciaux avec une autre entreprise, un déséquilibre de droit et d'obligations excessif. La dépendance économique est évaluée en tenant compte également de la possibilité́ réelle pour la partie qui a subi l'abus de trouver sur le marché des alternatives satisfaisantes.

2. L'abus peut également consister dans le refus de vente ou dans le refus d'acheter, dans l'imposition de conditions contractuelles discriminatoires de façon injustifiée, dans l'interruption arbitraire des relations commerciales en cours.

3. Le contrat par lequel se réalise l'abus de dépendance économique est nul.» Depuis la loi n° 57 du 5 mars 2001, l’autorité de la concurrence italienne peut elle aussi connaître de l’application de ce texte.

cocontractants de façon abstraite, leur égalité étant posée comme un préalable. Cette dépendance économique due à la puissance économique d’une partie au contrat est déjà postulée en matière de droit du travail ou de droit de la consommation346 dans la mesure où c’est elle qui justifie les dispositions dérogatoires protectrices mises en œuvre par ces branches du droit. C’est plus exactement la qualité de consommateur ou de salarié qui justifie dans ces cas la législation protectrice mise en œuvre. Cette dépendance est économique, toutefois elle ne s’apprécie pas à l’échelle du marché, mais à celle de la relation contractuelle tissée par les parties. S’agissant de la solution retenue par le droit positif, la dépendance économique serait caractérisée lorsque le débiteur s’est engagé en raison d’une contrainte économique qui ne lui a pas permis de choisir une autre solution contractuelle. Cependant, le marché à partir duquel raisonne le droit de la concurrence est difficilement transposable dans le droit commun des contrats. Il est en effet difficile d’imaginer dans quelle situation l’absence de solution alternative pourrait être caractérisée. De la même manière, l’atteinte au fonctionnement ou à la structure du marché ne trouve pas d’équivalent lorsque l’on raisonne en matière contractuelle. « Ce n’est qu’en tant qu’ils portent atteinte au jeu de la concurrence et aux “valeurs concurrentielles” que les comportements économiques sont susceptibles d’être sanctionnés. »347 Les relations qu’entretient le droit de la concurrence avec la violence sont par ailleurs plus ambiguës que celles qu’entretient avec elle le droit commun.

97. Le droit de la concurrence encourage par certains aspects la violence économique, ou du moins il ne la sanctionne pas. Cette violence constitue en effet l’essence même du processus concurrentiel, elle en est l’un des garants. Le droit de la concurrence pourchasse en conséquence la coopération des acteurs348, et s’emploie à pérenniser la lutte de ces derniers

346 Art. L. 122-8 alinéa 1 du Code de la consommation : « Quiconque aura abusé de la faiblesse ou de l'ignorance d'une personne pour lui faire souscrire, par le moyen de visites à domicile, des engagements au comptant ou à crédit sous quelque forme que ce soit sera puni d'un emprisonnement de trois ans et d'une amende de 375 000 euros ou de l'une de ces deux peines seulement, lorsque les circonstances montrent que cette personne n'était pas en mesure d'apprécier la portée des engagements qu'elle prenait ou de déceler les ruses ou artifices déployés pour la convaincre à y souscrire, ou font apparaître qu'elle a été soumise à une contrainte. » Les pratiques commerciales agressives visées par les articles L. 122-11 et L. 122-11-1 du Code de la consommation permettent également de sanctionner pénalement les pratiques commerciales résultant notamment de l’usage d’une contrainte physique ou morale.

347 Ch. Bourrier, La faiblesse d’une partie au contrat, Thèse, Bruylant Academia, 2004, n°309, p. 345.

348 Art. L. 420-1 du Code de commerce sanctionne les ententes : « Sont prohibées même par l'intermédiaire direct ou indirect d'une société du groupe implantée hors de France, lorsqu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions, notamment lorsqu'elles tendent à :

pour la conquête de nouveaux marchés349. Si l’abus de dépendance économique permet en matière de pratique anticoncurrentielle de sanctionner une atteinte au bon fonctionnement du marché350, il ne poursuit pas cet objectif lorsqu’il s’agit du vice de violence économique. La dépendance n’étant pas appréciée à l’échelle du marché, l’objectif n’est pas ici sa préservation. Il s’agit plutôt de veiller au respect d’un certain équilibre et de sanctionner le vice du consentement par lequel l’une des parties a pu imposer à l’autre un déséquilibre excessif351. Partant, abus de dépendance économique anticoncurrentiel et de droit commun

n’entretiennent qu’une proximité textuelle352. Cette proximité, sans dénaturer le vice de

violence, doit néanmoins servir de guide dans l’identification des contours de cette notion. Il s’agit d’utiliser le droit de la concurrence comme un facteur de vitalisation du droit commun353, une inspiration propice au renouvellement nécessaire de la matière.

2° Faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse ;

3° Limiter ou contrôler la production, les débouchés, les investissements ou le progrès technique ; 4° Répartir les marchés ou les sources d'approvisionnement. »

349 Sur les finalités du droit de la concurrence et l’opposition de la conception qui consiste à faire de la concurrence une fin à celle qui en fait un moyen pour atteindre le bien-être général et une meilleure répartition des ressources V. L’abus de pouvoir de marché : contrôle de la domination ou protection de la concurrence ?

RIDE, 2005, p. 32 : « Selon nous, le droit de la concurrence, bien que reposant fondamentalement sur des

analyses économiques, ne se ramène cependant jamais à ces dernières. Le droit ne raisonne jamais uniquement en termes d’allocations optimales des ressources, mais aussi en termes de répartition de ces dernières, de pesée des intérêts, de choix sociétaux. »

350 Ibid. Sur la poursuite, non pas d’un objectif unique qui serait la préservation de la concurrence, mais sur la coexistence de plusieurs objectifs, p. 46 : « les évolutions actuelles et les vœux d’une certaine doctrine obligent à s’interroger sur l’ensemble normatif pouvant « présider » à un droit de la concurrence. Celui-ci doit-il s’inscrire uniquement dans le cadre d’une approche concurrentielle ou doit-il se référer aussi à des considérations d’équilibre contractuel, de consommation, d’environnement, de cohésion sociale ? »

351 M.-S. Payet, Puissance économique, droit de la concurrence et droit des contrats, RDC 1er oct. 2006, n°4 p. 1338 : « Sanctionner le déséquilibre contractuel en présence d'une relation de dépendance, c'est imposer au partenaire dominant une obligation positive de respecter un équilibre objectif dans le contrat. Il ne doit pas « profiter » de sa position. Mais quelle est cette position dont il peut profiter, en l'absence de pouvoir de marché ? Dans cette hypothèse, l'indépendance du partenaire puissant est peut-être le plus sûrement traduite par l'idée d’unilatéralité: l'un des contractants dispose d'un pouvoir unilatéral d'imposer tandis que l'autre ne dispose d'aucun pouvoir de négociation. »

352 J.-P. Chazal, De la puissance économique en droit des obligations, Thèse, Grenoble II, 1996, p. 551 : « L’opposition avec le droit commun des obligations est, sur le terrain de la finalité, flagrante. Tandis que l’un a pour objet d’introduire un ordre public économique de direction, l’autre embrasse des objectifs beaucoup plus souples et complexes. A côté de la liberté contractuelle s’est, en effet, développé un ordre public de protection destiné à compenser juridiquement certaines inégalités économiques. Le droit de la concurrence est étranger à de telles préoccupations. Loin de protéger les économiquement faibles, il tend à assurer le bon fonctionnement du marché et le libre jeu de l’offre et de la demande. Cela ne revient pas à dire qu’il néglige les déséquilibres de puissance économique existant entre les agents, mais ce n’est pas pour protéger les faibles qu’il les appréhende. Il s’agit pour lui d’organiser la fluidité du marché dans le temps afin d’empêcher la création de monopoles et de rentes de situation. »

353 L. Idot art. préc. : « Contester l'empiètement du droit de la concurrence lorsqu'il est synonyme d'usurpation n'empêche aucunement de concevoir le droit de la concurrence comme un facteur de la reviviscence du droit commun et de souhaiter que l'attraction qu'il exerce sur le droit du contrat soit amplifiée. » ; M. Chagny, L'empiètement du droit de la concurrence sur le droit du contrat, RDC 2004, n°3, p. 861.

II. Un vice du consentement de nature atypique

98. La violence économique se présente comme un vice du consentement atypique dès lors que celui-ci n’est pas dû à l’exercice d’une menace physique ou morale de la part du cocontractant, mais résulte de la situation même du débiteur. La contrainte n’est pas exercée par l’une des parties sur son cocontractant, mais se présente davantage comme une contrainte extérieure et impersonnelle354. Le débiteur conclut le contrat en connaissance de cause, mais sa situation de dépendance économique ne lui offre pas d’alternative de sorte que son consentement est contraint plus qu’il n’est vicié. Traditionnellement, la violence doit, pour être caractérisée, avoir été déterminante du consentement et illégitime355. L’article 1143 de l’ordonnance du 10 février 2016 semble pour sa part mettre en évidence quatre critères cumulatifs d’identification de la violence économique dont deux concernent la victime de la violence (A), et deux son auteur (B).

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