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2 3 L’articulation du modèle du récit avec les modèles de traitement de l’information

A plusieurs reprises, les modèles duaux du traitement de l’information, que ce soit le modèle de la probabilité d’élaboration (« Elaboration Likelihood Model », ELM ; Cialdini, Petty & Cacioppo, 1981 ; Petty & Cacioppo, 1986 ; Petty & Wegener, 1999) ou le modèle heuristique/systématique (« Heuristic Systematic Model », HSM, Chaiken, 1980 ; Chaiken, Liberman & Eagly, 1989 ; 1999 ; pour une synthèse voir Meyer, 2000), et le modèle du récit sont évoqués comme complémentaires pour rendre compte du jugement judiciaire (Honess et Charman, 2002 ; Stebblay & al., 1999 ; Studebaker & Penrod, 2005). Comme évoqué précédemment concernant la publicité pré-procès, les modèles de la persuasion permettent d’expliquer le processus d’influence de certaines informations comparées à d’autres tandis

que le modèle du récit fournit une structure représentative dans laquelle les informations sont liées entre elles et prennent cohérence les unes par rapport aux autres. Concernant l’influence des variables extra-légales, Pennington et Hastie (1991) font des prédictions consistantes avec l’ELM. Leurs suggestions sont les suivantes :

1 - Quand l'histoire est difficile à construire, les variables extra légales auront un impact important sur les jugements. Cette situation serait équivalente à celle où peu d’informations sont disponibles pour appuyer la décision. Dans ces conditions, l’impact des informations sera direct (i.e. non médiatisé par le récit car il ne peut être construit), notamment les variables extra-légales qui prennent une valence positive ou négative sans nécessiter une interprétation.

2 - L'information extra légale aura un impact modéré dans le sens de sa valence quand elle est liée et consistante avec l'histoire en construction. Par contre, si elle est contradictoire, l’effet opposé est prédit.

3 - Quand les informations extra légales ne sont pas liées au récit construit mais que ce dernier est facile à comprendre, les informations extra légales auront un impact faible sur les jugements.

Les modèles duaux du traitement de l’information postulent que les individus traitent l’information selon deux modes. Dans un mode de traitement approfondi de l’information (dit « systématique » pour le HSM ou « central » pour l’ELM), les individus scrutent de manière objective les informations qui leur sont soumises, nécessitant des ressources cognitives importantes. Dans un mode de traitement plus superficiel de l’information (dit « heuristique » pour le HSM ou « périphérique » pour l’ELM), l’individu ne procède pas à une analyse des arguments présentés, ou alors de manière sommaire, et est plus sensible aux informations non pertinentes utilisées comme heuristiques pour évaluer le message (e.g. statut de la source). Ce mode nécessite moins de ressources cognitives et est plus susceptible d’entraîner un jugement biaisé. La qualité du traitement de l’information dépend de facteurs situationnels (e.g. distractions externes, surcharge cognitive, complexité d’un message) et individuels (e.g. habileté de réflexion, motivation). La situation de procès comporte de nombreux facteurs susceptibles d’altérer un traitement approfondi des preuves. La longueur des audiences, la quantité de preuves parfois transmises dans un langage complexe lors de témoignages d’experts, le protocole procédural judiciaire, le vocabulaire juridique, le poids émotionnel de la situation dû à la solennité de la cour d’assises, l’importance et la gravité de la prise de décision, l’émotion des victimes, le face à face avec une personne accusée de faits eux-mêmes chargés en émotions négatives sont autant d’éléments accaparant des ressources cognitives des jurés. Pennington et Hastie (1991) n’ont pas empiriquement éprouvé leurs suggestions.

Néanmoins, plusieurs résultats apportent des indices sur chacun de ces facteurs. Van Knippenberg, Dijksterhuis et Vermeulen (1999) observent ainsi qu’un stéréotype positif ou négatif de la catégorie sociale de l’accusé (toxicomane vs banquier) dans une affaire de cambriolage biaise d’autant plus les jugements que les conditions de charges cognitives sont élevées (i.e. pression temporelle). Dans ces dernières conditions, le stéréotype négatif oriente la sélection des preuves incriminantes et inversement pour le stéréotype positif. Honess, Levi et Charman (1998) observent également que la complexité des informations favorise l’utilisation de stéréotypes dans l’interprétation des preuves. Les auteurs pistent le raisonnement de sujets en ponctuant de quatre recueils de données la prise de connaissance de la vidéo d’un procès complexe. Lors de ces quatre entretiens, les sujets doivent résumer les preuves, rendre un verdict et indiquer la confiance associée, justifier leur verdict et leurs changements de position entre chaque recueil de données. L’analyse des entretiens fait ressortir un raisonnement plutôt approfondi de la part de la majorité des sujets, indice de leur investissement dans la tâche. Les sujets présentant un raisonnement de moins bonne qualité expriment des difficultés de compréhension des preuves et en font un rappel plus pauvre. Les difficultés de compréhension sont notamment liées à la « perte du fil » de l’argumentation de la défense ou de l’accusation. Dès lors, ils font davantage appel à leurs connaissances pour combler les informations manquantes d’où l’activation de stéréotypes. Ce résultat mène les auteurs à suggérer une présentation liée des preuves dans une structure analogue à un récit. Une liste de preuves sans structure précise entraîne des difficultés pour les jurés à les retenir et à les interpréter clairement. Les informations-clefs peuvent être perdues et les jurés peuvent donc imposer leur propre récit aux preuves pour les interpréter, avec le risque qu’il soit inapproprié ou inexact.

Une meilleure connaissance du thème traité, effective ou perçue, engendre un traitement plus approfondi des informations (Chaiken & Trope, 1999 ; Terrade, 2003). Cependant, ces connaissances antérieures peuvent être biaisées, notamment en terme de valence et, ainsi, orienter les jugements. Les résultats concernant l’impact de la publicité pré- procès sur les jugements cités précédemment ont notamment souligné l’influence des informations émotionnelles/évaluatives sur l’interprétation des preuves (Honess, Charman & Levi, 2003 ; Stebblay & al., 1999 ; Studebaker & Penrod, 1997, 2005). De mêmes effets peuvent être attendus concernant les autres types de récits pré-construits évoqués précédemment.

Concernant la motivation cognitive, un traitement approfondi des informations est attendu des personnes présentant un besoin de cognition élevé (Cacioppo & Petty, 1982 ;

Cacioppo, Petty, Feinstein & Jarvis, 1996 ; Cacioppo, Petty & Kao, 1984). Cependant, Kassin, Reddy et Tulloch (1990) observent d’autres résultats dans le cadre du jugement judiciaire. Après avoir pris connaissance des arguments soit de l’accusation soit de la défense, les sujets voient la vidéo d’un interrogatoire de l’accusée qui nie les accusations de meurtre portées contre elle. Celle-ci maintient la même histoire tout le long de la vidéo mais son récit comporte plusieurs événements non plausibles. Ensuite, les sujets prenaient connaissance des arguments de la partie adverse à celle entendue en introduction de la vidéo. L’argumentation de l’accusation consiste à proposer une version des faits structurée et cohérente suggérant ainsi un mobile au meurtre alors que l’argumentation de la défense ne fait que répéter les éléments de la vidéo et insiste davantage sur le maintien des déclarations de l’accusé et les conditions contextuelles de l’interrogatoire. L’argumentation en introduction est attendue influencer la perception de la vidéo et ce, d’autant plus que les sujets montrent un faible besoin de cognition. Cependant, selon les résultats, les jugements des sujets présentant un besoin de cognition élevé révèlent un effet de primauté quelle que soit la partie introductive, alors que les jugement des sujets présentant un besoin de cognition faible traduisent un effet de récence. Pourtant, la corrélation négative entre le besoin de cognition et la fermeture d’esprit est bien négative. Les auteurs suggèrent deux explications : 1) les sujets se forment une impression très tôt puis rejettent toute autre explication, 2) sur la base de cette première impression, les sujets s’engagent activement dans un processus de confirmation d’hypothèse et donc dans un traitement systématique et biaisé.

Concernant la motivation en terme d’implication dans la tâche, il est postulé que les jurés sont motivés à s’investir dans la tâche de jugement et donc à examiner avec rigueur les preuves qui leur sont présentées. Des différences entre les jurés ont plutôt été observées quant à la nature de leur motivation. Sommers et Ellsworth (2000, 2001) observent que les motivations des sujets diffèrent selon leurs propres caractéristiques et celles de l’affaire concernant l’origine ethnique. Lorsque l’appartenance ethnique de l’accusé est saillante, les jurés blancs sont motivés à corriger leur biais et jugent de manière équivalente un accusé noir et un accusé blanc. Lorsque l’appartenance ethnique de l’accusé est plus subtilement évoquée, ils montrent un biais de clémence envers leur groupe d’appartenance. Par contre, les jurés noirs manifestent un biais de clémence endo-groupe, quelle que soit la saillance de l’origine ethnique de l’accusé. Ce résultat indique leur sensibilité à cette information. Les auteurs suggèrent que cette sensibilité est en lien avec une plus faible confiance dans l’impartialité du système judiciaire. De plus, les évaluations de l’accusé en terme de traits de personnalité (e.g. agressif, provocateur) suivent des variations similaires. Ainsi, les caractéristiques des jurés

orientent la perception de la situation judiciaire, de l’accusé, ainsi que les motivations sous- jacentes au jugement judiciaire. Dans cette étude, Sommers et Ellsworth (2000) montrent que la saillance de l’origine ethnique de l’accusé éveille chez les sujets blancs une motivation à corriger leur biais. Sargent et Bradfield (2004) observent dans quelle mesure l’origine ethnique de l’accusé a un impact sur l’attention portée aux preuves selon le niveau de motivation des sujets. Dans la condition de motivation élevée, la consigne stipule aux sujets qu’il est important que leurs jugements soient aussi exacts que possible car les résultats de l’étude permettront de tester les instructions données aux jurés. Il est également précisé que l’affaire est présentée comme un cas réel et que leur jugements seront comparés avec la décision rendue par le jury dans cette l’affaire. Enfin, leur participation a l’étude est rémunérée 5 dollars à condition que leur jugement soit exact (i.e. similaire à celui rendu par le jury). Dans la condition de faible motivation, la consigne présente la recherche comme une étude pilote pour des recherches futures et les sujets sont payés immédiatement après avoir accepté de participer. Lorsque les sujets sont motivés à rendre un jugement exact, l’accusé avec un alibi fort est jugé moins coupable qu’un accusé avec un alibi faible, quelle que soit son appartenance ethnique. Par contre, en condition de faible motivation, la sensibilité des jurés à considérer l’information pertinente (i.e. l’alibi) pour juger l’accusé dépend de son origine ethnique. Les jurés blancs accordent davantage d’attention à l’information pertinente quand l’accusé est noir plutôt que blanc. Cet effet est observé pour des informations apportées par la défense ou par l’accusation (i.e. qualité de l’interrogatoire).

Si les jurés soupçonnent un biais éventuel dans leur interprétation des faits, d’eux- mêmes ou suite aux instructions du juge, et s’ils possèdent la motivation nécessaire, ils peuvent tenter de le corriger (Wegener, Kerr, Fleming & Petty, 2000). Cependant, cette correction n’engendre pas nécessairement un jugement exact. En effet, les jurés peuvent s’appuyer sur une théorie naïve, par exemple un récit pré-contruit, autant pour déceler un biais que pour sa correction. Smith (1993) a montré qu’en plus de pointer les croyances erronées des jurés concernant les définitions des infractions, la stratégie de raisonnement à adopter devait être explicitée afin que les jurés parviennent à se dégager de leur raisonnement quotidien. De même, une plaidoirie a davantage de force lorsqu’elle accompagne les sujets dans la seconde étape du modèle plutôt que de reprendre un récit des faits déjà exposé (Spiecker & al., 2003). Par contre, si les jurés estiment suspendre leur jugement tout au long de la présentation des preuves et construire un récit dépourvu de biais, il leur sera difficile de revenir sur une version des faits non biaisée. De plus, les jurés peuvent suivre d’autres buts que de rendre un jugement conforme à la loi, comme un but de justice procédurale (Fleming,

Wegener & Petty, 1999). Ainsi, s’ils estiment les instructions légales injustes, les jurés peuvent délibérément ne pas les suivre.

Les modèles duaux du traitement de l’information suggèrent comment des variables extra-légales et les connaissances antérieures des jurés s’immiscent dans leur interprétation des preuves malgré leur motivation à rendre un jugement exact, éventuellement à leur insu. L’étude de la complémentarité entre ces modèles et le modèle du récit semble féconde et pertinente à approfondir.