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4 1 Des arguments en faveur de la généralisation du modèle du récit

4.1. 1 – La présence universelle de récits au sein des systèmes judiciaires

Bennett et Feldman (1981) et Pennington et Hastie (2000) précisent que leurs analyses s’appuient sur le système judiciaire nord-américain et correspondent à leur culture. Toutefois, ces auteurs suggèrent que leurs conclusions pourraient également s’appliquer à d’autres systèmes judiciaires. Ils citent notamment des travaux démontrant la présence de récits sous- jacents aux jugements judiciaires dans des cultures non-occidentales, dont l’organisation judiciaire est très éloignée de celle des Etats-Unis (Bennett & Feldman, 1981 ; Hastie & Pennington, 1991 ; par exemple voir Hutching, 1980). Dans certaines cultures (tribu Anang du Nigéria, Barotse de Namibie et de Zambie et peuple des îles Trobriand en Papouasie- Nouvelle Guinée), la loi et les codes de conduite sont transmis de génération en génération par des histoires. Dès lors, les jugements judiciaires dans un contexte judiciaire français devraient également être sous-tendus d’une logique narrative. Par ailleurs, Wagenaar, van Koppen et Crombag (1993) s’appuient sur les travaux de Bennett et Feldman (1981) et de Pennington et Hastie (1986, 1993b) pour développer leur théories des « récits ancrés » dans le contexte judiciaire des Pays-Bas. Les procédures judiciaires pénales française et néerlandaise appartiennent toutes deux à la famille de système de droit romano-germanique et ont de nombreux points communs du fait de l’histoire liant les deux pays - i.e. invasions napoléoniennes – (Legeais, 2004). De plus, Wagenaar et al. (1993) argumentent la nécessité d’élargir l’étude du jugement judiciaire au-delà de la phase de jugement en considérant la phase de préparation du procès. Ces auteurs soulignent notamment l’impact de récits pré- construits lors du recueil des preuves. L’analyse du système judiciaire français exposée au chapitre 4 met également en évidence la nécessité de considérer la phase d’enquête d’instruction.

4.1. 2 - Les liens entre les citoyens et le fait judiciaire

Un autre élément favorable à la validité du modèle du récit dans le système judiciaire français réside dans une approche du fait judiciaire similaire par des citoyens français et américains. Cette observation peut être effectuée tant dans le contexte général de la vie quotidienne du citoyen que dans le cadre légal plus spécifique.

A un niveau général, à l’instar de Bennett et Feldman (1981), nous pouvons nous appuyer sur de multiples indices marquant l’étroite relation entre narration et fait judiciaire en France. L’empreinte de la narration dans les faits judiciaires est particulièrement remarquable dans les médias. Les chroniques judiciaires de la presse écrite, télévisuelle ou radiophonique nous font suivre les avancées quasi-quotidiennes des enquêtes et des procès. Concernant la presse écrite, des travaux ont mis en évidence le style d’écriture narratif des articles judiciaires (Dumas, Lepastourel, Sanson & Testé, 2004 ; Lepastourel & Testé, 2004). Les nombreuses séries télévisées sur des thèmes judiciaires (fictives ou retraçant des faits réels, dont bon nombre proviennent d’ailleurs des Etats-Unis) et les émissions télévisées dites « d’enquête d’investigation » proposant de faire la lumière sur des crimes réels, élucidés ou non (e.g. « Faites entrer l’accusé »), manifestent également de la présence de narrations judiciaires dans le quotidien du citoyen français. Le genre littéraire et cinématographique policier rencontre un large public et des œuvres d’écrivains de différentes nationalités servent de références récurrentes dans divers pays (e.g. Douze hommes en colères de R. Rose ou Le

procès de F. Kafka). Enfin, le succès des livres de justiciables, d’avocats, de juges, de

policiers et de journalistes est un indice supplémentaire de la place de la narration dans les faits judiciaires1.

Au niveau légal, notre analyse de la procédure française a permis de souligner, tant lors de la phase d’instruction que lors des débats du procès, le principe de reconstruction du déroulement des événements ayant eu lieu lors de l’infraction. Des ouvrages d’analyse du système judiciaire (Garapon, 1997 ; Garapon & Papadopoulos, 2004 ; Garapon & Salas, 1997), et concernant les écrits et le discours judiciaires (Cornu, 2000 ; Danet, 2004 ; Denieul, 2002 ; Gratiot, Mécary, Bensimon, Frydman & Haarscher, 1995 ; Martineau, 1994) font mention de la présence de la narration au sein des argumentations légales et des procès

1 Les titres suivants en sont une illustration loin d’être exhaustive : Dans la tête du tueur, J.F. Abgrall, 2005 ;

Autopsie d’une imposture : l’affaire Ranucci, Boudalou, 2006 ; Un coupable, Bredin, 1985 ; Mort d’un présumé innoncent, Buffard, 2005 ; Omar Raddad : Contre enquête pour la révision d’un procès manipulé, Deloire,

1998 ; Je voulais juste rentrer chez moi, Dils, 2003 ; La josacine empoisonnée, Dumay, 2003 ; Victime d’un

tueur en série, Gautier, 2001 ; Le fantôme de Ranucci, Le Forsonney, 2006 ; Eloge de la barbarie judiciaire,

Levy, 2004 ; Chronique de mon erreur judiciaire : une victime de l’affaire d’Outreau, Marécaux, 2005 ; Le pull-

over rouge, Perrault, 1980 ; Disparue de l’Yonne : la huitième victime, Pradel, 2005 ; Les deux affaires Grégory,

français. Par ailleurs, Bruner (2005) discute du nécessaire ancrage de la loi dans la culture locale, de sa cohérence avec la culture locale, au-delà de son inscription dans des procédures. En accord avec le postulat des modèles du récit, il défend l’idée que la forme narrative de la plaidoirie « offre le point d’entrée de M. Toutlemonde dans les arcanes de la loi. Il s’agit en quelque sorte du « bon sens » de la justice » (p. 62). Selon Bruner, la loi ne peut se passer de récits. Malgré des références au système judiciaire anglo-saxon, lorsqu’il discute des différents rituels judiciaires, de leur intégration profonde dans « les pratiques générales d’une culture, du sens commun local » (p. 61), Bruner réunit « les juges occidentaux » pour les distinguer de juges d’autres cultures (e.g. Azandes d’Afrique centrale). Les comparaisons illustratives portent de nouveau sur des systèmes judiciaires et des cultures très éloignées, sans distinction des procédures accusatoire et inquisitoire.

4.1. 3 - L’étude préliminaire

Les résultats de l’étude préliminaire indiquent que des jurés potentiels français, à l’instar des jurés potentiels nord américains, sont sensibles à l’organisation des informations favorisant la mise en récit de faits. En outre, les résultats de travaux sur les processus de compréhension du discours montrent que la compréhension d’un texte est davantage atteinte par ses différences dans les schémas culturels (i.e. issus de sa connaissance du monde conditionnée par « l’âge, le sexe, l’origine ethnique, la religion, la nationalité, le métier » Reinolds, Taylor, Steffensen, Shirey & Anderson, 1982) que dans la structure de plus haut niveau de schéma narratif ou de grammaire narrative (Kintsch & Greene, 1978 ; Reinolds & al., 1982 ; Steffensen, Joag-Dev & Anderson, 1979). Ainsi, la compréhension d’un texte relèverait davantage de sa congruence avec le schéma culturel de l’individu que de l’ossature du schéma narratif similaire d’une culture à l’autre. Ces résultats rejoignent d’une part, les propos de Bruner évoqués plus haut et d’autre part, la contribution de la connaissance de faits similaires à ceux évoqués lors du procès (issue du « background » et des connaissances du monde de l’individu) dans le mécanisme de prise de décision décrit par le modèle du récit.

Si plusieurs arguments plaident donc en faveur d’une application du modèle du récit dans le système judiciaire français, certaines objections peuvent leur être opposées.