• Aucun résultat trouvé

Le modèle du récit fait l’objet d’un fort consensus au sein de la littérature en psychologie sur le domaine de la prise de décision judiciaire (Ellsworth et Mauro, 1998 ; Greene & al., 2002 ; Köhken & al., 2004 ; Simon, 1998). C’est également une des applications de psychologie scientifique la plus admise dans le domaine légal - aux Etats-Unis – (Simon, 1998). Par exemple, Turner (1996) s’appuie sur le modèle du récit, ainsi que sur les travaux des auteurs sur les jurys (Hastie, Penrod & Pennington, 1983), pour défendre une nouvelle procédure de sélection du jury. Comme tout individu est susceptible de biais et de subjectivité, l’objectif serait plutôt de réunir des jurés possédant différentes conceptions et expériences afin de permettre la confrontation d’interprétations divergentes des preuves. A notre connaissance, Pennington et Hastie (1991, 1996) ont également exposé leur modèle dans une revue de droit, Cardozo law review, à deux reprises.

La force du modèle du récit tient dans sa capacité à fournir une description du jugement des jurés considérant tant le niveau des processus cognitifs impliqués que le niveau du contexte de prise de décision judiciaire. Du point de vue des processus psychologiques en jeu, le modèle du récit rend compte de mécanismes globaux de la prise de décision des jurés selon trois étapes, tout en fournissant une description fine de processus plus précis à chacune de ces étapes, comme les principes de certitude ou le type d’inférences générées. Le modèle du récit postule des mécanismes de prise de décision complexes reflétant la réalité du jugement judiciaire telle que révélée par l’inconsistance des résultats des études dans le domaine (voir chapitre 1). Dès lors, le modèle du récit apporte une description des processus de prise de décision des jurés plus convaincante que les modèles mathématiques sur plusieurs points (Pennington & Hastie, 1990). Premièrement, alors que les modèles mathématiques postulent un transfert quasi direct des preuves au verdict, le modèle du récit propose que le jugement est issu d’un raisonnement sur les preuves donnant lieu à une représentation mentale intermédiaire entre les preuves et le verdict. Les jugements s’appuient sur une reconstruction de « ce qu’il s’est passé » lors de l’infraction qui détermine par la suite le jugement. Deuxièmement, selon le modèle du récit, la décision ultime est issue d’un processus de classification d’un ou plusieurs attributs de la représentation des preuves et des critères de définition des verdicts. Les modèles mathématiques conçoivent le jugement dans une dimension unique et unitaire (i.e. probabilité ou perception de culpabilité). Troisièmement, le modèle du récit considère que les jurés sont sensibles aux interdépendances entre les preuves

capturées dans la représentation narrative intermédiaire. Le poids d’une preuve dans le jugement est déterminé par la place qu’elle tient dans la structure narrative. Malgré la possibilité de représenter les interdépendances entre les preuves dans certains modèles mathématiques, elles ne sont jamais incluses dans les analyses1. Enfin, le modèle du récit est

en connexion avec l’abondante littérature concernant les processus cognitifs comme ceux portant sur la résolution de problème, les inférences logiques ou encore la représentation de problèmes. Les postulats du modèle s’appuient sur les résultats de ces études emboîtant ainsi la prise de décision du juré dans une approche cognitive générale du comportement humain. Ainsi, le modèle du récit offre l’application la plus élaborée de l’approche cognitive de la prise de décision du juré en considérant des mécanismes centraux du système cognitif (i.e. représentation mentale des informations, principes d’activation mnésique, stratégies cognitives pour le traitement de l’information, contrôle par un moniteur exécutif, architecture cognitive prescrivant les limites des capacités de l’individu en mémoire ; Hastie, 1993b). Le juré est envisagé comme un individu actif dans le processus de prise de décision (et non guidé par le stimulus), avec la singularité de ses caractéristiques idiosyncrasiques telles que ses expériences passées ou ses croyances. Au final, malgré des résultats assez convaincants des modèles algébriques, les modèles mathématiques proposent des mécanismes trop bruts et mécaniques pour refléter la réalité du jugement judiciaire (Ellsworth & Mauro, 1998).

Au niveau du contexte de la prise de décision, le modèle du récit puise ses fondements dans des analyses fines de la réalité du système judiciaire. Développé selon une démarche guidée par la tâche du juré, la force du modèle du récit tient également dans sa validité écologique, sans comparaison parmi les modèles mathématiques dont la démarche est davantage guidée par la théorie (Pennington & Hastie, 1981). Dès lors, le modèle du récit prend en compte la spécificité du contexte judiciaire, notamment procédurale, et la particularité de la prise de décision des jurés. Les mécanismes de prise décision du juré sont imbriqués dans la réalité du contexte judiciaire et ses contraintes procédurales. De plus, le juré n’est pas conçu comme un individu isolé. Le procès est envisagé comme une situation de communication dans laquelle interagissent les différents acteurs y intervenant. La narration a été estimée le mode de raisonnement sous-jacent au jugement légal parce que familière aux jurés mais aussi à tous les acteurs du procès judiciaire. Ainsi, elle permet une communication efficace entre ces acteurs. Bennett et Feldman (1981 ; voir également Bennett, 1979) ont dégagé des profils de stratégies des avocats et des tactiques rhétoriques basées sur la narration

1 A l’instar de Pennington et Hastie (1990), il faut signaler l’exception des travaux de Schum et Martin (1982,

confirmant l’effectivité de la grille d’analyse qu’elle fournit. Pennington et Hastie (1990, 1996) font également des préconisations concernant la sélection des jurés et les stratégies à adopter par les avocats.

Le modèle du récit représente en conséquence une alternative forte aux « modèles compteurs » et apporte des réponses à certaines de leurs lacunes, notamment en terme de validité écologique. La validité psychologique du modèle du récit a été confirmée par une série d’études, notamment menées par Pennington et Hastie (1986, 1988, 1992). De plus, sa capacité intégrative des processus en jeu dans la prise de décision des jurés est confortée par des recherches dans le prolongement des premières études et par des recherches dans le champ qui concourent à sa validation.

Chapitre 3