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Pour construire une interprétation narrative des preuves, les jurés potentiels appuient leur inférences sur leurs connaissances du monde, notamment leurs croyances et expériences des relations causales (Pennington & Hastie, 1991, 1993b). Ces dernières sont variables d’un individu à l’autre. Par exemple, la possession d'une arme est perçue comme un fait marquant et envisagée être destinée à un but particulier par un juré de classe sociale élevée. En revanche, un juré de classe sociale inférieure sera moins surpris et acceptera plus facilement que posséder une arme se justifie par le besoin de se protéger (Pennington & Hastie, 1990). Pennington et Hastie (1996) font la démonstration de la capacité du modèle du récit à décrire le raisonnement des jurés et à prédire les verdicts en l’appliquant au procès O.J. Simpson. Les auteurs reconstruisent les jugements des jurés de ce procès à l’aune de leur théorie et montrent notamment l’impact que l’origine ethnique des jurés a pu jouer un rôle dans l’interprétation des faits.

Dans le cadre théorique du modèle du récit, Huntley et Costanzo (2003) montrent la qualité médiatrice du récit pour rendre compte de l'influence de caractéristiques stables et instables des jurés sur les jugements. Dans cette étude, un score d'accord avec les récits prototypiques pro-accusation et pro-défense, dégagé dans une première phase de l'étude, est inséré en tant que variable médiatrice dans un modèle de prédiction des jugements dans le cadre d'affaires de harcèlement sexuel. Les jugements requis sont un verdict dichotomique,

l'engagement dans le verdict (i.e. « Dans quelle mesure souhaitez-vous ou ressentez-vous que l'accusé/la victime devrait gagner ? ») et la certitude dans le verdict, combinée avec le verdict pour donner un score verdict x certitude. Les caractéristiques des sujets relevées sont des attitudes concernant l'injustice (échelles de justice au travail, de croyance en un monde juste et de valeur en la justice), des données démographiques (sexe, origine ethnique et appartenance à un parti politique) et leur expérience de l'injustice (le sentiment d'avoir vécu un traitement injuste). Mis en concurrence avec un modèle supposant des relations directes entre les caractéristiques idiosyncrasiques des sujets et les jugements, le modèle médiatisé par le « score de récit » apparaît le plus performant pour rendre compte des mécanismes d'influence des caractéristiques des jurés sur le jugement. L’inclusion des « scores de récit » augmente le pouvoir explicatif du modèle de manière conséquente quelle que soit la variable dépendante. Par exemple, le modèle médiatisé par le récit rend compte de 72 % de la variance du score verdict x certitude contre 11 % pour le modèle non médiatisé. Dans le modèle non médiatisé, seul l’impact du sexe sur le score verdict x certitude est significatif (β = -.31, p = .004). Les femmes tendent à davantage favoriser la victime alors que les jugements des hommes sont davantage orientés vers la défense de l’accusé. Dans le modèle médiatisé par le récit, cette relation est remplacée par un impact du sexe sur le « score de récit » (β = -.30, p = .001) qui se répercute ensuite sur le score verdict x certitude (β = .80, p = .001). Les résultats de cette étude appuient fortement le modèle du récit et montrent la capacité du modèle à rendre compte de manière cohérente de l’impact des caractéristiques individuelles stables et instables des jurés sur le jugement.

Par ailleurs, Gervey, Chiu, Hong et Dweck (1999) suggèrent que pour certains jurés la représentation dispositionnelle de l’accusé constituerait un élément à part entière de l’histoire permettant de comprendre « ce qu’il s’est passé » alors que d’autres jurés prendraient moins en considération ces informations. Les théories implicites de la personnalité des jurés guident leur sélection des preuves et donc leur jugement. Ainsi, les sujets repérés plutôt entitativistes (i.e. qui estiment que le caractère moral est fixe) tendent à davantage se focaliser sur les caractéristiques dispositionnelles de l’accusé que les sujets repérés plutôt incrémentalistes (i.e. qui estiment au contraire que le caractère moral d’une personne peut évoluer). D’ailleurs, les premiers sont plus sensibles à la manipulation de la respectabilité apparente de l’accusé (i.e. vêtements et style de vie) que les seconds. De plus, lorsqu’ils ont l’occasion de demander des informations supplémentaires qu’ils estiment pertinentes pour rendre un verdict, les entitativistes demandent davantage d’informations dispositionnelles que les incrémentalistes.

Dans le cadre de la compréhension du discours, Voss, Wiley, Ciarrochi, Foltz et Silfies (1996) ont montré que les interprétations et les représentations d'une affaire, fictive ou réelle (affaire O.J. Simpson) étaient en relation avec les « dispositions » des individus, définies par les auteurs comme « une tendance à interpréter et/ou à répondre à un stimulus

donné d'une manière particulière »1. Ces dispositions auraient une fonction d’heuristique

fournissant une interprétation rapide des informations. Les discours des sujets concernant leur interprétation des faits reflètent la construction d’une représentation mentale riche, basée sur leurs croyances et leurs attitudes utilisées comme heuristiques envers l'origine ethnique de l'accusé. Les « dispositions » des sujets les conduisent à centrer leur attention sur les caractéristiques et des détails de l’affaire lorsqu'ils sont reliés à l'origine ethnique ou à des aspects spécifiques des croyances culturelles des sujets. Plutôt que de jouer le rôle d’un filtre interprétatif global de l’affaire, les « dispositions » orienteraient le traitement des informations, par l’intermédiaire des inférences et, ainsi, les jugements. Les observations de Voss et al. (1996) suggèrent que la contribution des caractéristiques idiosyncrasiques des jurés et la mobilisation de connaissances antérieures, comme les récits pré-construits cités précédemment, dépendent des ressources cognitives allouées au traitement des preuves.

Par ailleurs, Kuhn, Weinstock et Flaton (1994) interrogent l’identification de différences inter-individuelles dans la qualité du raisonnement des jurés directement dans le cadre du modèle du récit. Les auteurs s’appuient sur les résultats obtenus par Kuhn (1991) concernant le raisonnement argumentatif de manière plus générale. Les individus se différencient selon leurs conceptions de ce que signifie « savoir quelque chose ». Cette compréhension épistémologique (« epistemic undestanding »), compétence à un niveau méta, a une influence sur la manière dont les personnes sont disposées à utiliser leurs habiletés intellectuelles selon un continuum s’étalant d’un pôle correspondant à un modèle « satisficing » à un pôle correspondant à un modèle de coordination preuve/théorie (« theorie- evidence coordination model »). Les jurés se référant à un modèle de coordination preuves/théorie évaluent chacune des preuves et sont ouverts à des révisions des histoires. Ils considèrent donc plusieurs interprétations alternatives et retiennent l’interprétation incluant le plus de preuves consistantes et le moins de contradictions internes conformément aux prédictions du modèle du récit. Par contre, les jurés se référant à un modèle « satisficing » se satisfont de la construction d’un seul récit plausible auquel ils rattachent le maximum de preuves consistantes et négligent les preuves inconsistantes et les alternatives éventuelles. De

1 « […], we define a disposition as a tendency to interpret and/or respond to a given stimulus input in a

plus, ces derniers rendent des verdicts plus extrêmes associés à une certitude plus élevée que les sujets plus flexibles dans la coordination d'une histoire. Ces différences individuelles seraient stables dans la mesure où de mêmes sujets ont montré des formes similaires de raisonnement dans les justifications de leur verdict dans deux affaires différentes (Weinstock & Cronin, 2003).

Olsen-Fulero et Fulero (1997), dans le contexte des jugements lors d'affaires de viols, intègrent l'ensemble des résultats contradictoires obtenus dans les recherches à ce sujet dans une théorie complexité-empathie de la construction de récits (« Empathy-Complexity theory of story making »). Selon cette théorie, les histoires potentielles construites par les jurés sont motivées et évaluées sur la base de deux dimensions. D'une part, le degré d'identification du juré à la victime et à l'accusé rendrait compte des résultats concernant le sexe, l'origine ethnique, la respectabilité et l'attractivité de l'accusé et de la victime. D'autre part, la complexité cognitive des jurés les orienterait dans leur considération des preuves légales et extra-légales dans un ou plusieurs récits alternatifs. Ces résultats questionnent plus généralement la contribution des nombreux processus cognitifs mis en évidence dans le raisonnement des jurés dans la construction d'un compte-rendu narratif de « ce qu'il s'est passé ». Par exemple, les différences dans les jugements dus à la qualité du traitement de l'information selon la complexité des styles attributionnels des sujets, observées par Pope et Meyer (1999), pourraient rendre compte de stratégies divergentes ayant un impact dans la construction de l'explication narrative de l'infraction.

2. 3 - L’articulation du modèle du récit avec les modèles de