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L’évolution du régime monétaire pendant la période de l’entre-deux-guerres

De la déficience des institutions monétaires à l’hyperinflation : le cas hongrois de 1945-1946

4.3. Faits stylisés et analyse de l’épisode 2

4.3.3. L’évolution du régime monétaire pendant la période de l’entre-deux-guerres

La Hongrie adopte après l’hyperinflation de 1919-1924 un système d’étalon de change-or, dans lequel le pengo avait une parité fixe avec le dollar américain et l’or — la monnaie do-mestique est couverte et convertible en or et en monnaie étrangère. La crise bancaire de 1930 conduit la Hongrie à modifier son régime monétaire ; elle instaure le contrôle des changes en 1931 et suspend la convertibilité du pengo en dollar (Eichengreen, 1997). Ces mesures visent à limiter les sorties de devises, et donc à réduire les pressions sur le marché des changes. Toute-fois, on observe une dépréciation du change entre 1938 et 1944. Au lendemain de la guerre, le contexte international est marqué par les Accords de Bretton Woods instaurés en juillet 1944 qui préconisent la convertibilité des monnaies nationales en dollar américain et l’adoption d’un régime de change fixe. La Hongrie n’a pas pu adopter un tel régime au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et ce pour les raisons suivantes.

D’abord, il est important de mentionner la détérioration du solde commercial après la guerre. En 1945, les exportations et importations sont évaluées à 3,7 millions de pengos, alors qu’avant la guerre les exportations sont évaluées à 950 millions de pengos et les importations à 803 millions de pengos (Siklos, 1991). Cette baisse drastique des exportations reflète une faible entrée de devises. Notons aussi qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Hongrie a perdu toutes ses réserves de devise — celles-ci ont été emportées par l’armée allemande (Siklos, 1991; Grossman et Horvath, 2000).

Ensuite, il convient de souligner les pressions sur le marché des changes dues aux pratiques monétaires et financières des agents économiques. Rappelons que dans l’épisode 1, les agents économiques ont pris l’habitude de compter et d’épargner dans une monnaie étrangère. Comme les agents économiques utilisaient la monnaie américaine dans les paiements et dans l’épargne, alors ils se sont débarrassés des pengos, et ce, au profit des dollars américains. Cela s’est traduit par une forte demande de devise, d’où la dépréciation continue du change en 1945.

L’offre de devise était insuffisante alors que la demande de devise était importante. La Hon-grie n’a pas pu reconstituer ses réserves de devise au lendemain de Seconde Guerre mondiale — or celles-ci sont importantes pour la défense du régime de change fixe et le soutien du régime mo-nétaire nationale. Des lors, les fluctuations de change se sont exacerbées, ce qui témoigne d’une démission des autorités monétaires dans la défense de la monnaie nationale, d’où le

développe-4.3. FAITS STYLISÉS ET ANALYSE DE L’ÉPISODE 2

ment des marchés des changes parallèles dans cette période. L’hyperinflation s’est déclenchée dans un contexte de change flottant et où la monnaie n’était ni convertible ni couverte par une devise ou l’or.

Tableau 4.3 – L’évolution du taux de change officiel en Hongrie entre 1938 et 1944 Années Taux de change (couronne hongroise/dollar US)

1938 3,38 1939 3,54 1940 2,54 1941 3,44 1942 4,24 1943 10,45 1944 13,04 1945 71621,66 1946 6,57.1029

Source : Données6 de Siklos (1991) et Nogaro (1948b), construction personnelle

4.3.4. Conflit de répartition et dynamique inflationniste

Les tensions inflationnistes enregistrées pendant l’occupation russe ont entraîné une érosion du pouvoir d’achat des travailleurs. Après la période d’occupation, des tentatives ont été me-nées par les nouvelles autorités pour améliorer le pouvoir d’achat des travailleurs. En effet, le mouvement syndical est dominé par les communistes soutenus par l’armée rouge (Louis Mark, 1982). Notons aussi que le taux de chômage était élevé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (Kaldor, 1946a), ce qui explique le faible pouvoir de négociation des travailleurs. La hausse des salaires nominaux n’est pas le fruit d’une négociation entre les différentes parties, elle a été imposée par les communistes avec l’appui de l’armée rouge : « With real wage very low

as a result of low productivity and the burgeoning inflationary spiral, the Comunnist-dominated Council of Trade Unions pressed for enormous wage increases [...] An early instance of Soviet intervention in wage negociations reportedly occurred during the siege of Budapest when Soviet troops arriving at the Manfred Weiss machine works ordered an immediate 200 percent wage increase. » (Louis Mark, 1982, p. 200)

6. Les données allant de 1938 à 1944 sont issues de Siklos (1991). Les données de 1945 à 1946 sont issues de Nogaro (1948b), ces taux sont ceux du marché des changes parallèles. Le taux de change de 1945 est la moyenne du taux de change entre juillet et décembre. Celui de 1946 est la moyenne du taux de change entre janvier et juillet.

4.3. FAITS STYLISÉS ET ANALYSE DE L’ÉPISODE 2

Dans ce contexte marqué par une faible productivité, une augmentation des salaires nomi-naux provoque une hausse des coûts des entreprises, ce qui fait qu’elles augmentent le prix de leurs biens. L’évolution des salaires réels en Hongrie est la conséquence d’un violent conflit au-tour du revenu. Malgré le soutien du parti communiste aux salariés, ces derniers ne parviennent pas à maintenir une hausse durable de leur salaire réel. De fait, entre juillet et décembre 1945, les salariés ont perdu plus de la moitié de leur pouvoir d’achat au profit des entreprises. Le salaire réel du secteur manufacturier est passé de 1,47 en juillet à 0,34 en décembre, soit une baisse de salaire réel de 76,87%.

À partir de janvier 1946, nous observons une nette amélioration du salaire réel, et ce jusqu’en mars 1946. Cela est dû à l’institutionnalisation des mécanismes d’indexation des salaires sur les prix (Kaldor, 1946a). En effet, ces mécanismes ont permis de contrecarrer la baisse du pouvoir d’achat des travailleurs. En fait, les salaires nominaux sont majorés chaque fois que les prix augmentent. Ces mécanismes d’indexation des salaires ont entraîné une hausse des salaires réels au début des années 1946 (graphique 4.1). Selon Kaldor (1946a), ce système de revalorisation automatique du pouvoir d’achat des travailleurs a exacerbé la spirale inflationniste. Ce système obligeait les entreprises à verser plus de salaires aux travailleurs or les salaires constituent une charge pour les entreprises. Ce faisant, les entreprises augmentent leurs prix pour éviter une baisse de leur profit, ce qui a entraîné une forte hausse des prix entre avril et juillet 1946. Les salaires réels ont atteint un record de 0,12, soit une baisse de 91,83% par rapport à ceux de juillet 1945. En moins d’une année, le pouvoir d’achat des travailleurs s’est effondré, ce qui constitue une face cachée des hyperinflations où la hausse continue des prix conduit à l’érosion du pouvoir d’achat des agents économiques notamment des travailleurs. Dans le cas de la Hongrie, les salariés obtiennent temporairement des augmentations de salaire ; mais cette situation a nourri la spirale inflationniste.

4.3. FAITS STYLISÉS ET ANALYSE DE L’ÉPISODE 2

La présence des pratiques d’indexation des prix

Un facteur relatif à la qualité de la monnaie a renforcé la défiance du pengo. Notons avec (Falush, 1976, p. 6) la présence d’une instabilité des prix relatifs en Hongrie au lendemain de l’occupation russe. Le rejet de l’unité de compte se trouve justifiée sur le plan économique du fait de la détérioration de celle-ci. De ce fait, la monnaie américaine constitue alors la principale unité de compte. Un tel constat a été fait par (Nogaro, 1948a, p. 536) : « And there is evidence that

merchants acted in the same way. The extreme depreciation of the pengo may be explained by the general custom of adopting as a money of account a money, namely the dollar, which fluctuated dizzily upward in a highly speculative market, with consequent impacts on all prices. » Nogaro

montre que le dollar américain a été utilisé comme unité de compte par les acteurs économiques. Graphiquement, ces pratiques d’indexation peuvent être observées à travers la forte corrélation entre le taux change et les prix (graphique 4.2). Désormais, les vendeurs fixent leur prix en tenant compte de la variation du cours du change7. Dans ces conditions, les phénomènes d’indexation des prix sur le cours du change exacerbent la spirale inflationniste, car les prix suivent l’évolution du change. Or le taux de change ne cesse d’augmenter, d’où une hausse continue des prix.

La présence de ces pratiques d’indexation montre que la monnaie domestique est toujours remise en cause dans sa capacité à exprimer les grandeurs économiques, notamment les dettes et les créances. Les pratiques monétaires développées dans l’épisode 1 se sont poursuivies dans l’épisode 2 avec l’utilisation d’une monnaie étrangère dans les transactions intérieures. Selon nous, ces deux épisodes sont liés ; le premier montre comment les facteurs politiques, techniques et institutionnels ont déclenché le rejet du pengo, ce qui s’est accompagné de l’utilisation d’une monnaie étrangère dans les paiements et dans les comptes. Dans l’épisode 2, nous montrons que ces pratiques monétaires se sont exacerbées du fait de l’instabilité politique et de la hausse continue des prix.

4.3. FAITS STYLISÉS ET ANALYSE DE L’ÉPISODE 2

Par ailleurs, sur le plan politique, la situation est confuse : les premières élections se sont tenues en octobre 1945 (Mende, 1948), soit cinq mois après le départ de l’armée russe. Face à cette instabilité politique et économique, les acteurs économiques se sont débarrassés des nouvelles unités de pengos émis par les autorités monétaires. La baisse drastique de la masse monétaire réelle atteste d’un rejet de la monnaie nationale, ce qui entraîne une forte demande de devise aussi bien pour l’épargne que pour les paiements intérieurs. Or les réserves de change sont insuffisantes, l’armée allemande ayant emporté près 32 millions de dollar-or (Kaldor, 1946b; He, 2018). Ce faisant, les pressions sur le marché des changes débouchent sur une dépréciation continue du taux de change. Comme le fait constater Banyai (1971, p. 2) : « There was vigorous

activity on the black market for the purchase of stable currencies such as the U.S. dollar in exchange for paper pengo. »

Le graphique 4.3 fait apparaître une dégradation tendancielle de la confiance dans le pengo. Entre juillet et décembre 1945, la confiance dans la monnaie domestique se détériore brutalement, traduisant une fuite devant le pengo. L’unité monétaire nationale souffre d’une forte concurrence des monnaies extérieures en l’occurrence le dollar américain. Ce dernier est utilisé dans les paiements intérieurs : « The Hungarian public, both consumers and businessmen, chose yet

another road. In a phenomenon unique in the history of inflations, the dollar became the principal medium of payment in the Hungarian economy in October and November 1945, thus doubling the country’s eroded money supply. Consumer items, say shoes or sugar, were priced and routinely paid for in dollars. » (Louis Mark, 1982, p. 202). Les pratiques monétaires parallèles se sont donc

exacerbées dans cet épisode 2. Afin de restaurer la monnaie domestique, les autorités monétaires mettent en place une réforme monétaire — cela a consisté en l’introduction d’une nouvelle unité de compte appelée pengo fiscal.

L’introduction du pengo fiscal comme unité de compte en janvier 1946 a permis de stabiliser temporairement le pouvoir d’achat de la monnaie. En effet, entre janvier et juin, la masse moné-taire réelle se stabilise, car la nouvelle unité de compte a permis d’ajuster la valeur nominale du pengo en fonction de l’évolution du niveau général des prix. Par exemple, si les prix augmentent de 10%, les dépôts bancaires sont valorisés de 10%. Cette technique consiste à préserver le pou-voir d’achat des agents économiques prend fin dans le mois d’avril 1946 (Nogaro, 1948b). En d’autres termes, les mécanismes d’ajustement automatique du pouvoir d’achat de la monnaie prennent fin. Par conséquent, la contestation du pengo atteint un niveau critique en juillet : la masse monétaire réelle tend vers zéro, ce qui témoigne d’une disparition du pengo en circulation.

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