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L’INTENSITÉ DU CONTRÔLE EXERCÉ PAR LE JUGE SUR LES SANCTIONS ADMINISTRATIVES DANS LES DOMAINES TECHNIQUES

CHAPITRE V. LE CONTRÔLE DU JUGE ADMINISTRATIF SUR LES SANCTIONS ADMINISTRATIVES

I. L’INTENSITÉ DU CONTRÔLE EXERCÉ PAR LE JUGE SUR LES SANCTIONS ADMINISTRATIVES DANS LES DOMAINES TECHNIQUES

Le dernier état du droit révèle une complexité de l’intensité du contrôle exercé par le juge administratif rarement égalée, en ce qu’il opère un contrôle différencié selon qu’il juge en excès de pouvoir en premier et dernier ressort ou qu’il juge en cassation.

Dans le cadre du recours pour excès de pouvoir contre une sanction disciplinaire infligée à un agent public nommé par décret du Président de la République, le Conseil d’État a abandonné en 2013 le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation du choix de la sanction par rapport à la faute commise, faisant ainsi « sortir M. Lebon du Recueil », au profit d’un contrôle de la proportionnalité de la sanction retenue par rapport à la gravité des fautes commises (CE, Ass., 13 nov. 2013, M. Dahan, AJDA 2013, p. 2432, chr. A. Bretonneau et J. Lessi, abandonnant la jurisprudence issue de l’arrêt CE, S., 9 juin 1978, Lebon, AJDA 1978, p. 573, concl. B. Genevois). Ce revirement de jurisprudence a été justifié par une considération de politique jurisprudentielle tenant à ne pas conserver « un contrôle trop frustre sur la proportionnalité des sanctions » (chr. précitée p. 2433), après que la Cour européenne des droits de l’homme a fait rentrer le contentieux des sanctions infligées aux agents publics participant à l’exercice de la puissance publique dans le champ d’application de l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’Homme (Cour EDH, 19 avril 2007 Vilho

Eskelinen, AJDA 2007, p. 1360, note F. Rolin).

Dans le cadre du recours en cassation contre le jugement de la Chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins ayant infligé une sanction disciplinaire à l’encontre d’un médecin, le Conseil d’État n’exerce pas un contrôle de la proportionnalité de la sanction choisie par rapport aux manquements reprochés, mais il se borne à examiner si la sanction n’est pas « hors de proportion avec la faute commise » (CE, Ass., 30 déc. 2014, Bonnemaison, AJDA 2015, p. 749, chr. L. Dutheillet de Lamothe et J. Lessi, où la radiation du tableau de l’ordre des médecins est jugée justifiée pour des actes d’euthanasie). Si « la formulation retenue est sibylline » (chr. précitée), elle marquerait la volonté de la Haute Assemblée de consacrer « un contrôle de l’erreur manifeste de qualification », sorte de contrôle intermédiaire qui va au-delà de la dénaturation et reste en deçà du contrôle entier de la qualification juridique. L’observateur ne peut s’empêcher de déplorer l’extrême confusion des genres. Le contrôle de proportionnalité, qu’il soit entier ou qu’il se cantonne au manifeste (du reste le titre du paragraphe de l’arrêt est bien « en ce qui concerne la proportionnalité de la sanction »), ne met pas en cause la qualification juridique des faits, mais leur simple appréciation, puisqu’il s’agit de choisir, en recourant à une appréciation discrétionnaire — sous le contrôle du juge —, une sanction, dans le panel prévu par les textes applicables, adaptée aux fautes commises, lesquelles sont les seules à faire l’objet d’une opération de qualification juridique, c’est-à-dire de correspondance entre les catégories de fautes prévues par les textes (quand ils existent) et les faits reprochés à la personne poursuivie.

La complexité de l’état du droit ne s’arrête pas là, étant donné que le Conseil d’État est conduit à être juge de cassation à l’égard des sanctions infligées aux agents publics qui ne

sont pas nommés par décret du Président de la République et qui sont justiciables en première instance et en appel des juridictions administratives de droit commun. Le contrôle de cassation sur une sanction infligée à un agent public a été clarifié par le Conseil d’État qui a identifié trois étapes successives de ce contrôle : tout d’abord, la constatation et la caractérisation des faits reprochés, lesquelles relèvent du pouvoir souverain des juges du fond, sauf dénaturation de ces faits ; ensuite, le contrôle par le juge de cassation de la qualification juridique sur le caractère fautif des faits ; enfin, l’appréciation du caractère proportionné de la sanction choisie au regard de la gravité des fautes commises, laquelle relève des juges du fond, sauf sanction « hors de proportion avec les fautes commises » (CE, 27 fév. 2015, La

Poste, AJDA 2015, p. 1047, concl. conformes X. Domino, où, à propos d’une sanction

infligée à un facteur, l’arrêt relève une dénaturation des pièces du dossier par la cour administrative d’appel, et s’arrête donc à la première étape du raisonnement).

La question se pose désormais de savoir si ce contrôle de proportionnalité — entier ou manifeste — va pénétrer toutes les sanctions administratives, y compris celles infligées aux administrés et aux professionnels dont l’exercice de la profession est particulièrement réglementé. Il semble que le juge administratif s’achemine progressivement vers une généralisation de ce contrôle de proportionnalité, tant en excès de pouvoir qu’en cassation. Il vient de l’étendre aux sanctions disciplinaires infligées aux détenus, abandonnant ainsi une jurisprudence réitérée de fraîche date (CE, 1er juin 2015, n° 380449, AJDA 2015, p. 1596, concl. conformes A. Bretonneau, revenant sur CE, 20 mai 2011, Letona Biteri, AJDA 2011, p. 1364, chr. X. Domino et A. Bretonneau). Le Conseil d’État clarifie à cette occasion les deux étapes du raisonnement qui doivent être suivies par le juge de l’excès de pouvoir : il lui appartient d’abord de rechercher si les faits reprochés à un détenu ayant fait l’objet d’une sanction disciplinaire constituent des fautes de nature à justifier une sanction, ce qui est une opération de qualification juridique, puis de rechercher si la sanction retenue « est proportionnée à la gravité de ces fautes », ce qui est un contrôle de proportionnalité entier ou, si l’on préfère, normal. Et il est remarquable que les conclusions du rapporteur public Aurélie Bretonneau sur cette affaire tendent à confirmer la différenciation du contrôle en excès de pouvoir et en cassation : « ce faisant, vous ne préjugerez en rien de la nature de votre

contrôle de cassation en matière de sanction pénitentiaire, un contrôle normal au fond n’ayant pas à déboucher mécaniquement sur un contrôle de qualification juridique en cassation. En matière de fonction publique d’ailleurs, vous avez finalement opté pour une formule intermédiaire » (le « hors de proportion » de l’arrêt La Poste).

Cette « formule intermédiaire » a bel et bien été reprise pour contrôler une sanction disciplinaire infligée à un directeur d’EHPAD et soumise au juge de cassation qui a suivi le contrôle en trois temps explicité par l’arrêt La Poste. Toutefois, il convient de noter que le Conseil d’État a aussi rappelé, à l’intention des juges d’appel, le raisonnement en deux temps du juge de l’excès de pouvoir saisi de la légalité d’une sanction disciplinaire (CE, 27 juil. 2015, EHPAD de Beuzeville, n° 370414, qui confirme l’appréciation des juges du fond qui ont jugé la sanction de révocation « disproportionnée » avec les faits commis). Dans une telle hypothèse d’annulation de la sanction attaquée pour son caractère disproportionné, le Conseil d’État vérifie que, en cas de reprise par l’Administration de la procédure disciplinaire, les sanctions susceptibles d’être infligées par elle « sans méconnaître l’autorité de la chose jugée » ne sont pas toutes « hors de proportion avec les fautes commises », « en raison de leur caractère insuffisant ». Cela emporte deux conséquences importantes : d’une part, une telle position signifie que le juge administratif entend demeurer exclusivement juge de l’excès de pouvoir des sanctions disciplinaires infligées aux agents publics (et aux détenus) et qu’il ne veut pas en faire une matière de plein contentieux qui lui permettrait de substituer à la sanction annulée une sanction qu’il estimerait, dans le panel offert par les textes, mieux proportionnée aux faits reprochés. Il préserve ainsi dans son intégralité le pouvoir d’appréciation discrétionnaire de l’Administration dans l’exercice de son pouvoir

disciplinaire, sous réserve du contrôle a posteriori du juge administratif. D’autre part, le contrôle de proportionnalité qu’il exerce s’avère autant un contrôle de disproportion en plus qu’un contrôle de disproportion en moins, puisqu’il vérifie que les sanctions prévues par les textes ne sont pas « insuffisantes » à punir les manquements avérés.

La question demeure posée de savoir si, en dehors des sanctions disciplinaires infligées aux personnes, le contrôle de proportionnalité va être étendu aux sanctions financières infligées aux entreprises ou aux établissements de santé par l’Agence Régionale de Santé (ARS). L’exigence de motivation, récemment rappelée par le juge administratif (CE, 7 mai 2015, ministre des Affaires sociales c/Clinique Mathilde, AJDA 2015, p. 1896), peut laisser penser que celui-ci entend exercer un contrôle sur les considérations de fait et les éléments de calcul sur lesquels le directeur de l’ARS s’est fondé pour décider du principe de la sanction et en fixer le montant. En cas de manquement aux règles de facturation, il appartient d’ailleurs au juge administratif, saisi d’un recours en annulation d’une sanction, d’apprécier lui-même la matérialité de ces manquements, des erreurs de codage et du défaut de réalisation de prestations facturées qui fondent la sanction prise par l’ARS (CE, 16 mars 2015, ministre des Affaires sociales c/Hôpital privé de l’Estuaire, AJDA 2015, p. 1303) ainsi d’ailleurs que le respect du principe du contradictoire dans la procédure de sanction (CE, 7 mai 2015, ministre des Affaires sociales c/Clinique ophtalmologique de Thiers, AJDA 2015, p. 1726). Cependant, la réponse à la question de savoir si le contentieux de telles sanctions relève de l’excès de pouvoir ou du plein contentieux ne semble pas définitivement fixée, puisque certaines cours administratives d’appel considèrent que les sanctions financières encourues par les établissements de santé en cas de manquements aux règles de facturation, d’erreur de codage et d’absence de réalisation d’une prestation facturée ont le caractère de sanctions que l’administration inflige à un administré, au sens de la jurisprudence Atom, et que le recours formé contre elles est un recours de plein contentieux (CAA Nantes, 21 fév. 2014, Centre hospitalier régional d’Orléans, AJDA 2014, p. 1468). La question est parfois résolue expressément par le texte qui prévoit l’amende infligée par l’autorité administrative dans le sens du recours de plein contentieux (par exemple l’article R. 217-1 du code de l’aviation civile qui prévoit une amende pour manquement aux règles de sécurité aéroportuaires à l’égard des entreprises de transport de fret, appliqué par CAA Versailles, 1er juillet 2014, Société Inter pistes, AJDA 2014, p. 1959, concl. C. Rollet-Perraud). Toutefois, la nature du contentieux est indifférente à l’existence d’un contrôle de proportionnalité qui peut être exercé tant en excès de pouvoir qu’en plein contentieux (dans ce dernier cas, le contrôle de proportionnalité de l’amende en cause a bien été exercé par la CAA Versailles). La nature du contentieux est en revanche déterminante quant au point de savoir si le juge peut ou non moduler la sanction administrative infligée par l’autorité compétente.

L’exigence de proportionnalité implique que le juge administratif, lorsqu’il se dote de pouvoirs de plein contentieux, puisse également, d’une part moduler une sanction qu’il estime disproportionnée et, d’autre part veiller à ce que le cumul des sanctions prononcées n’aboutisse pas non plus à une disproportion de la sanction par rapport aux faits reprochés.

II. LE POUVOIR DE MODULATION DU JUGE SUR LES SANCTIONS

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