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CONSTRUIRE UNE ÉPISTÉMOLOGIE

Chapitre 1. De l’objet au terrain

1.3 Hic et nunc

La question de son rapport propre au terrain mène tout naturellement à celle du rapport au site de la recherche. La décision de prendre pour terrain Genève — et plus marginalement la Suisse romande — s’est rapidement affirmée pour les raisons déjà esquissées, c’est-à-dire la possibilité de s’adosser à un terrain proche tant géographiquement que personnellement. Il s’agissait de satisfaire une curiosité née d’observations ordinaires. De faire du quotidien un

« lointain intérieur »33. Cette « exotisation du proche » (Matthey, 2007), si courante en littérature, où la curiosité invite à un décentrement du regard sur les événements banals est du reste un ressort important de l’enquête en sciences sociales. Comme Daniel Cefaï l’écrivait :

Avoir un « regard éloigné », c’est convertir les pratiques familières en motif d’étonnement […] Il faut être capable de se mouvoir à la frontière de plusieurs mondes, comme un déclassé ou un déraciné professionnel, de s’y immerger avec le plus grand naturel et d’avoir ce pouvoir de dénaturalisation qui est le propre de l’exilé ou du migrant, de vivre en perpétuel décalage à soi et aux autres et d’en faire une ressource de compréhension et de traduction. (Cefaï, 2003, p. 476)

Cette même envie de porter un regard éloigné sur le fonctionnement d’un environnement proche m’avait poussé à me pencher, à l’occasion de mon

33 La formule est empruntée à Henri Michaux (2014 [1938]), dans Je vous écris d’un pays lointain il y décrit l’étrangeté du monde par la banalité de ses événements quotidiens, la pluie, les feuilles des arbres, le temps qui s’écoule.

quotidien de la profession, je n’en étais pas moins, la plupart du temps, reconnu comme un confrère.

Rechercher sur, pour ou en urbanisme ?

En somme, cette semi-immersion confère moins un statut de chercheur extérieur qui s’intéresse à un monde social, que celui d’un praticien qui cherche une position méta sur sa pratique et celle de ses pairs.

Comme je l’évoquais, il a toujours régné, une certaine ambiguïté entre l’urbanisme comme pratique professionnelle d’un côté, et comme corpus de connaissances scientifiques de l’autre. Une ambiguïté par ailleurs entretenue par les pionniers de ce champ disciplinaire qui voulaient que l’urbanisme fût à la fois un art et une science. Pour la dépasser, Franck Scherrer appelle à penser la recherche — d’après une typologie empruntée à François Ascher (2006)32 — selon qu’elle se déploie « sur » l’urbanisme, « pour » l’urbanisme, ou « en » urbanisme (Scherrer, 2013). Sur l’urbanisme lorsqu’elle construit des savoirs sur la ville et sa production ; pour l’urbanisme lorsqu’elle produit des apports méthodologiques mobilisables directement ou indirectement par la pratique ; et en urbanisme lorsqu'elle passe par l’expérimentation et la recherche-action.

S’il peut paraître vain de chercher à se situer, tant selon Ascher ces catégories devraient être « aussi peu étanches que possible » (Ascher, 2006, p. 12), l’entreprise dans laquelle je me lançais s’attelait à rendre compte, de manière descriptive, des pratiques professionnelles que je contemplais. Il s’agissait alors essentiellement de porter un regard surplombant — plus ou moins distancié — sur un terrain d’observation, quand bien même, peut-on imaginer, l’analyse de gestes rapportés pourrait, lui-même contribuer modestement au renouvellement de ces gestes.

Toutefois, porter un regard méta sur sa propre discipline, son propre monde, est un exercice qui comporte des intérêts et des risques, que Christian Topalov détaille dans ses Histoires d’enquêtes. Pour Topalov, si l’histoire des disciplines a très souvent été écrite par leurs pratiquants c’est que l’exercice contribue à la formation même des disciplines : « affirmation et délimitation du domaine,

32 François Ascher a lui-même repris une typologie établie par Christopher Frayling (1993) pour la recherche en design.

articulation de celui-ci en tendances et en écoles, mise en place de controverses, consolidation des savoirs et définition des questions à traiter » (Topalov, 2015, p. 15). Il participe d’une « capture professionnelle » (Perrot, 1992; cité par Topalov, 2015, p. 15). Au risque toutefois d’un « effet tunnel », qui ne nous donnerait à voir les évolutions d’une discipline qu’au travers du prisme de l’état actuel de ses connaissances.

Une posture oscillante, autorisant le passage d’un monde à l’autre, permet, me semble-t-il, d’éviter cet écueil en s’intéressant prioritairement à la manière dont les mondes étudiés se regardent et interagissent l’un avec l’autre.

1.3 Hic et nunc

La question de son rapport propre au terrain mène tout naturellement à celle du rapport au site de la recherche. La décision de prendre pour terrain Genève — et plus marginalement la Suisse romande — s’est rapidement affirmée pour les raisons déjà esquissées, c’est-à-dire la possibilité de s’adosser à un terrain proche tant géographiquement que personnellement. Il s’agissait de satisfaire une curiosité née d’observations ordinaires. De faire du quotidien un

« lointain intérieur »33. Cette « exotisation du proche » (Matthey, 2007), si courante en littérature, où la curiosité invite à un décentrement du regard sur les événements banals est du reste un ressort important de l’enquête en sciences sociales. Comme Daniel Cefaï l’écrivait :

Avoir un « regard éloigné », c’est convertir les pratiques familières en motif d’étonnement […] Il faut être capable de se mouvoir à la frontière de plusieurs mondes, comme un déclassé ou un déraciné professionnel, de s’y immerger avec le plus grand naturel et d’avoir ce pouvoir de dénaturalisation qui est le propre de l’exilé ou du migrant, de vivre en perpétuel décalage à soi et aux autres et d’en faire une ressource de compréhension et de traduction. (Cefaï, 2003, p. 476)

Cette même envie de porter un regard éloigné sur le fonctionnement d’un environnement proche m’avait poussé à me pencher, à l’occasion de mon

33 La formule est empruntée à Henri Michaux (2014 [1938]), dans Je vous écris d’un pays lointain il y décrit l’étrangeté du monde par la banalité de ses événements quotidiens, la pluie, les feuilles des arbres, le temps qui s’écoule.

mémoire de maîtrise, sur les justifications techniques des discours politiques entourant la construction d’un pôle muséal à Lausanne, ville dans laquelle j’étudiais.

Avec un terrain principal centré sur les milieux de l’urbanisme et de la commande publique à Genève, s’est également bientôt posée la question d’éventuels terrains secondaires, dans l’optique d’une approche comparative multisituée. Le choix s’est néanmoins porté vers une enquête monographique, circonscrite à un seul terrain géographique, et subdivisée en plusieurs études de cas. Cela pour deux raisons.

D’une part, la connaissance préalable et l’immersion de facto sur le terrain genevois auraient fortement déséquilibré les modalités de la comparaison — la constitution de matériaux homogènes étant traditionnellement considérée comme la condition préalable à l’entreprise comparatiste (Sartori, 1994)34. Dans ce contexte, un terrain secondaire n’aurait pu offrir qu’un simple contraste au terrain principal. D’autre part, il me semble important de préciser, au regard de ce qui a été dit plus haut, que les choix inhérents à la construction de cet objet de recherche découlent autant de l’envie d’étudier une problématique — la transformation des méthodes de l’urbanisme au regard de l’intégration de méthodes et registres critiques issus des mondes de l’art — que de celle d’étudier un lieu et un milieu spécifique — ce qui se passe à Genève, hic et nunc.

Ceci étant doublé d’une seconde difficulté inhérente au mode de restitution choisi, c’est-à-dire celui de la thèse sur travaux centrée sur des études de cas, dont les rythmes tant de recueils de données que de publication se seraient difficilement accommodés de va et vient entre différents sites géographiques.

On retrouve là encore chez Topalov de précieux passages sur l’importance du

« site » comme territoire d’étude d’un objet scientifique. En réalisant ses histoires d’enquêtes, Topalov met en effet l’emphase sur « l’unité de lieu » de l’objet qui caractérise la production des connaissances et l’inscrit géographiquement (Topalov, 2015, p. 37). Lieux qui pour l’auteur s’étendent le plus souvent à l’échelle de la ville, comme points nodaux dont « les diverses configurations favorisent le développement de savoirs spécifique » (ibid., p. 38) et sont caractérisés par une forte intensité des échanges interpersonnels.

34 Un principe qu’il convient toutefois de nuancer, comme nous le verrons plus tard, l’asymétrie pouvant devenir en elle-même en dispositif heuristique (Delage, 2017).

Reconnaître le caractère éminemment local de la production des savoirs invite à examiner les interactions qui s’établissent au sein dudit site. Le site lui-même étant défini par « l’existence d’interactions pertinentes entre acteurs » (ibid., p.37). Il s’agit dès lors d’étudier un espace semi-perméable qui, bien qu’échangeant avec d’autres sites des savoirs, des savoir-faire et des personnes, n’en est pas moins le creuset d’une praxis particulière et localisée.

Si Topalov s’intéresse à l’émergence de savoirs et de préoccupations scientifiques en un temps et un lieu donné, on peut postuler que la localisation spatiale et temporelle des pratiques joue son rôle dans la trajectoire de n’importe quel monde social. L’analyse de Topalov n’est d’ailleurs pas si éloignée de celle de Becker quant à la question de la localisation des mondes sociaux, bien qu’étudiant des objets dissemblables. Les mondes de Becker, pensés comme des réseaux de collaborations, adoptent de fait un ancrage local, autour de quelques professionnels spécialisés et d’institutions établies.

Les communications ouvertes entre ces mondes locaux et d’autres, plus étendues — par la circulation d’informations ou plus simplement de personnes

— permettent la diffusion de l’innovation d’un lieu à l’autre (Becker, 2010, p.

328). Ces espaces sociaux paraissent donc semi-perméables et fonctionnent comme des milieux en partie autonomes pouvant évoluer en parallèle les uns des autres.

Ainsi, étudier tel que je le fais les transformations des pratiques de l’urbanisme à la faveur de la critique et des méthodes de l’art, nécessite également d’ancrer sa recherche en un lieu défini. Ce lieu sert de décor et de scène à l’objet d’étude. C’est à cette échelle-là que se développent des arts de faire, un milieu professionnel35 et un contexte politique et administratif qui définit les conditions-cadres des pratiques, tant en urbanisme qu’en matière de commande publique. Situer son thème de recherche revient alors dans ce cas-ci à étudier un « petit monde » (Ouvrard, 2016). Un petit monde plus ou moins circonscrit — qui se crée à la marge des deux autres par la collaboration ou parfois la confrontation entre urbanistes et professionnels de la commande publique — et qui recompose des configurations coopératives autour de

35 Dont les membres se connaissent personnellement, sont issus des mêmes filières d’études, adhèrent à des sociétés professionnelles, échangent lors de jury ou d’événements.

mémoire de maîtrise, sur les justifications techniques des discours politiques entourant la construction d’un pôle muséal à Lausanne, ville dans laquelle j’étudiais.

Avec un terrain principal centré sur les milieux de l’urbanisme et de la commande publique à Genève, s’est également bientôt posée la question d’éventuels terrains secondaires, dans l’optique d’une approche comparative multisituée. Le choix s’est néanmoins porté vers une enquête monographique, circonscrite à un seul terrain géographique, et subdivisée en plusieurs études de cas. Cela pour deux raisons.

D’une part, la connaissance préalable et l’immersion de facto sur le terrain genevois auraient fortement déséquilibré les modalités de la comparaison — la constitution de matériaux homogènes étant traditionnellement considérée comme la condition préalable à l’entreprise comparatiste (Sartori, 1994)34. Dans ce contexte, un terrain secondaire n’aurait pu offrir qu’un simple contraste au terrain principal. D’autre part, il me semble important de préciser, au regard de ce qui a été dit plus haut, que les choix inhérents à la construction de cet objet de recherche découlent autant de l’envie d’étudier une problématique — la transformation des méthodes de l’urbanisme au regard de l’intégration de méthodes et registres critiques issus des mondes de l’art — que de celle d’étudier un lieu et un milieu spécifique — ce qui se passe à Genève, hic et nunc.

Ceci étant doublé d’une seconde difficulté inhérente au mode de restitution choisi, c’est-à-dire celui de la thèse sur travaux centrée sur des études de cas, dont les rythmes tant de recueils de données que de publication se seraient difficilement accommodés de va et vient entre différents sites géographiques.

On retrouve là encore chez Topalov de précieux passages sur l’importance du

« site » comme territoire d’étude d’un objet scientifique. En réalisant ses histoires d’enquêtes, Topalov met en effet l’emphase sur « l’unité de lieu » de l’objet qui caractérise la production des connaissances et l’inscrit géographiquement (Topalov, 2015, p. 37). Lieux qui pour l’auteur s’étendent le plus souvent à l’échelle de la ville, comme points nodaux dont « les diverses configurations favorisent le développement de savoirs spécifique » (ibid., p. 38) et sont caractérisés par une forte intensité des échanges interpersonnels.

34 Un principe qu’il convient toutefois de nuancer, comme nous le verrons plus tard, l’asymétrie pouvant devenir en elle-même en dispositif heuristique (Delage, 2017).

Reconnaître le caractère éminemment local de la production des savoirs invite à examiner les interactions qui s’établissent au sein dudit site. Le site lui-même étant défini par « l’existence d’interactions pertinentes entre acteurs » (ibid., p.37). Il s’agit dès lors d’étudier un espace semi-perméable qui, bien qu’échangeant avec d’autres sites des savoirs, des savoir-faire et des personnes, n’en est pas moins le creuset d’une praxis particulière et localisée.

Si Topalov s’intéresse à l’émergence de savoirs et de préoccupations scientifiques en un temps et un lieu donné, on peut postuler que la localisation spatiale et temporelle des pratiques joue son rôle dans la trajectoire de n’importe quel monde social. L’analyse de Topalov n’est d’ailleurs pas si éloignée de celle de Becker quant à la question de la localisation des mondes sociaux, bien qu’étudiant des objets dissemblables. Les mondes de Becker, pensés comme des réseaux de collaborations, adoptent de fait un ancrage local, autour de quelques professionnels spécialisés et d’institutions établies.

Les communications ouvertes entre ces mondes locaux et d’autres, plus étendues — par la circulation d’informations ou plus simplement de personnes

— permettent la diffusion de l’innovation d’un lieu à l’autre (Becker, 2010, p.

328). Ces espaces sociaux paraissent donc semi-perméables et fonctionnent comme des milieux en partie autonomes pouvant évoluer en parallèle les uns des autres.

Ainsi, étudier tel que je le fais les transformations des pratiques de l’urbanisme à la faveur de la critique et des méthodes de l’art, nécessite également d’ancrer sa recherche en un lieu défini. Ce lieu sert de décor et de scène à l’objet d’étude. C’est à cette échelle-là que se développent des arts de faire, un milieu professionnel35 et un contexte politique et administratif qui définit les conditions-cadres des pratiques, tant en urbanisme qu’en matière de commande publique. Situer son thème de recherche revient alors dans ce cas-ci à étudier un « petit monde » (Ouvrard, 2016). Un petit monde plus ou moins circonscrit — qui se crée à la marge des deux autres par la collaboration ou parfois la confrontation entre urbanistes et professionnels de la commande publique — et qui recompose des configurations coopératives autour de

35 Dont les membres se connaissent personnellement, sont issus des mêmes filières d’études, adhèrent à des sociétés professionnelles, échangent lors de jury ou d’événements.

nouvelles coalitions. La focale mise sur le point de contact permet de mettre en exergue la manière dont se heurtent des systèmes de conventions différents, des effets de traduction et d’hybridation (Ben-David, 1960) qui découlent de la transposition dans l’urbanisme de ressources ou de registres augmentatifs issus des mondes de l’art.