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C’est dans la suite de cet agenda scientifique émergent que se place cette thèse. Si l’idée d’explorer les conditions d’une « critique artiste » de la ville20 a été l’un des points cardinaux de mes réflexions depuis le début de mes recherches à l’été 2015, l’étude d’un éventuel « nouvel esprit de l’urbanisme » ne m’est paradoxalement apparue qu’en cours de route. A l’origine était une interrogation portant sur la rencontre entre deux « mondes »21 professionnels, distincts, mais perméables entre eux, et surtout amenés de plus en plus à se rencontrer et à devoir collaborer : d’un côté celui de l’urbanisme, de l’autre celui de la commande artistique publique. Je remarquais un grand intérêt mutuel : les acteurs de la commande demandant à être davantage intégrés dans les projets urbains et architecturaux ; les architectes et urbanistes que je côtoyais, de leur côté, manifestaient une curiosité personnelle et professionnelle pour ce que l’art pouvait apporter à leur pratique et à leurs projets. Mais je voyais également une certaine méfiance entre des mondes qui se retrouvaient parfois en concurrence, les uns craignant que les autres ne viennent empiéter sur leur terrain. Je percevais des incompréhensions, voire des frictions en raison de référentiels et d’objectifs divergents. L’idée première de cette thèse était donc d’étudier les rapports entre les acteurs de la commande artistique publique, et ceux de l’urbanisme. En y traitant de la

20 Ou plus précisément d’une critique de la ville par les moyens de l’art, j’expliquerai, au Chapitre 3 la différence sémantique entre ces deux notions.

21 La pluralité des mondes de l’art a bien entendu été décrite par Howard Becker (2010).

Quant à l’urbanisme, après en avoir décrit les métiers et leur émergence comme champ professionnel (Claude, 2006), Viviane Claude préférera elle aussi parler de « mondes », pour décrire des entités professionnelles à l’autonomie variable et qui ne constituent pas des groupes homogènes (Claude, 2009).

culture, dans de nombreux domaines des politiques publiques, en particulier dans les politiques urbaines.

Précisément, l’intégration de pratiques ou d’acteurs artistiques dans la fabrique de la ville illustre un paradoxe plus général : au regard d’un urbanisme qui se renouvelle par la critique, on peut s’interroger sur l’importance que prennent les méthodes dites « créatives », dans les pratiques de l’urbanisme. On peut présumer que la doctrine actuelle de l’urbanisme, qui cherche à construire des discours fédérateurs (Redondo, 2015) en s’appuyant sur des « mots d’ordre » ou des « injonctions positives » — pour reprendre les termes de Pauline Ouvrard (2016, p. 51) —, de créativité, de développement durable, de convivialité, de participation, de mixités, de poésie, d’imaginaire ou d’étonnement (voir aussi Pattaroni, 2011)19, puise dans la critique et les ressources que ces mouvements artistiques et littéraires mobilisaient. D’une part, dans la critique adressée à la ville modernistes depuis les années 1950 — qui lui reprochait sa froideur, sa scientificité, sa monotonie — et d’autre part dans les méthodes souples, fluides, de mise en réseau, de participation, de temporalité courtes, que ces artistes ont investies dans la seconde moitié du 20e siècle.

Alors que la recherche a produit pléthore d’analyses sur le mariage entre art et politiques urbaines (Miles, 2005; Zukin, 1995), de même que sur l’évolution des pratiques et méthodes de l’urbanisme — y compris par l’intégration de méthodes et d’acteurs des mondes de l’art — la question du renouvellement des pratiques par l’intégration de la critique est un objet encore émergent. À quelques exceptions près (on peut penser notamment à Matthey, 2016; Molina, 2016; Pattaroni, 2011; Pinder, 2005), peu d’auteurs ont exploré la question de la reprise et de la normalisation, dans la grammaire urbaine, d’une critique de la ville issue des mondes de l’art. Pour autant, la problématique avait déjà été identifiée dès les premiers pas de ce nouveau champ d’études. En 1988, Rosalyn Deutsche décrivait déjà une union dangereuse entre art et urbanisme,

19 Rosalyn Deutsche pointait la prédominance du recours au vocable de la « qualité de vie urbaine » dans les discours sur les politiques de la ville. Ce slogan, toujours au singulier, dénotait pour elle une construction idéologique de l’espace et de sa gestion allant à l’encontre du pluralisme. Elle soulignait en particulier son invocation lorsqu’étaient prises des décisions visant à restreindre les droits des sans-abris, dans le New York des années 1990 (Deutsche, 1996).

où ce dernier, en empruntant le vocabulaire de l’art radical — anti-individualisme, contextualisme, site specific — instrumentalisait la commande publique pour résoudre des problèmes de design urbain (Deutsche, 1988, p. 20). Succinctement effleurée, la problématique ne demandait qu’à être davantage étudiée.

Un conte de deux mondes

C’est dans la suite de cet agenda scientifique émergent que se place cette thèse. Si l’idée d’explorer les conditions d’une « critique artiste » de la ville20 a été l’un des points cardinaux de mes réflexions depuis le début de mes recherches à l’été 2015, l’étude d’un éventuel « nouvel esprit de l’urbanisme » ne m’est paradoxalement apparue qu’en cours de route. A l’origine était une interrogation portant sur la rencontre entre deux « mondes »21 professionnels, distincts, mais perméables entre eux, et surtout amenés de plus en plus à se rencontrer et à devoir collaborer : d’un côté celui de l’urbanisme, de l’autre celui de la commande artistique publique. Je remarquais un grand intérêt mutuel : les acteurs de la commande demandant à être davantage intégrés dans les projets urbains et architecturaux ; les architectes et urbanistes que je côtoyais, de leur côté, manifestaient une curiosité personnelle et professionnelle pour ce que l’art pouvait apporter à leur pratique et à leurs projets. Mais je voyais également une certaine méfiance entre des mondes qui se retrouvaient parfois en concurrence, les uns craignant que les autres ne viennent empiéter sur leur terrain. Je percevais des incompréhensions, voire des frictions en raison de référentiels et d’objectifs divergents. L’idée première de cette thèse était donc d’étudier les rapports entre les acteurs de la commande artistique publique, et ceux de l’urbanisme. En y traitant de la

20 Ou plus précisément d’une critique de la ville par les moyens de l’art, j’expliquerai, au Chapitre 3 la différence sémantique entre ces deux notions.

21 La pluralité des mondes de l’art a bien entendu été décrite par Howard Becker (2010).

Quant à l’urbanisme, après en avoir décrit les métiers et leur émergence comme champ professionnel (Claude, 2006), Viviane Claude préférera elle aussi parler de « mondes », pour décrire des entités professionnelles à l’autonomie variable et qui ne constituent pas des groupes homogènes (Claude, 2009).

question d’un certain discours critique de la ville dont beaucoup d’artistes — depuis les années 1960-1970 — se revendiquent lorsqu’ils interviennent dans l’espace public.

Or, en décembre 2016, lors d’un colloque organisé à Genève et destiné à faire se rencontrer chercheurs et professionnels de la ville autour du thème de l’événementiel dans l’action urbaine, un « artiviste » présentait les projets de sa société — événements, installations monumentales, animations de l’espace public, le tout vendu clé en main aux municipalités — comme des « expériences renouvelées de l’espace urbain », des « bousculements du quotidien »22. Des formules tout à fait semblables à celles que je retrouvais dans les textes des théoriciens du Happening — Allan Kaprow, Jean-Jacques Lebel ou Richard Schechner —, dans les manifestes lettristes et situationnistes, ou chez les acteurs de ce « New Genre Public Art » — Marta Rossler, Krzysztof Wodiczko ou Vito Acconci — que décrivait Suzanne Lacy à l’aube des années 1990 (Lacy, 1996).

La notion de nouvel esprit de l’urbanisme m’est alors apparue comme un moyen de dénouer une intrigue complexe, soit l’irruption — et surtout la reprise volontariste — des moyens de l’art dans la fabrique de la ville. Celle-ci s’incarne dans deux trames qui se jouent en parallèle. D’une part, une crise de l’urbain et de l’urbanisme traduite par un renversement des cadres de production ; ce que François Ascher (2001) traduisait comme les principes d’un « néo-urbanisme », ou Yves Chalas (2004a) comme une « pensée faible » de l’action publique.

Et d’autre part, une crise interne aux mondes de l’art, identifiée par les post-modernes comme une fusion de l’art et du capitalisme (Foster, 2002; Jameson, 1991). Dans le champ de l’urbain, cette crise s’est exprimée dans le débat sur la « ville créative » au tournant du 21e siècle23, et conséquemment, par une interrogation sur la place des artistes, et des cultures dissonantes dans ce contexte (Borén & Young, 2017; Piraud, 2017; Vivant, 2008). Ce détour, me semblait-il, permettrait de théoriser la transition de pratiques initialement

22 Propos collectés lors de la journée d’étude Happy City : faire la ville par l’événement, coorganisé par l’Université de Genève et la Haute école spécialisée de Suisse occidentale, le 9 décembre 2016.

23 De sa conceptualisation par Landry, Bianchini (1995), et Florida (2002), aux (très) nombreuses critiques qui ont suivies, citons entre autres Ley (2003), Hall (2004), Peck (2005), Markusen (2006), Scott (2006) et Pratt (2008).

marginales et critiques au cœur des préoccupations et des discours (sinon des pratiques) des praticiens de la ville contemporaine.

Une question de définition

Je mobilise, tout au long de ce texte, un certain nombre de notions qui ont par ailleurs été décrites par d’autres avant moi. Si les concepts fondamentaux du cheminement intellectuel que je propose sont bien évidemment débattus dans les pages qui suivent, d’autres sont utilisés de manière axiomatique dans la mesure où rendre compte des débats scientifiques y relatifs serait une entreprise qui dépasse la portée de cet exercice. Toutefois, il me paraît important, avant que d’exposer le programme de cette recherche, d’expliciter quelques-uns des termes que j’ai formulés jusqu’à présent et que j’utiliserai encore abondamment dans la suite de ce texte.

Mondes professionnels

La notion de « mondes » comme système et réseaux d’acteurs coopérants — héritée de l’école de Chicago (Cefaï, 2015) — est d’abord popularisée par George Dickie (1974)24 avant d’être largement reprise par Howard Becker, qui lui a donné son sens couramment utilisé, dans son ouvrage Art Worlds (2008 [1982]). Becker y déconstruit la figure de l’artiste-démiurge pour en faire un organisateur et un logisticien. Il décrit la production artistique comme un ensemble professionnel fait de chaînes de coopération, de ressources humaines et matérielles mobilisées, de conventions et cultures professionnelles partagées, de systèmes de construction de la réputation.

Centré sur l’art, la théorie de Becker revendique néanmoins une certaine universalité ou, du moins, d’être un « modèle applicable à tout monde social » (Becker, 2010, p. 365). De fait, le concept a laissé un important héritage et a été

24 Pour être tout à fait exact, Dickie lui-même s’est inspiré d’un article d’Arthur Danto (1964) dans lequel un « monde de l’art » était invoqué pour expliquer les processus ontologiques de transformation d’un objet en objet d’art dans le cas d’un ready-made.

En raison d’une confusion, Dickie reprit le concept en en changeant sa signification pour établir une théorie institutionnelle de l’art et de ses réseaux : « If Danto’s artworld is a world of ideas, Dickie’s is a world of people, of artists and their publics » (Carroll, 2000, p. 14).

question d’un certain discours critique de la ville dont beaucoup d’artistes — depuis les années 1960-1970 — se revendiquent lorsqu’ils interviennent dans l’espace public.

Or, en décembre 2016, lors d’un colloque organisé à Genève et destiné à faire se rencontrer chercheurs et professionnels de la ville autour du thème de l’événementiel dans l’action urbaine, un « artiviste » présentait les projets de sa société — événements, installations monumentales, animations de l’espace public, le tout vendu clé en main aux municipalités — comme des « expériences renouvelées de l’espace urbain », des « bousculements du quotidien »22. Des formules tout à fait semblables à celles que je retrouvais dans les textes des théoriciens du Happening — Allan Kaprow, Jean-Jacques Lebel ou Richard Schechner —, dans les manifestes lettristes et situationnistes, ou chez les acteurs de ce « New Genre Public Art » — Marta Rossler, Krzysztof Wodiczko ou Vito Acconci — que décrivait Suzanne Lacy à l’aube des années 1990 (Lacy, 1996).

La notion de nouvel esprit de l’urbanisme m’est alors apparue comme un moyen de dénouer une intrigue complexe, soit l’irruption — et surtout la reprise volontariste — des moyens de l’art dans la fabrique de la ville. Celle-ci s’incarne dans deux trames qui se jouent en parallèle. D’une part, une crise de l’urbain et de l’urbanisme traduite par un renversement des cadres de production ; ce que François Ascher (2001) traduisait comme les principes d’un « néo-urbanisme », ou Yves Chalas (2004a) comme une « pensée faible » de l’action publique.

Et d’autre part, une crise interne aux mondes de l’art, identifiée par les post-modernes comme une fusion de l’art et du capitalisme (Foster, 2002; Jameson, 1991). Dans le champ de l’urbain, cette crise s’est exprimée dans le débat sur la « ville créative » au tournant du 21e siècle23, et conséquemment, par une interrogation sur la place des artistes, et des cultures dissonantes dans ce contexte (Borén & Young, 2017; Piraud, 2017; Vivant, 2008). Ce détour, me semblait-il, permettrait de théoriser la transition de pratiques initialement

22 Propos collectés lors de la journée d’étude Happy City : faire la ville par l’événement, coorganisé par l’Université de Genève et la Haute école spécialisée de Suisse occidentale, le 9 décembre 2016.

23 De sa conceptualisation par Landry, Bianchini (1995), et Florida (2002), aux (très) nombreuses critiques qui ont suivies, citons entre autres Ley (2003), Hall (2004), Peck (2005), Markusen (2006), Scott (2006) et Pratt (2008).

marginales et critiques au cœur des préoccupations et des discours (sinon des pratiques) des praticiens de la ville contemporaine.

Une question de définition

Je mobilise, tout au long de ce texte, un certain nombre de notions qui ont par ailleurs été décrites par d’autres avant moi. Si les concepts fondamentaux du cheminement intellectuel que je propose sont bien évidemment débattus dans les pages qui suivent, d’autres sont utilisés de manière axiomatique dans la mesure où rendre compte des débats scientifiques y relatifs serait une entreprise qui dépasse la portée de cet exercice. Toutefois, il me paraît important, avant que d’exposer le programme de cette recherche, d’expliciter quelques-uns des termes que j’ai formulés jusqu’à présent et que j’utiliserai encore abondamment dans la suite de ce texte.

Mondes professionnels

La notion de « mondes » comme système et réseaux d’acteurs coopérants — héritée de l’école de Chicago (Cefaï, 2015) — est d’abord popularisée par George Dickie (1974)24 avant d’être largement reprise par Howard Becker, qui lui a donné son sens couramment utilisé, dans son ouvrage Art Worlds (2008 [1982]). Becker y déconstruit la figure de l’artiste-démiurge pour en faire un organisateur et un logisticien. Il décrit la production artistique comme un ensemble professionnel fait de chaînes de coopération, de ressources humaines et matérielles mobilisées, de conventions et cultures professionnelles partagées, de systèmes de construction de la réputation.

Centré sur l’art, la théorie de Becker revendique néanmoins une certaine universalité ou, du moins, d’être un « modèle applicable à tout monde social » (Becker, 2010, p. 365). De fait, le concept a laissé un important héritage et a été

24 Pour être tout à fait exact, Dickie lui-même s’est inspiré d’un article d’Arthur Danto (1964) dans lequel un « monde de l’art » était invoqué pour expliquer les processus ontologiques de transformation d’un objet en objet d’art dans le cas d’un ready-made.

En raison d’une confusion, Dickie reprit le concept en en changeant sa signification pour établir une théorie institutionnelle de l’art et de ses réseaux : « If Danto’s artworld is a world of ideas, Dickie’s is a world of people, of artists and their publics » (Carroll, 2000, p. 14).

étendu à d’autres domaines sociaux (Perrenoud, 2013). La notion de mondes a été plus largement mobilisée pour décrire les rapports professionnels et pour rendre compte de la « fluidité des situations sociales et des interactions » (Champy, 2012, p. 56). Récemment, la recherche sur les professions de l’urbain l’a également empruntée pour parler de « mondes » de l’architecture et de l’urbanisme, afin de décrire l’hétérogénéité des entités qui les composent et qui sont appelées à interagir (Claude, 2009, 2010) ou pour rentre compte de l’ouverture de ces domaines aux savoirs marginaux, d’abord de la sociologie et de l’anthropologie, puis des sciences géographiques et environnementales (Bossé & Roy, 2017).

Par commodité, j’ai jusque-là parlé de la rencontre entre deux mondes, pour décrire les incompréhensions mutuelles entre des cultures professionnelles différentes. Pour autant, tout comme Becker ne parlait pas du monde de l’art, mais des mondes de l’art, il est important de souligner la pluralité du champ professionnel de l’urbanisme. Ainsi, s’il y a bien lieu d’opposer un monde de l’art et un monde de l’urbanisme en ce que ces deux espaces sociaux ne partagent pas les mêmes conventions et les mêmes modes de socialisation, il faut garder en tête qu’au sein du monde de l’urbanisme se recomposent, au gré des coopérations spécifiques, des mondes de l’urbanisme, mettant en dialogue des acteurs qui partagent néanmoins des conceptions communes du travail « construites par la pratique » (Champy, 2012, p. 56). Les cas que je décris ci-après (en particulier dans les Chapitres 6, 8 et 9) analysent précisément les ressorts de la recomposition de ces mondes sociaux lorsqu’ils sont amenés à faire coopérer des acteurs qui ne partagent pas ces conceptions communes.

Art, Culture et culture

J’utilise, au fil de ce texte, alternativement — et occasionnellement de manière indifférenciée — les termes d’art et de culture, pour autant, il est nécessaire, en préambule, de distinguer ces usages.

Il existe en premier lieu une distinction, sinon parfois une confusion, entre les deux sens donnés au mot culture — que certains distinguent comme Culture et culture. Cette dissociation, entre une Culture qui renvoie à la production artistique et aux Beaux-arts et une culture qui a trait à des aspects patrimoniaux, est relativement récente. Comme le rappelle Carlo Ginzburg, cet usage du

terme est emprunté à l’anthropologie sociale et est lié à la reconnaissance d’une valeur culturelle à d’autres formes de productions humaines que ce que l’on classifie généralement comme Beaux-arts :

C’est seulement à travers le concept de « culture primitive » qu’on en est arrivé à reconnaître la possession d’une culture à ceux que l’on définissait jadis, de façon paternaliste, comme les « couches inférieures des peuples civilisés ». (Ginzburg, 2019 [1976], p. 10)

De là, le terme prit le second sens qu’on lui connaît aujourd’hui définissant un

« complexe d’attitudes, de croyances, de codes de comportement » (ibid.). En l’occurrence, selon le contexte d’énonciation, les deux significations figurent dans ce texte : la Culture comme produit d’un travail artistique et le système de valorisation qui l’entoure lorsqu’il s’agit d’évoquer les mondes de l’art et leurs acteurs ; mais également la culture comme codage des comportements sociaux, lorsque j’évoque les cultures professionnelles et les conventions qui leur sont propres.

Tout comme cette dissociation entre Culture et culture est tardive, la distinction que l’on établit généralement aujourd’hui entre art et culture est également récente, et a surtout été très mouvante, car découlant des discours et des pratiques contemporaines. Lors d’une recherche annexe, étudiant les archives politiques genevoises depuis le 19e siècle pour rendre compte de l’émergence d’une politique d’encouragement à la culture25 , j’ai eu l’occasion de documenter cette évolution sémantique. Ainsi, jusque dans les années 1950, le terme de culture n’apparaît pour ainsi dire pas, sinon uniquement pour parler d’encouragement à la littérature. Les arts, eux, sont désignés en tant que tels — Beaux-arts, théâtre, cinéma, etc. Ce n’est que dans la seconde moitié du 20e siècle que l’idée d’une politique unifiée de la culture émerge, et uniquement autour des années 1990 qu’il prend — au moins dans les discours politiques — la définition très englobante qu’on lui donne aujourd’hui, incluant l’ensemble des chaînes de production artistique, de ses espaces et de ses acteurs, plus ou moins institutionnels. En ce sens, la culture peut-être grossièrement perçue comme une première forme de domestication de l’art dans une économie politique. Ou, comme le résume Dominique Sagot-Duvauroux, une « œuvre

25 La recherche en question a fait l’objet d’un chapitre d’ouvrage présenté dans ce

25 La recherche en question a fait l’objet d’un chapitre d’ouvrage présenté dans ce