La « démocratie » dans la culture politique guatémaltèque
1.2 Guatemala : une culture politique aux apparences autoritaires
Au Guatemala, l’époque où les gouvernements autoritaires se succédaient au pouvoir est révolue. Le transfert des pouvoirs des mains des militaires à celles des civils, il y a plus de deux décennies, et la signature des Accords de paix en 1996, sont des évènements importants qui ont grandement contribué à la démocratisation du pays. Cependant, alors que le pays a tourné le dos à l'autoritarisme, et que les droits et libertés sont plus largement appliqués qu’ils ne l’étaient auparavant, peut-on affirmer que la culture politique reflète un attachement marqué aux idéaux de la démocratie ? À quelques exceptions près, les chercheurs qui se sont posés la question tendent à voir le Guatemala comme un endroit où les valeurs et les comportements non-démocratiques, voire autoritaires, prédomineraient largement sur les attitudes démocratiques20. En fait, bien que jugée « trompeuse » (Jonas, 2000a : 27), la thèse de la culture autoritaire trouve plus souvent preneur que son antithèse.
La propension des observateurs à étiqueter la culture politique guatémaltèque « d’autoritaire » se produit dans un contexte singulier. Si on se fie aux analyses les plus pessimistes, on doit croire que l’extrême violence du passé aurait rendu les citoyens complètement inaptes à la démocratie. En contrepartie, si on se fie aux interprétations plus optimistes, on doit conclure que l’on trouve au Guatemala une culture identitaire « faible » (Dary, 2009 : 2), une société qui a peu de notions de base sur la démocratie (Ricarada Roos, 1997 : 108), une citoyenneté passive et dépolitisée (Sonnleitner, 2009 : 39), un peuple peu habitué aux valeurs démocratiques (Gálvez Borrell, 1994) ou encore une nécessité pressante de procéder à un « renouveau » des attitudes (Cortez Martínez, 2003 : 23).
Ainsi, rares sont les chercheurs qui prétendront étudier la « culture démocratique » du Guatemala21. En fait, même les analystes qui se gardent
20 Le lecteur pourra se référer au rapport de la Fundación Soros où les auteurs tentent de donner suite à la thèse de la culture autoritaire au Guatemala. Voir GÁLVEZ GOMEZ Ricardo, PORRAS CATEJÓN Gustavo et STEIN Heinemann. La conciencia ciudadana de los Guatemaltecos. Ville de Guatemala : Fundación Soros de Guatemala, 2007, p. 56.
21 Notons que le Latin America Public Opinion Project (LAPOP) et ses experts font partie des seuls à le faire. Voir les rapports de ces derniers depuis 1995 à l’adresse suivante : http://www.vanderbilt.edu/lapop. À première vue, on pourrait affirmer que les chercheurs étrangers sont plus optimistes que leurs collègues du Guatemala quant à la nature des mœurs et des opinions politiques des Guatémaltèques.
d’appuyer ouvertement la thèse de l’autoritarisme sont paradoxalement plutôt inclinés vers celle-ci. Rappelons aussi que les chercheurs qui attribuent un caractère ambivalent (ou « schizophrène » pour reprendre un terme couramment employé) à la culture guatémaltèque axent principalement leurs propos sur la prédominance des valeurs autoritaires. Par exemple, pour Judith Erazo, le processus historico-politique qu’a connu le Guatemala aurait produit une dynamique transmetteuse de référents autoritaires (2007 : 143) au sein d’une culture qui, elle, ne serait pas « encore » démocratique (16). Même si elle reconnait que les citoyens ne sont pas voués à devenir « autoritaires », Erazo explique que la société guatémaltèque serait un lieu de reproduction de valeurs qui ne favoriseraient pas l’émergence d’une culture de la démocratie.
Par ailleurs, et bien qu’ils acceptent l’existence de différents courants culturels à l’intérieur du pays, Gustavo Arriola Quan et ses corédacteurs (2008, 10) jugent que la société « conserve » et « stimule » des attitudes anti-démocratiques. Constat similaire chez leurs collègues Roddy Brett et Francisco Roda, pour qui la culture politique serait « partiellement ou totalement non-démocratique », voire parfois carrément « autoritaire » (2008, 21). Dans l’ensemble, et comme c’est le cas pour Edelberto Torres-Rivas (2007), on fait état d’une société « en transition » au sein de laquelle plusieurs citoyens démontrent
« toujours » des « caractéristiques autoritaires » malgré une volonté plus diffuse de démocratie.
Les traits autoritaires se mêleraient à des comportements nuisibles à la construction d’une culture politique démocratique. Ces comportements sont associés à la culture dans la mesure où ils seraient empruntés par de larges segments de la société, produisant ainsi une impression de quasi homogénéité des valeurs et des comportements autoritaires. Représentant plus de la moitié des citoyens22, les Indígenas (ainsi que les mouvements auxquels certains d’entre eux appartiennent) sont régulièrement perçus comme étant désintéressés de la politique traditionnelle et, de surcroît, responsables de la polarisation entre
22 Il est difficile de connaître le chiffre exact puisque, lors des recensements de la population, l’État donne assez peu d’importance à la question ethnique. Toutefois, selon les estimations les plus généreuses, les indigènes représenteraient 66% de la population totale. En proportion, seule la Bolivie aurait une population indigène plus importante dans les Amériques. (VAN COTT Donna Lee. « Latin America’s Indigenous People ». Journal of Democracy, 2007, vol. 18, n° 4, p. 128).
les différents groupes de la société (Warren, 1998 : 40 et 41). La suspicion quant aux qualités démocratiques des autochtones se fait en continuation d’une époque où ces derniers étaient accusés de participer activement aux soulèvements armés. Certains voient dans les modes de participation (ou de non participation) adoptés par les Indiens l’héritage de sociétés profondément paysannes qui n’ont su assimiler les principes de la démocratie, conservant en elles de vives tensions et, pour reprendre les termes de M. C. F. Mansilla, des « structures sociales hautement hiérarchisées » (1991 : 26).
La composition ethnique du Guatemala ne serait pas l’unique facteur qui aurait un impact négatif sur le développement d’une culture politique de la démocratie. La popularité de certaines croyances religieuses aurait aussi un rôle à jouer. Constituant un peu plus du quart de la population guatémaltèque, les protestants représentent aussi un groupe important dont on questionne régulièrement la force des convictions démocratiques et participatives. Jean-Pierre Bastian, auteur connu pour ses doutes quant à l’engagement démocratique des protestants, proposait dans les années quatre-vingt-dix que les protestants affichaient une culture politique autoritaire (1993 : 51)23. Rappelons que durant la guerre civile, les protestants guatémaltèques, très critiques à l’égard des mouvements communistes, auraient notamment appuyé le gouvernement d’Efraín Ríos Montt (1982-1983) qui, avec un pentecôtiste à sa tête, s’était donné comme mission d’éradiquer les groupes de gauche. Dans un contexte plus actuel, les protestants du Guatemala, et principalement ceux associés au pentecôtisme, sont plutôt soupçonnés d’avoir un très faible engagement envers les affaires politiques (Cleary, 2000 : 203), pour ne pas dire qu’ils démontreraient peu d'intérêt à prendre position sur des thématiques publiques ou lors d’élections.
23 Cette prise de position est évidemment contraire à la thèse plus traditionnelle selon laquelle les protestants seraient favorables aux valeurs démocratiques. Les lecteurs pourront notamment consulter le texte Tusalem sur le rôle du protestantisme dans la consolidation de la démocratie. Voir TUSALEM Rollin F. « The Role of Protestanism in Democratic Consolidation Among Transitional States ». Comparative Political Studies, 2009, vol 42. n°
7, p. 882-915.
Encadré 1.1 Les évangélistes et les autochtones sont-ils vraiment moins