internationales et la mesure des préférences démocratiques
2.3 La classification des indicateurs
Comme nous l’avons vu dans la section précédente, il existe plusieurs façons de mesurer l'appui à la démocratie. En fait, la multitude d’indicateurs utilisés témoigne notamment de la diversité des intérêts scientifiques qui guident les travaux des grandes enquêtes internationales. Dans cette section, nous proposons de classifier les questions servant à mesurer les préférences démocratiques des citoyens. L’élaboration d’une typologie nous permettra notamment de mieux connaître les instruments de mesure et de juger de leur utilité pour nos recherches. Plus haut, alors que nous présentions les travaux des grandes enquêtes, nous identifiions quelques dizaines d’indicateurs qui, à première vue, semblent tous mesurer les attitudes au sujet d’un seul et unique phénomène : l’appui à la démocratie. Par leur nombre et leur diversité, les indicateurs mettent en fait en relief les attitudes envers un phénomène qui s’avère être très complexe et qui comporte de multiples facettes.
« Croyez-vous que la démocratie soit la meilleure forme de régime qui soit ? ». Par souci de simplification et d’uniformisation de leurs questionnaires, de nombreux enquêteurs utilisent ce type de question afin de mesurer l’appui à la démocratie. La simplicité de cet indicateur facilite effectivement la tâche des enquêteurs (tant dans la conception des questionnaires qu’au moment d’interpréter les résultats de sondages) et peut même engendrer des économies de temps et d’argent (en évitant de poser plusieurs questions qui ont, au final, aussi pour but de connaître les opinions au sujet d’un seul et même objet). Les indicateurs de type monolithique ont, à première vue, l’avantage de transformer la
démocratie en un thème simplifié et unidimensionnel envers duquel les citoyens pourront rapidement prendre position. Par ce type d’indicateurs, les enquêteurs souhaitent évaluer l'attachement général des citoyens aux régimes, aux systèmes démocratiques ou encore à une forme de gouvernement présentée comme une toujours ou parfois préférable aux alternatives non-démocratiques. L'utilisation d'indicateurs linziens, pourtant sévèrement critiquée95, est très répandue. Par leur simplification d'un phénomène complexe (l'expression de l'appui à la démocratie), ces indicateurs permettraient de rapidement connaître les points de vue envers la démocratie sans avoir à multiplier des questions plus complexes et précises où on ferait des distinctions entre les régimes, les procédures et les valeurs démocratiques96.
95 Les lecteurs pourront notamment consulter le texte de Chu et Huang dans lequel les auteurs reprochent au courant « unidimensionnel » de promouvoir des indicateurs qui manquent de fiabilité et de profondeur conceptuelle. (CHU Yun-han et HUANG Min-Hua Huang. A Synthetic Analysis of Sources of Democratic Legitimacy [en ligne]. 2007, [consulté le 3 novembre 2009]. Disponible sur : http://www.asianbarometer.org/newenglish/
publications. Indépendamment des critiques, un certain nombre de raisons peuvent expliquer l'intérêt pour ce type d'indicateurs. Premièrement, les enquêtes internationales sont souvent menées avec l'objectif d'étudier les opinions sur de nombreux sujets. La multiplication de questions trop « pointues » sur chaque sujet dans un même questionnaire – pousserait probablement de nombreux sondés à terminer les entretiens avant la fin.
Soulignons aussi, que plus un questionnaire sera long, plus il sera coûteux. Comme le rappelle Emmanuel Rivière et Delphine Martelli-Banégas, le choix de questions simples, peu nombreuses et peu nuancées peut aussi être lié à des considérations monétaires.
(RIVIÈRE Emmanuel et MARTELLI-BANÉGAS Delphine. « Pour un usage apaisé des sondages ». La Démocratie à l'épreuve. Une nouvelle approche de l’opinion des Français / ed. Gérard GRUNBERD, Nonna MAYER et Paul M. SNIDERMAN. Paris : Presses de Sciences po, 2002, p. 304). Dans d'autres cas, principalement lorsque les sondages sont financés par des États, où ont lieu ceux-ci, l'emploi de questions détaillées sur l'appui et la satisfaction des citoyens envers la démocratie risquerait de produire des résultats gênants pour les gouvernements.
96 Un des exemples frappant de cette manière simplifiée d'interpréter un phénomène pourtant complexe se trouve dans les travaux de Fernández et Kuenzi sur l'impact de la criminalité sur l'appui à la démocratie. Dans leur étude, les deux auteurs font peu de distinction entre l'appui aux procédures démocratiques, au gouvernement et au régime. (FERNÁNDEZ Kenneth E. et KUENZI Michelle. Crime and Support for Democracy: Revising Modernization Theory [en ligne]. 2006, [consulté le 10 août 2011]. Disponible sur :
http://www.afrobarometer.org/abbriefing.html).
Tableau 2.2 Typologie des indicateurs servant à mesurer
‘La démocratie peut comporter des problèmes mais elle demeure le meilleur système de gouvernement’ ». LB 2007.
« Jusqu’à quel point est-ce important pour vous de vivre dans un pays qui est gouverné démocratiquement ? ». WVS 2006.
« Laquelle des affirmations suivantes se rapproche le plus proche de votre opinion? 1) ‘Le gouvernement devrait droit être permis de participer aux élections et être élu. » Asian Barometer, 2008. l’affirmation suivante : Les partis qui cherchent à renverser le gouvernement devraient être bannis. » ESS, 2010.
« Il y a des gens qui affirment que dans certaines
circonstances, il serait justifiable que les militaires prennent le pouvoir par un coup d'État. À votre avis, serait-il justifiable que les militaires procèdent à un coup d'État dans [la situation suivante] : - Face à de nombreuses manifestations populaires ? » LAPOP 2008.
« Je vais vous décrire [un système politique] et vous demander ce que vous en pensez [...]. Pour celui-ci, diriez-vous qu'il s'agit d'une très bonne, plutôt bonne, plutôt mauvaise ou très mauvaise façon de gouverner ? : Un système gouverné par la loi islamique où il n'y a ni parti, ni élection. » Arab Barometer, 2006
« Le système de gouvernement actuel n’est pas le seul qui ait existé [...]. D’ailleurs, certaines personnes pensent que nous serions mieux si le pays était gouverné différemment.
« Qu’en pensez-vous ? Devrions-nous revenir à un gouvernement communiste ? » NEB 2004.
L'emploi d'indicateurs généraux et unidimensionnels est effectivement discutable pour diverses raisons. Dans un premier temps, rappelons que la
« démocratie », telle que présentée dans les sondages, est tout sauf un concept monosémique auquel les citoyens, appartenant à différents groupes sociaux, ayant toutes sortes de rapports à l’objet en question et provenant de divers pays, attribueront une seule et même définition. Deuxièmement, nous pouvons nous interroger à savoir si l'appui à la démocratie comme système de gouvernement renvoie au soutien à un idéal ou bien à l’appui au système de gouvernement qui est en place dans les pays où sont menées les enquêtes. Ce problème est d’autant plus intéressant puisque ce type d’indicateurs est régulièrement utilisé dans des pays qui, officieusement, ne sont ni complètement démocratiques, ni complètement autoritaires mais qui, officiellement, auraient connu une transition à la démocratie. Ainsi, il est difficile de déterminer si le fait d’appuyer l’option démocratique présentée dans un sondage équivaut à appuyer l’idéal démocratique ou à soutenir un régime (celui en place) qui démontre pourtant d'importantes lacunes en matière de droits et de libertés. C'est principalement afin d'éviter des conclusions erronées que certains chercheurs optent pour définir le niveau d'analyse des indicateurs qu'ils emploient. La ligne claire que tracent les experts (Mishler et Rose, 2001 ; Seligson et Carrión, 2002 ; Huneeus et Maldonado, 2003) entre l'appui au régime en place et les principes de démocratie ne relève en rien du hasard. On reconnaît par exemple les efforts de David Easton (1975) et de Pippa Norris (1999) afin de décortiquer les opinions ou plutôt de bien marquer les différences entre ce qu’est, appuyer la classe politique, les institutions ou les régimes politiques.
Le deuxième type d'indicateurs que nous proposons se démarque des tendances monolithiques décrites plus haut en élevant d’un cran le niveau de précision. Les indicateurs de type « polyarchiques » fragmentent la démocratie en plusieurs facettes, amenant ainsi les enquêteurs à interroger les citoyens sur des principes directeurs plutôt que sur un concept large dont la validité empirique est discutable. Les indicateurs polyarchiques sont effectivement plus précis dans la mesure où ils évaluent « à la pièce » les opinions concernant les principes fondamentaux sur lesquels repose la démocratie. En utilisant ces indicateurs, les sondeurs tentent de dévoiler les attitudes vis-à-vis des règles incontournables qui régissent, de manière minimaliste, les fonctionnements des institutions démocratiques. Les indicateurs polyarchiques ont aussi pour but d’évaluer les
opinions des citoyens envers des politiques ou des comportements qui mettraient sérieusement en péril les bases d’un système de gouvernement démocratique.
Inspirés des travaux de Dalh et des principales caractéristiques que celui-ci attribue à la polyarchie, ces indicateurs viseront notamment à évaluer si les électeurs sont favorables à la tenue d’élections justes et libres, aux principes généraux de liberté d'expression, aux droits d’organisation et de participation à la politique, etc. Partiellement dissociables l’un de l’autre dans la pratique de la démocratie, ces principes peuvent, chez une même personne, générer des opinions qui varieront considérablement à leur sujet, d’où la pertinence de fragmenter notre objet de recherche.
Toujours en tentant de gagner en précision, le troisième type d'indicateurs mesure la profondeur des préférences démocratiques des citoyens. Très influencés par les travaux sur les attitudes autoritaires en Amérique du Nord97, ces indicateurs cherchent à relever les subtilités des opinions, ce qui se manifeste notamment par l'ambivalence que démontrent certains citoyens vis-à-vis des droits et des libertés. Les subtilités et les nuances que tentent de mettre en lumière les indicateurs de type bathymétrique peuvent apparaître lorsque les sondeurs interrogent les citoyens non pas sur un droit en particulier (disons la liberté d’expression) mais plutôt sur l’idée que des groupes minoritaires (ou
« mal-aimés ») puissent bénéficier de ce dernier afin de faire valoir leurs demandes ou promouvoir leurs intérêts. Les sondeurs qui emploient ce type d’indicateur feront donc preuve d'une grande précision dans l'élaboration de leurs questions, évoquant un droit, des groupes qui cherchent à en bénéficier et parfois même un scénario dans laquelle cette situation pourrait se présenter. Par exemple, les enquêteurs demanderont aux citoyens d'indiquer s'ils seraient d'accord à ce que l'on limite les libertés de participation de membres d’une communauté homosexuelle en vue d’une élection présidentielle. Par ces précisions, on vise notamment à hausser le niveau de validité98 des indicateurs, une stratégie souhaitable alors que le terme « démocratie » présenté de façon
97 Les lecteurs pourront consulter les recherches suivantes : ADORNO T. W. et al. The Authoritarian Personality. New-York : Harper & Brothers,1959, 990 p. et ALTEMEYER Bob.
The Authoritarian Specter. Cambridge : Harvard University Press, 1996. 374 p.
98 Comme nous y faisons référence précédemment, l’emploi de termes polysémiques dans les questionnaires est problématique. Pour qu’un indicateur soit valide, il se doit évidemment d’avoir la même signification pour l’enquêteur et l’enquêté.
générale risquera d'être mal compris par les enquêtés (Bratton, 2002), ou changera carrément de signification d'un individu (ou d'un pays) à un autre (Shaffer, 1998 ; Jamal et Tessler).
Une deuxième subtilité que tente de révéler les indicateurs bathymétriques est la disposition des citoyens à appuyer ou à rejeter des idéaux démocratiques en fonction du contexte. L’utilisation de ces indicateurs présuppose que l'opinion des citoyens vis-à-vis de la démocratie, de ses principes et même de ses acteurs puisse varier en fonction de circonstances politiques, sociales ou économiques.
En utilisant ces indicateurs, on cherche notamment, par des mises en situation, à savoir si les citoyens seraient prêts à appuyer des mesures drastiques (tel un coup d'État) si leur pays traversait des périodes d’instabilité. Ainsi, en utilisant ce type d’indicateurs, on tient compte du fait que les prises de position des citoyens sur des enjeux démocratiques ne sont pas uniquement conditionnées par des croyances ou des valeurs inébranlables et qu’elles peuvent fluctuer en fonction de conditions particulières (Myers et O'Connor, 1998 ; Weyland, 2000). La profondeur des convictions est ici mesurée en analysant si, de manière hypothétique, les sondés ajouteront des bémols à leurs préférences démocratiques (sur la liberté d’expression et d’organisation) en cas de conjoncture difficile (par exemple, alors que d’importantes permutations sociales secouent leur pays).
Lorsqu’ils s'adonnent à la création de typologies, les chercheurs tentent habituellement de créer des catégories qui sont à la fois exhaustives et mutuellement exclusives. Nous transgressons cette règle en proposant une quatrième catégorie qui pourrait très bien accueillir des indicateurs appartenant à l’un des trois types présentés jusqu’ici. La pertinence de cette quatrième catégorie « non exclusive » vise à souligner l’utilisation, dans les grandes enquêtes, d’indicateurs qui tiennent compte de l’histoire et des particularités culturelles des pays dans lesquels ils sont employés. Ce type d'indicateurs met ainsi quelque peu de côté les considérations pratiques et théoriques au profit de particularités plus « régionales ». En effet, ces indicateurs s'inspirent de la
« réalité » et du bagage culturel propre aux pays où ont lieu les enquêtes.
Concrètement, les sondeurs cherchent à mettre en opposition, d'une part, les valeurs répandues dans une région (par exemple, l'islamisme dans le monde arabe et le confucianisme en Asie du Sud-Est) et, d'autre part, les idéaux
démocratiques. L’inclusion d’indicateur de ce type permettra d'évaluer s'il existe des tensions entre les deux. Ce principe s'inspire très largement des travaux sur les difficultés que représenterait « l'importation » de la démocratie dans des régions où fleuriraient des valeurs « locales » qui seraient défavorables à cette dernière.
L’une des raisons pour lesquelles nous plaçons les indicateurs qui font référence au contexte socio-historique dans une catégorie à part vise à souligner le potentiel de ceux-ci à dévoiler des subtilités des opinions qui passeraient probablement inaperçues si des indicateurs plus « universels » étaient utilisés.
Ces indicateurs référentiels, parfois difficiles à utiliser à grande échelle ou à remplacer par des questions équivalentes dans des contextes culturels différents, sont utiles en démontrant que les raisons de l’attachement à la démocratie sont aussi sinon plus nombreuses, que les indicateurs utilisés pour les révéler.
La typologie que nous proposons sert à schématiser les indicateurs qui sont employés dans les enquêtes où on mesure les opinions des citoyens sur la démocratie. Même si cette typologie n'est pas parfaite, elle permet tout de même de mieux différencier les nombreux indicateurs destinés à mesurer l’appui à la démocratie. D’ores et déjà, nous devons exprimer notre intérêt pour les indicateurs qui, par leur nature, reconnaissent que l’appui à la démocratie est un concept qui comporte de multiples facettes et qui, dans certaines situations, pourra fluctuer en fonction des circonstances. Pour le moment, nous pouvons affirmer que l’exercice de typologie que nous avons effectué nous permet aussi d’évaluer quelques-unes des possibilités qui s’offrent à nous en vue d’une analyse de la question de l’appui à la démocratie au Guatemala et ailleurs en Amérique centrale. Avant de nous lancer dans l’analyse des opinions, intéressons-nous aux spécificités des instruments de mesure qui sont utilisés dans cette région.
2.4 Représentativité, équivalence et comparabilité dans les deux plus