La « démocratie » dans la culture politique guatémaltèque
Encadré 1.3 Ces citoyens qui tournent le dos aux scrutins
Existe-t-il un profil type des abstentionnistes ?
Dans son enquête de 2010, le LAPOP interrogeait les Guatémaltèques afin de savoir ce qu’ils feraient si une élection présidentielle avait lieu dans les jours suivant l’entretien. Quelles seraient leurs intentions ? Resteraient-ils à la maison ? Voteraient-ils pour le candidat associé au président « sortant » ? Appuieraient-ils le candidat de l'opposition ? Ou encore, annuleraient-ils leur vote ? À cette question, 16% des sondés affirmèrent qu’ils s'abstiendraient de participer au scrutin. De ceux-ci, la majorité (61%) était inscrite sur les listes électorales, laissant ainsi entrevoir des raisons autres que légales pour expliquer leurs intentions.
En procédant à des comparaisons entre les opinions et les caractéristiques des sondés qui affirmaient qu’ils se rendraient aux urnes à celles des sondés qui répondaient qu’ils ne voteraient pas, nous obtenons des informations intéressantes. Dans un premier temps, la participation électorale (ou, plus précisément, l’idée de participer à un scrutin) se veut en grande partie une affaire de genre. En effet, chez les abstentionnistes
« virtuels », les femmes (62%) surpassent facilement les hommes, une situation notable alors que l’écart (-4%) entre les femmes et les hommes qui affirmaient avoir exercé leur droit de vote à l’élection de 2007 était beaucoup moins important. Évoquer une situation hypothétique où le citoyen doit se déplacer et faire un choix semble ainsi impliquer une difficulté ou quelque chose de contraignant. À ce titre, soulignons la proportion élevée, chez les abstentionnistes, de sondés qui ont plusieurs enfants, qui ne travaillent pas, qui sont âgés de 55 ans et plus ou encore qui ne sont pas instruits.
Outre les variables ou les contraintes lourdes, nous observons de façon complémentaire que les abstentionnistes affichent souvent des attitudes qui témoignent d’un détachement du jeu politique. Par exemple, ceux et celles qui affirment qu’ils ne voteraient pas sont peu enclins à participer à la vie politique municipale, que ce soit en prenant part à des assemblées ou en proposant des solutions à des problèmes qui affectent leur communauté. Par ailleurs, les abstentionnistes virtuels sont nombreux à affirmer n’être aucunement intéressés par la politique ou encore à ne pas utiliser Internet.
À l’écart de la vie politique, on retrouve chez les abstentionnistes une proportion importante de citoyens qui affirment n’avoir aucune confiance en les élections, le système de justice et les tribunaux.
Malgré ces caractéristiques, trouver un profil typique de l'abstentionniste n’est pas aussi simple que cela puisse paraître. Notons que celui-ci et le votant virtuel suivent l’actualité à peu près à la même fréquence, ne disposent pas de revenus très différents et ne se déclarent pas plus souvent Indien que Ladino.
Bien qu’ils se démarquent sur plusieurs points, l'abstentionniste partage par moment des attitudes « critiques » ou contestataires avec les votants qui appuieraient un candidat de l'opposition et démontrent, à d’autres occasions, des opinions de méfiance similaires à celles exprimées par ceux qui annuleraient leur vote.
Ce qui distingue le mieux l’abstentionniste est la distance qu’il maintient par rapport au monde politique, en affirmant instinctivement, même s’il agirait autrement dans la vraie vie, ne pas vouloir prendre part à un scrutin. En fait, s’il n’est pas plus répandu qu’ailleurs, « l’instinct » de non participation semble être particulièrement concentré chez certains groupes. Dans aucun autre pays d’Amérique centrale retrouve-t-on une proportion aussi élevée de femmes qui affirment qu’elles s’abstiendraient de voter si une élection présidentielle avait lieu.
1.6 Conclusion
Dans ce chapitre, nous nous sommes intéressés à quelques caractéristiques importantes de la « personnalité politique » des Guatémaltèques.
Notre discussion nous a permis de brosser un premier tableau de la culture politique du Guatemala. En tentant de dégager certaines spécificités propres à ce pays, nous avons observé, entre autres, que les citoyens tendent à faiblement appuyer et à prendre position sur la « démocratie », à participer timidement aux processus électoraux, à se tenir à l’écart des partis politiques et à afficher une méfiance envers les institutions sur lesquelles repose la démocratie. À première vue, ces caractéristiques laissent entrevoir des comportements et des opinions qui sont difficilement conciliables avec une culture de la démocratie.
Afin d’éviter les conclusions précipitées et de réfléchir à une démarche de recherche en vue de l’analyse de notre thème principal de recherche, nous avons dégagé deux éléments clés des débats sur les liens entre la culture et la démocratie. Le premier de ces éléments consiste à rendre la compréhension des opinions, des valeurs et des comportements politiques indissociables du contexte politique dans lequel ils sont relevés. En nous intéressant au cas des « sans-réponses » dans les sondages d’opinion, nous avons notamment abordé le phénomène de la « perplexité démocratique » et l’expression de ce dernier dans un environnement de flou autour de la notion de démocratie. Ce flou est notamment alimenté par un contexte politique où le mot « démocratie » a longtemps été employé pour décrire des régimes qui n’appliquaient que très peu les principes de droit et de liberté. L’ambigüité ressentie face aux questions traitant d’appui et de satisfaction envers « la démocratie » s’accompagne d’une difficulté, chez les sondés, à identifier ce que représente cet objet ou encore d’un doute quant à l’existence d’un régime démocratique dans leur pays. Comme nous
l’observions, la perplexité démocratique est plus courante chez les citoyens qui se tiennent à l’écart du jeu politique que chez ceux qui y participent.
Dans la dernière partie de ce chapitre, nous avons porté notre attention sur un deuxième élément qui ressort des débats théoriques autour du lien entre la culture et la démocratie. Cet élément, ou piste d’investigation, nous incite à décortiquer nos objets de recherche, de voir au-delà des premières apparences, à les regarder sous plusieurs angles, en d’autres mots, à les analyser avec nuance. Nous avons procédé à cet exercice en nous intéressant à la question de la participation politique des Guatémaltèques. Comme nous l’avons vu, bien que la participation électorale soit plus faible au Guatemala qu’elle ne l’est ailleurs dans la région centraméricaine, cela ne veut pas dire pour autant que la culture politique dans ce pays soit marquée de passivité et d’apolitisme. Si on se fie aux résultats de sondages, il semble plus approprié de voir la culture politique guatémaltèque comme quelque chose de divisée entre, d’une part, ceux qui participent au jeu politique (en votant, en participant à des réunions où on discute des problèmes des communautés etc.) et, d’autre part, ceux qui s’en abstiennent.
Cette division est notamment observable entre les hommes et les femmes, entre les Indiens et les Ladinos ainsi qu’entre les citoyens des régions et ceux de la capitale. En faisait preuve de nuance, nous avons évité de décrire les citoyens comme étant simplement « apathiques » et « désintéressés » ; nous avons tenté de mettre en évidence quelques particularités des attitudes participatives.
Comme nous le sous-entendions, le fait que la participation politique s’organise en grande partie à l’écart des partis politiques, que de nombreux citoyens ne participent pas à la vie politique ou encore que plusieurs sondés ne s’expriment pas ouvertement sur la « démocratie » ne justifient pas l’étiquetage de la culture politique guatémaltèque comme étant « autoritaire » ou incompatible avec la démocratie.
Bien que très sommaires, ces premières observations nous aident à mettre en lumière quelques aspects importants de la culture politique à laquelle nous nous intéressons. Avant d'entamer une discussion plus profonde sur l’appui à la démocratie au Guatemala, une parenthèse méthodologique est de mise. Celle-ci nous permettra notamment d’analyser quelques aspects techniques des données quantitatives que nous utilisons dans cette thèse. Dans le prochain chapitre, nous étudierons plus précisément les diverses méthodes employées dans les sondages d’opinion afin de mesurer le niveau d’appui à la démocratie, un sujet que nous avons à peine effleuré jusqu’à présent. Comme nous le verrons,
certaines méthodes et certains indicateurs de recherche nous permettent précisément de poursuivre nos recherches en gardant en tête l’importance particulière du contexte et des nuances dans l’analyse des comportements et des opinions.