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Crises  et  temporalité  courte  de  l’appui  aux  mesures  qui  portent  préjudice à la démocratie préjudice à la démocratie

Le temps court des opinions

3.2  Crises  et  temporalité  courte  de  l’appui  aux  mesures  qui  portent  préjudice à la démocratie préjudice à la démocratie

Les situations de crise constituent une menace sérieuse pour la démocratie dans la mesure où les règles et les droits associés à cette dernière peuvent rapidement devenir accessoires (voire contraignants) afin de rétablir le cours normal des choses. Puisque nous nous intéressons à la question de l’appui à la  démocratie, examinons de quelle façon les citoyens réagissent et prennent position vis-à-vis des mesures « fortes » qui sont empruntées par les gouvernements (ou autres acteurs) lors de circonstances exceptionnelles.

Par souci de clarification, il est important de préciser ce que nous entendons par les termes que nous employons dans la présente section. Bien qu’il  existe  divers  types  de  mesures,  soulignons,  de  façon  générale,  qu’une  mesure  forte  ou  extraordinaire  mène  à  la  suspension  ou  à  l’élimination  de  procédures habituelles, de règles ou de droits politiques ou civils. Une telle mesure, qu’elle soit constitutionnelle ou non, peut également mener à un usage

de la force et de la répression qui est plus accru que dans des circonstances habituelles. Dans nos recherches, nous nous intéressons notamment aux coups d’État civils, un exemple sans équivoque de mesure extraordinaire qui combine à la  fois  la  suspension  des  droits  et  l’emploi  de  la  répression.  Peut-être moins importante en termes de conséquences négatives, une mesure forte peut tout aussi bien se limiter à la restriction de certains droits ou, du moins, à ceux de certains groupes politiques ou sociaux mais sans toutefois engendrer des bouleversements politiques majeurs.

Par le terme « circonstances exceptionnelles », nous entendons une situation  où  d’importantes  agitations  secouent  les  domaines social et politique, requérant ainsi l’adoption de moyens afin de corriger la situation ou prévenir de  plus  profondes  perturbations.  D’entrée  de  jeu,  précisons  qu’un  ralentissement  marqué  de  l’économie  ne  représente  pas,  à  lui  seul,  une  « circonstance exceptionnelle ». Une telle précision s’impose puisque les recherches effectuées  minimisent  la  force  du  lien  entre,  d’une  part,  les  crises  économiques  et  l'évaluation négative que font les citoyens de la situation économique et, d’autre  part,  l’appui  à  la démocratie et à ses institutions (Chu et al., 2008 ; Remmer, 1991 : 789). De plus, bien qu’il soit connu que certaines personnes se montrent  moins enclines à vouloir protéger les droits des minorités durant les périodes économiques creuses, une telle réaction ne serait pas partagée par une forte proportion  d’individus,  notamment  par  ceux  qui  sont  généralement  tolérants  envers les minorités (Lavine, 2005). Finalement, même si certains chercheurs notent  une  diminution  de  l’appui  à  la  démocratie  lors  de  conjonctures économiques très défavorables (Lagos, 2003 : 167), il est tout à fait envisageable que cette diminution soit plus étroitement liée à la satisfaction des citoyens envers  les  solutions  institutionnelles  apportées  qu’au  contexte  économique  en  tant que tel. Comme nous le soulignent Feldman et Stenner (1997), en termes d’appui aux valeurs autoritaires, l’effet qu’engendrent les perturbations sociales et  politiques  est  plus  important  que  celui  provoqué  par  les  problèmes  d’ordre  économique.

L’état de crise, qui est généralement lié aux circonstances exceptionnelles, affecte les citoyens dans l’optique où ceux-ci pourraient se sentir directement ou indirectement menacés par la situation. Ce sentiment de vulnérabilité — ou le simple souhait qu’un retour à la normale se produise dans les plus brefs délais —

tend  à  affaiblir  l’importance  accordée  aux  droits  et  aux  procédures  démocratiques.  La  menace  et  l’instabilité  favoriseraient  ainsi  chez  plusieurs  citoyens l’appui à des mesures restrictives, voire autoritaires. Sous une menace sérieuse, de nombreux citoyens se transformeraient en « autoritaires de circonstance » (Doty, 1991 : 639).

La réaction provoquée par les attentats terroristes de 2001 aux États-Unis peut certainement être évoquée comme exemple. Immédiatement après les attentats organisés par un groupe de fanatiques musulmans, la confiance des Américains à  l’endroit  du président Bush, mais surtout l’appui  de ceux-ci à des mesures restrictives en matière de droits (telles les arrestations préventives), atteignirent des niveaux historiquement élevés (Chanley, 2002 : 469 ; Landau, 2004 : 1138 ; Kam et Ramos, 2008 : 619). Après les attentats du 11 septembre, une  forme  de  consensus  se  forma  également  autour  d’une  utilisation  peu  encadrée de la répression afin de prévenir des nouvelles attaques. Dans les semaines suivant les évènements, une très forte proportion d’Américains accepta  l’idée  que  les  personnes  soupçonnées  de  terrorisme  à  l’étranger  soient  tout  simplement éliminées (Huddy, 2002 : 425).

Des réactions similaires furent aussi observées précédemment aux États-Unis, et plus particulièrement après l’attentat qui secoua Oklahoma City en 1995. 

Face à une menace diffuse (puisque l’auteur et le motif de l’acte terroriste qui tua  plus de cent-cinquante personnes demeurèrent inconnus pendant un certain temps), une majorité des sondés interrogés lors d’une enquête nationale se disait  disposée à restreindre ses propres droits si une telle mesure éliminait les risques de menace (Kuzma, 2000 : 196). Dans un grand nombre d’études, l’appui à des  mesures extraordinaires (et préjudiciables pour les droits) est expliqué par un souhait  des  citoyens  de  retrouver  une  tranquillité  d’esprit  perdue  depuis  l’apparition de la menace103.

103 Pour ne citer que quelques auteurs qui s'intéressent à l'anxiété et à l'autoritarisme (ou des aspects liés à celui-ci), rappelons les travaux de Perrin (PERRIN Andrew J. « National Threat and Political Culture: Authoritarianism, Antiauthoritarianism, and the September 11 Attacks ». Political Psychology, 2005, vol. 26, n° 2, p. 167-194), Adono et al. (ADORNO T.

W. Adorno et al. The Authoritarian Personality. New-York : Harper & Brothers,1959, 990 p.), McClosky et Brill (McCLOSKY Herbert et BRILL Alida. Dimensions of Tolerance: What Americans Believe about Civil Liberties. New-York : Russell Sage Foundation, 1983, 512 p.) ainsi que McClosky et Schaar (McCLOSKY Herbert et SCHAAR John H. « Psychological Dimensions of Anomy ». American Sociological Review, 1965, vol. 30, n° 1, p. 14-40). Les

Des explications additionnelles liées aux risques nous aident à comprendre comme exemple un contexte où des attaques terroristes seraient imminentes), les citoyens seront portés à choisir des solutions périlleuses (pensons aux conséquences négatives que peuvent entraîner sur les principaux concernés les restrictions en matière de droits et libertés) afin de prévenir de nouvelles pertes.

Selon la logique de ladite théorie, la prise de décisions risquées devient plus acceptable  en  situation  difficile  puisque  les  citoyens  cherchent  d’abord  à  consolider leurs acquis ou à récupérer leurs pertes plutôt qu’à multiplier les gains. 

En d’autres mots, nous pouvons  avancer que, suite à un attentat terroriste, les citoyens acceptent plus facilement de limiter leurs droits (ce qui constitue un risque ou un coût) si cette mesure peut éliminer les chances d’attaques futures  ou mener à l’arrestation de terroristes (une forme de récupération des pertes)105.

« L'hypothèse du sauvetage », selon laquelle les citoyens donnent leur appui à des mesures extraordinaires lorsqu’ils se sentent vulnérables, est aussi  empruntée  par  Kurt  Weyland  afin  d’expliquer  des  phénomènes  qui  se  sont  produits en Amérique  latine.  C’est  en  rappelant  l’importance  du  contexte,  ou  plutôt celle des « conditions préexistantes » (1998 : 563), que Weyland démontre lecteurs qui souhaitent en connaître davantage  sur  la  question  de  l’anxiété  et  des  comportements  électoraux,  d’une  perspective  plus  globale,  pourront  notamment  consulter  l’œuvre suivante : MARCUS George E., NEUMAN Russell W. et MACKUEN Michael.

Affective Intelligence and Political Judgement. Chicago : The University of Chicago Press, 2000, 199 p.

104 Même si nous abordons la question des circonstances extraordinaires sous un angle différent de celui choisi par Michel Dobry dans son analyse de la sociologie des crises, nous pouvons tout de même emprunter quelques-uns de ses termes. Les circonstances ordinaires  que nous décrivons sont, d’une certaine manière, similaires aux  « conjonctures routinières »  décrites  par  Dobry.  C’est  dans  une  «  conjoncture  fluide », où il existe une

« incertitude » accrue et où plusieurs « coups » se produisent, que des mesures fortes semblent  avoir  le  plus  de  chance  d’être  acceptées.  Voir  DOBRY  Michel. Sociologie des crises politiques. Paris : Les Presses de Sciences Po, 2009, 383 p.

105 Les lecteurs intéressés par la question  pourront  aussi  consulter  l’article  suivant  :  LEVY  Jack. « Prospect Theory, Rational Choice, and International Relations ». International Studies Quarterly, 1997, vol. 41. n° 1, p. 87-112.

habilement, dans les années quatre-vingt-dix, que de nombreux Latino-Américains ont appuyé des politiques néolibérales drastiques106.  L’ampleur  de  l’instabilité  économique,  l’urgence  d’agir,  de  prévenir  de  nouvelles  pertes  financières favorisèrent l’appui à  des politiques radicales parmi des populations  désavantagées qui ne pouvaient tout simplement plus continuer à souffrir  d’un  contexte économique particulièrement menaçant.

Figure 3.1 La courbe en S de la théorie des perspectives

Notes : La forme presque droite de la partie inférieure de la courbe ainsi que la convexité de celle-ci dans sa partie supérieure laissent croire que la perte d’un montant x sera perçue (en terme  de  valeur)  comme  étant  plus  dommageable  qu’un  gain  du  même  montant  pourrait  apporter en bénéfices, d’où l’aversion au risque. Comme le résument Quattrone et Tversky, 

« une caractéristique de la fonction de valeurs est que les pertes comptent plus que les gains ». (QUATRONNE Georges A. et TVERSKY Amos. « Contrasting Rational and Psychological Analyses of Political Choice ». The American Political Science Review, 1988, vol. 82, n° 3, p. 724). Cette précision est illustrée dans la partie de droite du graphique où l’axe  horizontale  représente  des  euros  et  l’axe  verticale  représente  la  satisfaction  (ou  l’insatisfaction) liée aux montant d’argent. Alors que le gain d’un euro équivaut à trois unités  de satisfaction, la perte de même montant équivaut à quatre unités d’insatisfaction.

Bien que le contexte et la nature de la menace soient différents, il existe un certain nombre de cas en Amérique latine où les circonstances ont amené les citoyens à appuyer des solutions extraordinaires qui ont eu des effets directs sur la  démocratie.  Alors  qu’il  étudia  les  coups  d’État  civils,  Cameron  observa  que 

106 A priori, ces politiques ne sont pas directement liées à la démocratie.

l’appui  à  ces  derniers  était  fortement  influencé  par  les  circonstances.  Plus  précisément, le chercheur observa que  l’impression  qu’une  profonde  crise  se  jouait,  tendait  à  convaincre  certains  acteurs  de  l’utilité  de  pratiques  autoritaires  afin d’assurer une stabilisation politique (1998 : 221). Pour reprendre les termes de Kahneman et Tversky (1979), la marche à suivre pour rétablir la stabilité politique  est  choisie  en  fonction  d’un  « point de référence » qui, lui, dans un contexte  donné,  peut  s’avérer  en  être  un  de  crise,  de  menace  imminente  ou  d’impasse politique. 

Il est jusqu’ici tout à fait pertinent de croire que les circonstances jouent un rôle important dans le soutien à des mesures « fortes » dont les conséquences peuvent nuire aux droits et à la démocratie. Cependant, si les circonstances influencent la marche à suivre, il faudrait donc s’attendre à ce que l’appui à des mesures  extraordinaires  s’atténue  considérablement  au  fur  et  à  mesure  que  la  situation  se  normalise.  Le  point  de  référence  n’étant  plus  le  même  (ou,  pour  reprendre les termes de Weyland, le « sauvetage » ayant eu lieu), les citoyens pourraient donc se raviser et soutenir des politiques mieux adaptées aux nouvelles  circonstances.  Ceci  dit,  si  l’appui  « collectif » à des mesures extraordinaires (tels un coup d’État, la fermeture d’un parlement ou la suspension  de la liberté de parole) est circonstanciel, il est, par le fait même, contraint à une durée de vie limitée.

Dans  ces  recherches,  en  plus  d’observer  que  les  attitudes  politiques  sont  généralement stables et que seules les « catastrophes » semblent pouvoir soudainement les affecter, Almond souligne que les variations importantes des comportements se produisent sur de courts laps de temps (1990 : XIV). La temporalité  courte  des  attitudes  atypiques,  et  par  exemple  de  l’appui  aux  mesures  extraordinaires  qui  affectent  la  démocratie,  peut  s’expliquer par divers facteurs.

L'alignement soudain des opinions en faveur de mesures fortes est comparable à une forme de cohésion politique. Bien qu’elle évoque des images  très nationalistes, l’expression « se ranger sous le drapeau » résume assez bien le phénomène  qui  tend  à  se  produire  lorsqu’une  menace  imminente  met  (ou  semble sérieusement mettre) en péril la sécurité des citoyens, des institutions du pays,  etc.  Ce  phénomène  aplanit  les  divergences  d’opinions  et  les  différences  partisanes alors qu’un grand nombre de citoyens se rangent derrière une cause

« unificatrice », derrière un leader, derrière un type de mesures. Ce phénomène reste toutefois éphémère ou, au mieux, temporaire.

Les clivages qui sont normalement observables (c’est-à-dire, lorsqu’aucune  crise  majeure  n’affecte  un  pays),  ne  peuvent  être  complètement  effacés  sous  l’effet d’une conjoncture difficile. Pensons par exemple à la réaction des citoyens  qui sont habituellement opposés à un gouvernement mais qui offrent leur soutien uniquement pour que ce dernier circonscrive une menace bien identifiée.

Assurément, ces « supporteurs  d’occasion » retireront leur appui dès que le cours normal des choses sera rétabli. Par ailleurs, malgré la volonté et la nécessité  d’agir  avec  fermeté  dans  un  dossier,  les citoyens (ce qui inclut les partisans  d’un  chef  au  pouvoir)  s’attendent  aussi  à  ce  que  le  gouvernement  s’occupe des enjeux parallèles. Songeons aux partisans d’un gouvernement qui,  après un moment, réévalueraient leur appui à des mesures extraordinaires alors que surgissent de nouveaux problèmes (par exemple, un important recul de l’emploi) auxquels le gouvernement donnerait peu d’importance afin de s’occuper  d’une menace principale (par exemple le terrorisme, des tensions extrêmes entre  les citoyens et les institutions de l’État, etc.). 

La temporalité courte des appuis est aussi fondée sur des compromis implicites que font les citoyens en soutenant des mesures extraordinaires. En acceptant  une  réduction  de  leurs  droits,  les  citoyens  s’attendront  à  ce  que les mesures adoptées soient efficaces et contribuent à mettre fin à l’état de crise. Il  est à parier que les affiliations politiques seraient peu efficaces pour maintenir la cohésion évoquée plus haut si, après quelque temps, les mesures devenaient contraignantes  (pour  un  grand  nombre  d’individus)  et  que  les  acteurs  responsables de la crise continuaient à opérer à leur gré. En fait, plus le temps passe, plus il est difficile pour un gouvernement de démontrer que les mesures choisies sont parfaitement équilibrées et adaptées à la situation qui, elle, peut continuer à évoluer.

Plus  le  temps  s’écoulera,  plus  un  gouvernement  ne  devra  également  convaincre ses citoyens du bienfait des mesures restrictives qu’il a empruntées. 

Les risques demeurent toutefois considérables : si un gouvernement, un chef d’État ou un groupe d’acteurs peuvent retirer un fort appui en « capitalisant » sur une menace, ils peuvent très rapidement se trouver dans une position de vulnérabilité accrue. En fait, dès les premiers instants d’une crise, si les mesures

proposées sont jugées excessives par rapport à l’évaluation que font les citoyens  de la menace, une cohésion contre le gouvernement (ou les preneurs de décisions) pourrait se former. Néanmoins, advenant que les moyens mis en œuvre  soient  jugés  adéquats,  l’appui  « collectif » à ces derniers sera vraisemblablement de courte durée.

La  contrainte  temporelle  de  l’appui  aux  mesures  extraordinaires  (telle  la  fermeture d’un parlement) est aussi liée à la fonction même de ces mesures : aux yeux des citoyens, elles doivent servir principalement à mettre fin à une situation incertaine plutôt qu’à revoir l’ensemble des structures, des règles et des droits. 

Bien  qu’il  puisse  y  avoir  de  lourdes  conséquences,  l’appui  à  des  mesures 

« fortes » n’a donc pas automatiquement une implication systémique. Comme le soulignent Myers et O’Connor dans leur étude sur les opinions (recueillies dans  les années soixante-dix et quatre-vingt-dix) au Venezuela, pour de nombreux Vénézuéliens,  l’intermission  ponctuelle  des militaires dans la sphère politique n’est  pas  quelque  chose  d’incompatible  avec  la  démocratie,  et  ce,  dans  la  mesure où l’intervention des forces armées s’avère parfois être l’ultime solution à  une impasse politique (1998 : 193).

La  vision  d’un  citoyen  latino-américain  qui  appuie  un  coup  d’État  civil  et  celle d’un observateur étranger qui tente de comprendre ce phénomène politique  risquent de diverger. Alors que le soutien à des mesures extraordinaires prendra l’aspect  d’une  fin  (le  dénouement  d’une  crise politique) aux yeux des soutiens d’un gouvernement qui prend des mesures extraordinaires, il sera probablement  interprété depuis l’étranger comme un moyen (l’instauration d’un nouveau régime  politique). Dans les termes de la théorie de la dépendance du sentier107, si le coup d’État est une « jonction critique » pour l’observateur étranger, il ne pourrait  bien être pour un soutien « national »  qu’une  mesure  contextuelle  qui  vise  à  éviter que le pays s’engage sur une voie irréversible et incertaine. 

107 Les lecteurs intéressés pourront consulter les travaux de Mahoney et de Collier et Collier afin d’apprécier l’utilisation de la théorie de la dépendance du sentier pour comprendre des  évolutions  propres  à  l’Amérique  latine.  Voir : MAHONEY James. The Legacies of Liberalism. Path Dependence and Political Regimes in Central America. Baltimore : The Johns Hopkins University Press, 2001, 396 p. et COLLIER Ruth Berins et COLLIER David.

Shaping the Political Arena. Critical Junctures, the Labor Movement, and Regime Dynamics in Latin America. Princeton : Princeton University Press, 1991, 877 p.

Sans prétendre qu’un coup d’État n’est qu’un simple « épisode contingent » (Abbott, 2001 : 296) ou un « petit évènement historique » (Zimmermann, 2010 : 74) aux yeux des soutiens nationaux, il servira principalement, pour nombre de ces  derniers,  à  rétablir  l’ordre habituel  des  choses  plutôt  qu’à  transformer  le  système politique en profondeur. Peut-être  n’est-ce  qu’une  question  d’interprétation attribuant ainsi aux mesures extraordinaires un impact limité sur 

« le temps long du parcours »108. Si la bifurcation est provoquée par les mesures extraordinaires, elle se produira sur une courte durée et n’engagera pas le pays  sur une voie diamétralement différente à celle déjà empruntée avant que n’éclate  la crise. La Figure 3.2 illustre deux parcours ponctués de bifurcations. Si le parcours  de  gauche  est  ans  doute  plus  près  de  l’interprétation  que  ferait  un  observateur  étranger  d’un  coup  d’État,  celui  de  droite  est,  quant  à  lui,  plus  représentatif de la pensée d’une personne qui appuierait un coup d’État dans son  pays.

Figure 3.2 Les bifurcations : une question de perception et d’interprétation ?

Notes : Les deux parcours ci-dessus sont similaires à ceux employés par Abbott (ABBOTT Andrew. Time Matters. On Theory and Method. Chicago : The University of Chicago Press, 2001, 318 p.) pour illustrer des exemples de « turning points ». Dans le parcours de gauche, le chemin poursuivi après la bifurcation (zone en rouge) est considérablement différent de celui  qui  aurait  été  emprunté  si  aucune  bifurcation  n’avait  eu  lieu  (ligne pointillée). Dans le parcours  de  droite,  la  bifurcation  n’a  pas  eu  un  impact  considérable  sur  la  poursuite  du  chemin.

108 Cette expression est empruntée à Claire Bidart (BIDART Claire. « Crises, décisions et temporalités : autour des bifurcations biographiques ». Cahiers internationaux de sociologie, 2006, vol. 120, n° 1, p. 29-57).

Il  est  clair  que  notre  objectif  ici  n’est  pas  de  s'interroger  sur  les  conséquences réelles que peuvent avoir des mesures extraordinaires sur la démocratie.  En  revanche,  notre  discussion  a  pour  but  de  démontrer  qu’en  plus  d’être  de  courte  durée  et  circonstanciel,  l’appui  à  de  telles  mesures  fortes  provoque, aux yeux de certains, des conséquences beaucoup moins importantes que celles qui sont parfois évoquées dans les médias à l’étranger. Comme nous  le verrons plus loin en comparant les cas du Guatemala, du Pérou et du Honduras,  pour  qu’un  appui  « collectif »  à  des  coups  d’État  se matérialise,  des  conditions assez précises doivent être au rendez-vous. Dans la prochaine section nous verrons, en étudiant le cas de l’autogolpe de 1993, de quelle façon il a été impossible pour le président Jorge Serrano d’obtenir l’aval des citoyens afin de  mener à bien ses réformes « extraordinaires ».

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