La « démocratie » dans la culture politique guatémaltèque
Encadré 1.1 Les évangélistes et les autochtones sont-ils vraiment moins démocrates que les catholiques et les Ladinos ?
1.4 Le contexte : la toile de fond de l’étude de la culture politique et des opinions opinions
L’une des approches que nous privilégions dans cette thèse consiste à voir les opinions comme l’expression d’attitudes qui trouvent leur sens lorsqu’on les met en relation avec leur environnement. Puisque nous étudions une culture politique qui serait caractérisée par une faible inclination démocratique, cette approche nous amène à nous interroger simultanément sur la démocratie et sur la perception des Guatémaltèques de celle-ci. De fait, alors que plusieurs Guatémaltèques sont incapables d’indiquer ce que représente la démocratie à leurs yeux, d’autres croient simplement qu’elle n’est pas encore implantée dans
leur pays. Soulignons notamment que ces prises de position, observées en analysant les résultats de sondages d’opinion, se manifestent dans un contexte particulier où le terme « démocratie » a longtemps été employé pour désigner des gouvernements qui étaient peu ou aucunement démocratiques. Dans cette section, nous proposons au lecteur de se pencher sur les perceptions, les opinions et les non-opinions que les Guatémaltèques expriment dans les sondages sur cette « démocratie ». Afin de mieux comprendre les attitudes que nous observons, nous nous intéressons au contexte et, plus particulièrement, à certains épisodes historiques qui rappellent de quelle manière, au Guatemala, le terme « démocratique » possède une connotation très ambiguë.
Dans la première partie de ce chapitre nous avons comparé les niveaux d’attachement des sondés à la démocratie. Sur la base de quelques données de sondages nous avons constaté que les Guatémaltèques semblaient être moins inclinés vers cette dernière que ne l’étaient généralement les Latino-Américains des autres pays. Avant de conclure, sur la base de ces premières observations, que les Guatémaltèques sont fortement portés vers l’autoritarisme, nous devons, en plus de nous intéresser à la facette explicite des résultats de sondages, chercher à comprendre les éléments implicites attachés à ces derniers. Par exemple, si dans les enquêtes, les sondés du Guatemala démontrent peu d’appui à l’endroit de la « démocratie », il est intéressant de nous demander ce que ceux-ci entendent par cette « démocratie ». Étrangement, si les sondeurs interrogent couramment les citoyens sur leur attachement à la « démocratie » (un objet qui est hautement polysémique), il est plutôt rare qu’ils cherchent à savoir quelle signification « leurs sujets » donnent à cet objet.
Sur une période de treize ans (de 1995 à 2009) où il effectua des enquêtes annuelles, le Latinobarómetro interrogea les Guatémaltèques à quatre reprises afin de savoir ce que la démocratie signifiait pour eux. En 2006, la dernière année où les enquêteurs du groupe s’intéressèrent à la question, ils observèrent que les sondés attribuèrent à la démocratie une signification qui était principalement liée aux idées de droit et liberté (31%), d’égalité et de justice (8%) et de paix et d’unité (6%). Au-delà de ces réponses explicites, les sondeurs observèrent que de nombreuses personnes étaient incapables de définir la démocratie ou refusèrent tout simplement de communiquer ce que la démocratie représentait pour eux. En effet, à la question « Que signifie la démocratie pour vous ? », 28% des
Guatémaltèques indiquèrent ne pas savoir. Après le « droit et la liberté », cette réponse était la deuxième plus populaire. En additionnant les sondés qui étaient incapables de donner une réponse à ceux qui refusèrent simplement de communiquer leur opinion, les sondeurs obtinrent un taux de 41%.
Dans son enquête menée la même année, le LAPOP obtint des résultats analogues. Dans un premier jet de réponses, les sondés du Guatemala indiquèrent, parmi un choix d’une dizaine de caractéristiques, que la démocratie symbolisait à leurs yeux « la liberté » (16%), « la liberté d’expression » (13%),
« l’égalité » (5%), « être indépendant » (4%), etc. Après avoir identifié des caractéristiques principales, les sondés évaluèrent que la « liberté » (12%), la
« liberté d’expression » (11%), le « respect des droits de l’Homme » (8%) et
« l’égalité » (6%) figuraient aussi au nombre des traits de la démocratie.
Cependant, si la plupart des sondés pouvaient offrir des réponses précises, plusieurs étaient incapables de le faire. En effet, un sondé sur cinq (21%) informa les enquêteurs que, à ses yeux, la démocratie n’avait « aucune signification », une proportion plus élevée à ce que LAPOP enregistra ailleurs dans l’isthme centraméricain ou dans la plupart des pays où elle effectua son enquête.
À première vue, si les sondés qui indiquent que la démocratie n’a aucune signification pour eux semblent donner une réponse vide de sens et difficilement compréhensible, il en est tout autre. D’une part, ce type de réponse, très courant au Guatemala, nous donne des indications quant à l’ambigüité qui existe autour du terme « démocratie ». D’autre part, ce type de réponse nous indique la possibilité que de nombreux sondés soient détachés de la vie politique et de la démocratie, du moins de façon plus importante que cela peut être le cas chez ceux qui sont disposés à attribuer ouvertement une signification à la démocratie36. Rappelons que dans l’étude du LAPOP de 2006, la majorité des sondés qui étaient incapables ou qui ne souhaitaient pas donner une réponse précise n’étaient pas inscrits sur les listes électorales (ou n’avait pas voté lors de l’élection de 2003), étaient des femmes, affirmaient être complètement
36Rappelons ce qu’écrivait Françoise Subileau, « [on sait] que l’abstention, les non-réponse aux questions d’opinion et le refus même de répondre aux enquêtes ont partie liée : ce sont les mêmes groupes sociaux qui adoptent ce type de comportements. » (SUBILEAU Françoise. « L’abstentionnisme : apolitisme ou stratégie? » Les modèles explicatifs du vote / éd. par Nonna MAYER. Paris : L’Harmattan, 1997, p. 249).
désintéressés par la politique et affichaient des connaissances très limitées sur l’actualité et la géographie37.
Il est approprié de croire que « la démocratie », comme idéal ou dans sa pratique, renvoie à quelque chose de particulièrement ambiguë pour de nombreux Guatémaltèques, notamment chez ceux qui se tiennent à l’écart du jeu politique. Cette ambigüité s’observe dans divers sondages où les Guatémaltèques qui acceptent de participer aux enquêtes sont nombreux à ne pas donner leurs opinions sur des questions traitant de « la démocratie ». En fait, on observe que le taux de sans-réponses aux questions sur le sujet est généralement plus élevé au Guatemala qu’il ne l’est ailleurs en Amérique latine.
Tableau 1.3 Part des sondés qui ne prennent pas position sur les questions qui font référence à la « démocratie ». 2008.
Notes : NSP : Ne sait pas. SR : Sans-réponse. En général, les sondés qui répondent « qu’ils ne savent pas » sont beaucoup plus nombreux que ceux qui refusent simplement de répondre aux questions. Dans le tableau, le symbole « * » signifie que la part observée au Guatemala est supérieure à celle enregistrée dans les autres pays de la région latino-américaine. La moyenne « Amérique centrale » est celle de tous les pays de l’isthme, le Guatemala et le Belize (non inclus dans l’enquête) en moins. La moyenne « Amérique latine » est celle des 12 pays latino-américains où a été menée l’étude, l’Amérique centrale et le Guatemala en moins.
Source : Latinobarómetro, 2011.
37 Plus précisément, les sondés qui n’attribuèrent aucune signification à la démocratie démontrèrent une difficulté importante à identifier correctement le nom du président du congrès du Guatemala, le nom du président des États-Unis ou encore le nombre de départements que compte leur pays.
Cette même différence est enregistrée, que l’on mesure l’appui et la satisfaction de la démocratie ou encore que l’on cherche à connaître l’évaluation que font les sondés de cette dernière. Le tableau ci-dessous fait état de résultats qui laissent entrevoir, au Guatemala, une certaine « perplexité » ou une forme de malaise vis-à-vis de la démocratie qui serait plus prononcée qu’ailleurs.
L’écart que l’on observe entre le taux de sondés qui ne se prononcent pas (c’est-à-dire ceux qui choisissent l’option « je ne sais pas » ou qui refusent simplement de répondre aux questions) au Guatemala et celui enregistré en moyenne dans la région latino-américaine est important. Effectivement, en 2008, les Guatémaltèques étaient plus portés que le reste des Centraméricains et des Latino-Américains à ne pas prendre position sur la démocratie. La propension des Guatémaltèques à « l’abstention» n’est pas un phénomène isolé dans le temps. Dans les enquêtes menées en 2007 et en 2009, généralement les Guatémaltèques faisaient preuve davantage de réserve ou d’incapacité à prendre position comparativement à ce qui était observé dans les autres pays d’Amérique latine. En fait, dans des échantillons de même taille, le nombre de Guatémaltèques qui refusèrent de se prononcer était généralement de deux à trois fois plus important à ce que les sondeurs observèrent en moyenne dans les autres pays.
En nous interrogeant sur les différences entre les sondés du Guatemala et ceux des autres pays, nous pouvons notamment tenter de savoir si les « non » et les « pseudos» attitudes ont un rôle à jouer dans les résultats que nous observons. Il est effectivement important de reconnaître la possibilité que les Guatémaltèques soient plus « timides » que les sondés des autres pays, ce qui les amèneraient à partager moins ouvertement leurs véritables opinions alors que les sondeurs les interrogent sur la démocratie. En contrepartie, il est pertinent de reconnaître la possibilité que les sondés des autres pays soient plus portés à émettre une opinion alors qu’ils en n’ont pas forcément une. Pour reprendre les termes de Gilljam et Granberg (1993 : 335), nous pouvons nous questionner sur l’influence qu’auraient les « faux négatifs » (au Guatemala) et les « faux positifs » (dans les autres pays) sur les résultats que nous mettons en évidence. Bien qu’il
soit difficile de se prononcer sur le sujet38nous pouvons tout de même tenter d’en apprendre davantage sur les Guatémaltèques qui ne peuvent ou qui ne veulent prendre position sur la démocratie.
En procédant à des analyses croisées, on remarque notamment que les citoyens qui s’abstiennent de se prononcer ou qui n’ont pas d’opinion sur la démocratie partagent bien souvent des traits en commun. D’abord, soulignons qu’au Guatemala, la propension à refuser d’émettre une opinion sur la démocratie varie négativement avec le niveau d’instruction des sondés. Plus précisément, pour les questions qui figurent dans le Tableau 1.3, le taux de sans-réponses est plus élevé chez les sondés qui ont peu ou pas d’instruction que chez ceux qui ont poursuivi des études au-delà de l’école primaire. Le sexe et des caractéristiques linguistiques sont également des éléments à prendre en considération. En effet, alors que les femmes ont moins tendance à émettre leurs opinions que les hommes, les personnes dont l’espagnol n’est pas leur langue maternelle (ainsi que ceux qui affirment appartenir à une groupe autochtone) sont moins portés que les hispanophones « de naissance » (ou les « blancs ») à montrer une attitude tranchée sur la démocratie39. Le taux de sondés qui refusent d’opiner est aussi plus élevé chez les sondés qui résident dans les villes de taille moyenne qu’il ne l’est dans les petites et les grandes villes40. Tout aussi
38 Les données que le Latinobarómetro mettent à la disposition des utilisateurs sont très limitées. Ces limitations sont notamment dues aux types d’indicateurs que le groupe-baromètre utilise dans ses enquêtes, un thème que nous analyserons dans le chapitre 2. Il aurait été intéressant de savoir si les sondés qui ont ou qui n’ont pas une opinion sur la
« démocratie » ont des attitudes « consistantes » sur des aspects (par exemple, la liberté d’expression) plus précis liés à cette dernière. Les enquêtes menées par d’autres sondeurs nous permettent de faire des vérifications en ce sens. En consultant les données (2008) de la LAPOP au Guatemala nous observons que la moitié (ou plus) des sondés qui n’expriment pas leur préférence pour la « démocratie » prennent toutefois position lorsque les enquêteurs les interrogent sur des thèmes plus précis qui sont directement liés à la démocratie. Cette observation est fort intéressante puisqu’elle vient soutenir la thèse de la
« perplexité démocratique » que nous développons.
39 Rappelons les observations empiriques que faisaient Montenegro. Au Guatemala, les femmes et ceux qui n’ont pas l’espagnol comme première langue sont nombreux parmi les analphabètes. (MONTENEGRO Nineth. The Challenge of Women’s Political Participation in Guatemala [en ligne]. [Consulté le du 9 avril 2010]. Disponible sur :
http://www.idea.int/publications/wip/upload/montenegro-CS-Guatemala.pdf)
40 Dans leur étude sur les « sans-réponses », Michelat et Simon observaient en France dans les années quatre-vingt que le refus de prendre position dans les enquêtes était généralement plus marqué en milieu rural qu’il ne l’était dans les grandes villes. (MICHELAT Guy et SIMON Michel. « Les ‘sans-réponse’ aux questions politiques : rôles imposés et
intéressant, les sondés qui ont entre vingt-six et quarante ans ainsi que ceux qui ont 61 ans et plus sont plus portés que les sondés appartenant aux autres groupes d’âges à ne pas émettre une opinion, une spécificité du Guatemala puisqu’il est peu courant que les sondés des autres pays âgés de vingt-six à quarante ans soient autant portés que leurs aînés à ne pas exprimer leurs opinions.
Graphique 1.3 Distribution des sans-réponses en fonction du sexe, du niveau d’éducation et de l’âge. 2008.
Notes : La catégorie des sans-réponses comprend les sondés qui refusèrent de répondre et ceux qui affirmèrent ne pas avoir d’opinion à la question qui leur était posée. Les groupes de pays Amérique centrale et Amérique latine sont les mêmes que dans le Tableau 1.3.
Source : Latinobarómetro, 2011.
La proportion importante de sans-réponses au Guatemala par rapport à ce qui est enregistré ailleurs nous amène à nous interroger. Pourquoi les Guatémaltèques sont-ils moins enclins à prendre position sur la « démocratie » que ne le sont en moyenne les sondés des autres pays d’Amérique centrale ou compensation des handicaps ». L’Année Sociologique, 1982, vol. 32, p. 83). Les résultats obtenus par Latinobarómetro au Guatemala montrent un phénomène quelque peu différent, alors que les « ruraux » et les « urbains » ont un comportement similaire à ce niveau.
Toutefois, comme le notaient les chercheurs, les femmes guatémaltèques et ceux qui ont un faible niveau d’instruction ont effectivement moins tendance à prendre position sur la
« démocratie » que les hommes et les sondés qui ont complété des études secondaires ou post-secondaires.
d’Amérique latine. Il y a lieu de croire qu’une partie de la réponse provient de la structure de la population et des rapports que certains groupes sociaux entretiennent avec la « démocratie ».
Le taux élevé de l’analphabétisme41, reflété dans les enquêtes du Latinobarómetro où 33,5% des sondés guatémaltèques déclaraient en 2008 ne pas savoir lire et écrire, place le Guatemala dans une catégorie à part. Non seulement l’échantillon national du Guatemala est-il celui qui comprend le pourcentage le plus élevé d'analphabètes, mais il est aussi celui au sein duquel ceux qui ne savent ni lire ni écrire sont les moins portés à prendre position sur la
« démocratie ». En d’autres mots, l'analphabétisme semble peser lourd, amenant, plus qu’ailleurs, les sondés à esquiver (entre autres) les questions sur la démocratie que ce soit par choix, par inexpérience à s’exprimer sur le sujet ou simplement par difficulté (en prenant compte du rôle politique très limité qu’ils jouent en tant que citoyens marginalisés) à conceptualiser ce sur quoi on les interroge.
Les résultats d’enquêtes au Guatemala mettent en évidence une classe de citoyens qui occupent peu de place dans le jeu politique. Rappelons que chez les Guatémaltèques qui ont un faible niveau d’instruction, la proportion de sondés qui déclaraient en 2008 ne pas savoir si la démocratie était préférable aux autres formes de gouvernement atteignait près de 20%. En Amérique latine, une telle proportion n’était égalée ou légèrement dépassée qu’au Panama et au Pérou. Au Guatemala comme dans ces deux derniers pays, plusieurs citoyens semblent perplexes au moment de prendre position sur la démocratie. En contrepartie, chez ceux qui expriment une opinion, il existe une forme de détachement de la
« démocratie » en estimant, plus qu'ailleurs, qu’un gouvernement autoritaire puisse être préférable (dans certaines circonstances) et en affichant une indifférence marquée au sujet du type de régime politique sous lequel ils vivent.
Avant de conclure de trop rapidement que ces attitudes sont le reflet d’affinités profondes qu’auraient les Guatémaltèques avec les idéaux autoritaires, il faut
41 Parmi les pays sous enquête dans les études du Latinobarómetro, le Guatemala est le pays où le taux d’analphabétisme est le plus élevé chez les quinze ans et plus (Información estadística [Ressource électronique]. [Santiago] : Comisión Económica para América latina y el Caribe (CEPAL). [Réf. du 9 avril 2010]. Chili. Disponible sur :
http://www.eclac.cl/estadisticas).
d’abord considérer la variable contextuelle qui vient brouiller les pistes, jetant un flou sur ce que représente (ou pas) la démocratie aux yeux des citoyens.
Encadré 1.2 Part des sans-réponses dans l’enquête du