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Le plus grand général de son temps

chimérique : renouer la chaîne des temps

B) Le plus grand général de son temps

« Le plus grand, le plus sage, le plus généreux de mes ennemis est mort. »181 aurait dit Louis XIV à la mort de Charles V.

Le contraste est saisissant entre, d’une part, un personnage apprécié, voire admiré dans les territoires habsbourgeois, et brillant par son absence en Lorraine. En effet, la Lorraine n’a pas durant cette période perdu seulement son duc mais aussi les grandes familles de la noblesse lorraine qui pour certains voient leurs terres confisquées et accompagnent leur duc en exil.

Pour Léopold, les obsèques de Charles V sont donc l’occasion de rétablir le souvenir glorieux de son père. A la tête des armées impériales, il avait su secourir Vienne assiégée par les Turcs et ainsi mettre fin à l’invasion ottomane qui menaçait l’Europe en 1683.

Dans l’histoire de la Chrétienté, cette victoire constitue un moment fondateur auquel Charles V a contribué à l’inverse de Louis XIV absent. Une fois la marche des Turcs arrêtée, le duc de Lorraine à la tête des armées impériales a été chargé de consolider ce retournement de situation. Le duc Charles est ainsi parvenu à reconquérir les territoires perdus de l’empire Habsbourg : la Hongrie, la Slavonie et la Transylvanie en 1687.

Charles meurt trois ans après en 1690. En apparence, sa disparition ôte aux Lorrains l’espoir d’un possible retournement de la situation politique en Lorraine par une intervention militaire : « Privés du Prince excellent qu'ils chérissaient depuis son enfance, les Lorrains regrettèrent surtout en lui le représentant le plus glorieux de leur nationalité détruite et le vengeur longtemps attendu de leur indépendance opprimée. Sa mort leur sembla d'autant plus cruelle, qu'elle les livrait sans défense au joug de Louis XIV; et jamais ce joug n'avait été aussi pesant et plus détesté »182

C’est en tout cas, la thèse d’Haussonville, qui admiratif du génie militaire de Charles V, le voyait déjà reconquérir par les armes ses duchés : « Voyant le duc de Lorraine déjà parvenu sur les 180 Rogéville, Pierre-Dominique-Guillaume de. Dictionnaire historique des ordonnances et des tribunaux de la Lorraine et du

Barrois, Nancy, Veuve Leclerc, 1777. p. 41.

181 Haussonville, Jean (comte d’.). Histoire de la réunion de la Lorraine à la France, Paris, M. Lévy Frères, 1860, vol 3. p. 387 182 Ibid., p.241.

bords du Rhin, nul n’avait douté parmi ses anciens sujets, qu’il ne voulût passer le fleuve au printemps, afin de tenter la conquête de ses Etats. » Cette analyse est très contestable, car si la guerre de la Ligue d' Augsbourg a su coaliser presque toute l’Europe contre la France de Louis XIV, dans son ensemble la France sort victorieuse de cette guerre.183

La place de Charles V à la tête des armées impériales entretient l’illusion d’un chef puissant et redouté ; cependant, il puise sa force militaire dans les armées de son beau-frère. En tant que duc de Lorraine en exil, Charles V dépend du succès de l’ensemble du conflit et non d’un seul théâtre d’opération.

Entre la mort de Charles V en 1690 et son enterrement lorrain en 1700, il s’est écoulé près de 10 ans : « La pompe funèbre lorraine ne se déroule, quant à elle, qu'en 1700 une fois que le duc Léopold, marié en 1698 à Elizabeth-Charlotte d'Orléans, a pu recouvrer ses Etats ensuite du traité de Ryswick184. »

Ce nouvel enterrement s’explique à la fois par des raisons personnelles mais aussi politiques comme le décrit Laurent Jalabert : « L'acte et d'importance : il s'agit certes d'un moment de piété filiale en respectant la volonté du défunt duc, mais c'est aussi un acte politique fort dans le cadre du duché enfin libéré de la présence française185. »

L’évènement impressionne d’autant plus les Lorrains, qu’ils n’avaient plus le souvenir d’une pareille cérémonie : « Charles IV, mort lui aussi en exil, n'a pu bénéficier d'une cérémonie funèbre digne d’un duc dans la capitale186. »

Dans sa biographie de Charles V, Laurent Jalabert analyse la dimension politique de l’évènement : « La translation du corps d'un duc, toute sa vie à chercher à affirmer sa souveraineté, en la chapelle des Cordeliers qui est devenue la nécropole de la famille ducale constitue une affirmation claire des prérogatives du duc vivant ; le souvenir de Charles V et ainsi exploité à des fins actuelles et à un moment où on s'inquiète déjà de la succession espagnole187. »

En effet, à la veille de la guerre de succession d’Espagne (1701-14), Louis XIV apparaît plus puissant que jamais, sa gloire est louée par de nombreux artistes dans l’Europe entière et le monarque français tire une partie de sa puissance de sa maîtrise du cérémonial, immortalisée par Versailles188. Ainsi, Léopold choisit de mettre en avant un souvenir glorieux pour faire oublier son envahissant voisin.

Charles V qui apparaissait comme le chaînon manquant de la continuité dynastique, le duc 183 Bély Lucien, Louis XIV, le plus grand roi du monde, op. Cit., 2005, p. 98 (version ebook).

184 Jalabert Laurent, Charles V de Lorraine ou la quête de l’Etat, Pairages, Metz, 2017. p. 479. 185 Ibid. Jalabert Laurent, p. 479.

186 Ibid. Jalabert Laurent, p. 479. 187 Ibid., Jalabert Laurent, p. 479.

188 Bély, Lucien. « Chapitre XXIV. La société de cour en France au XVIIe siècle », , La France au XVIIe siècle. Puissance de l'État, contrôle de la société, sous la direction de Bély Lucien. Presses Universitaires de France, 2009, pp. 693-716.

sans duché, présente ainsi des éléments essentiels caractéristiques de la chevalerie : les prouesses à la guerre et la défense de la foi. En mettant ces qualités au cœur de cette rencontre avec ce peuple sur lequel Léopold ne règne effectivement que deux ans, le jeune duc de Lorraine réaffirme sa légitimité et réécrit l’histoire de son duché, marqué par les défaites répétées de son oncle Charles IV.

Ce moment est important en matière de « communication politique » : « La cérémonie se doit donc d'être grandiose, à la hauteur de la gloire du défunt le duc et de ses prétentions, mais aussi afin d'affirmer la continuité dynastique en rappelant par le faste de la pompe funèbres celle déployée par ses prédécesseurs. »189

Cet évènement constitue un immense succès qui marque les esprits en Lorraine et ailleurs : « C'est un proverbe en Lorraine que le couronnement d'un empereur, le Sacre d'un roi à Reims, et l’enterrement d'un duc de Lorraine à Nancy, sont les trois cérémonies les plus magnifiques qui se voient en Europe. La pompe funèbre, rite funéraire et dynastique, représente un temps majeur de l'affirmation du pouvoir souverain190. » Le dernier duc de Lorraine enterré à Nancy est pourtant Henri II en 1624, ainsi il apparaît peu probable que ce proverbe trouve son origine avant les obsèques de Charles V, car quatre-vingt-six ans séparent ces deux évènements, ce qui réduit considérablement le nombre de Lorrains ayant pu assister et se souvenir de ces deux cérémonies.

Suivant l’exemple de Louis XIV, Léopold sait utiliser les artistes pour rappeler les victoires de son père. Lors de la cérémonie d’obsèques, seize tableaux de Charles Herbel balisent le parcours. Les spectateurs peuvent ainsi mieux prendre conscience des exploits du défunt. Au-delà de cette journée, le mythe se perpétue tout au long du règne, à l’instar des tapisseries témoignant des victoires de Charles V contre les Turcs et réalisées à la manufacture de la Malgrange qui s’efforce de concurrencer les Gobelins…191

189 Jalabert Laurent, Charles V de Lorraine ou la quête de l’Etat, Pairages, Metz, 2017. p. 480 .

190 Lionnois Jean-Jacques, Histoire des villes vieilles et neuves de Nancy depuis leurs fondations jusqu’en 1788, 200 ans après la fondation de la Ville Neuve, tome 1, Nancy, 1805, p. 183.