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Chantiers et manufactures : le colbertisme lorrain

Section IV. La politique économique de Léopold

B) Chantiers et manufactures : le colbertisme lorrain

Au début du règne de Léopold, l’essentiel des revenus du duché provient de la ferme générale laissée par l’occupant français, et sur laquelle, le duc ne souhaite pas revenir. Le duc Léopold cherche à la fois tour à tour à profiter des circonstances de la période (1), il s’efforce de développer une industrie manufacturière (2), tout en secourant les lorrains victimes des famines de l’hiver 1709 (3), seulement cette interventionnisme se révèle peu avisé et les résultats contrastés (4).

1) Savoir profiter des opportunités de la période

Dans son cahier521, Léopold admet l’immense opportunité que fut la guerre de succession d’Espagne, à laquelle la Lorraine « échappa presque » et n’en subit que peu les conséquences, les duchés étant éloignés des principales zones de conflit.

La première période du règne peut être située aisément de 1698 à 1709, c’est-à-dire du retour du duc au grand hiver et à la famine qui suivit. Cette période est fondamentale car Léopold y pose les bases d’une nouvelle économie lorraine. En effet, l’immigration permet de pallier le besoin de main d’œuvre et donc d’améliorer la production agricole : « Le pays retrouve sa vocation céréalière, les troupeaux de chevaux se constituent avec la fondation de haras, comme celui de Sarralbe en 1707, et de nouvelles cultures sont introduites, tel que le tabac qui permet non seulement de se passer désormais de l’Alsace pour ce produit, mais aussi de rapporter entre 90000 et 120000 francs au milieu de son règne522. »

De même que la production de sel, où « l’activité de la saline de Dieuze l’emporte sur celle de Moyenvic, aux mains des français, lui procurant de beaux revenus523. »

521 Harsany Zoltan (éd.). Cayer pour laisser à mon successeur… par le duc Léopold (vers 1715), Nancy, Paris, Strasbourg, 1938. p. 25.

522 Motta Anne, biographie plurielle, édition des pairages, Nancy, 2017, p. 165. 523 Ibid. Motta Anne, p.165.

2) Une industrie manufacturière naissante

A l’instar de la politique économique de Colbert dans le royaume de France, des manufactures se développent en Lorraine : « Pour soutenir la reprise des industries, le duc encourage la création des industries textiles à partir de 1699, à Nancy et dans les Vosges, des forges, dont le nombre s’élève à 54 à la fin des années 1720. Il facilite par ailleurs la reprise de la verrerie en accordant à un de ses anciens maîtres d’hôtel, Magnien, la possibilité de regrouper plusieurs établissement à Portieux en 1718524. »

Peut-on parler de colbertisme lorrain ? Léopold a-t-il des idées économiques bien établies ? Pour Anne Motta, le duc de Lorraine est « favorable à une production manufacturière abondante et de qualité, capable d’animer les échanges avec les pays voisins, il affiche son adhésion aux théories mercantilistes misant avant tout sur les exportations525. »

Dans son cahier à l’attention de son fils, ces idées ne sont pas toujours écrites aussi clairement : s’il prône l’exportation, il distingue les temps de paix des temps de guerre526. Il faut ajouter que la recherche de la valeur ajoutée, qui est la base du colbertisme, ne semble pas préoccuper Léopold. Il y évoque surtout l’exportation de matières premières ; le développement des manufactures est davantage de réaliser, en Lorraine des produits de qualité, qu’il évitera ainsi d’importer, plus qu’un réel souci d’exporter des matières à haute valeur ajoutée et donc très lucratives. On retrouve cette logique sur le vin qui doit produire en privilégiant la quantité à la qualité527.

Le représentant de Louis XIV en Lorraine, Monsieur d’Audiffret, a publié dans son mémoire sur la Lorraine un tableau des exportations528, ce qui permet d’analyser le type de produit importé. Il s’agit de matières premières à faible valeur ajoutée. A l’inverse, les duchés importent de France « des draps et étoffes de toutes sortes, des rubans de soies, des fils de chapeaux, des articles de quincailleries, des drogues, des huiles d’olives, des vins fins529 ... » soit des matières à forte valeur ajoutée.

Il est intéressant de noter l’interdépendance économique entre la France et la Lorraine. 524 Motta Anne, biographie plurielle, édition des pairages, Nancy, 2017, p. 165.

525 Ibid. Motta Anne, p. 165.

526 Harsany Zoltan (éd.). Cayer pour laisser à mon successeur… par le duc Léopold (vers 1715), Nancy, Paris, Strasbourg, 1938, p.82.

527 Ibid. Harsany Zoltan p. 82. 528 (ci dessous)

529 Ibid. Harsany Zoltan p. 82.

Celle-ci est plus importante pour les duchés que pour le royaume de France. Dans une moindre mesure, la Lorraine a des échanges également avec les Pays-Bas autrichiens ou encore l’Italie530.

530 Ibid. Harsany Zoltan p. 82.

date recettes en livres dépenses 1705 3007299 2958510 48789 1706 3260916 2552091 708825 1709 1761709 71583 1711 7012701 7042211 32510 1712 4394332 4126205 268127 1713 3357245 3475373 118127 1714 615292 542766 72525 1715 100138 44763 55374 1716 6202362 6074847 127514 1717 2669469 2589665 79804 1718 4575213 4469203 106009 1719 5297548 552297 -254748 1720 2655581 2597489 58092 1721 647832 667887 -20055 1722 579988 636349 -56361 1723 755433 738523 16909 1724 217371 222111 -4739 1725 4145270 411278 -66508 1726 1076611 1068599 8011 1727 718067 630573 87694 1728 1921813 1497220 424592 1729 1216445 733626 482819 bénéfice de la régie

Listes des produits lorrains exportés en livres

144 1700 1705 1710 1715 1720 1725 1730 1735 -1000000 0 1000000 2000000 3000000 4000000 5000000 6000000 7000000 8000000 recettes en livres dépenses bénéfice de la régie

3) Léopold au secours des Lorrains

A partir de 1709, la Lorraine, qui était déjà attractive, devient d’autant plus un refuge, que les mesures énergiques de Léopold permettent de protéger les habitants du duché de cette grave crise qui traverse l’Europe. Ainsi, l’attractivité des duchés s’accentue auprès de « ses négociants qui retrouvent une lucrative autonomie d'action, aux yeux mêmes... des Evèchois qui y cherchent « chaque jour » un asile contre la misère et l'oppression lors du « grand hiver » de 1709 et après531. » Le coût de cette politique est exorbitant mais l’action du duc est avant tout focalisée sur le bien-être des Lorrains de peur de voir revivre les tragédies du siècle dernier. A l’inverse, une bonne gestion de ses finances n’apparaît pas comme la priorité de Léopold. Cette prodigalité lui vaut des remarques positives de ses biographes, telles celles admiratives du père J.B. Whilhelm : « Léopold n’hésitait pas à faire venir pour eux (les Lorrains) une abondance de blé des pays étrangers, qui lui coûtait des sommes considérables. » Il envoyait « à ses frais les plus habiles médecins pour soulager les bourgades affligées de maladies épidémiques532

La deuxième partie du règne, après la paix d’Utrecht, est paradoxale. Certes, comme le souligne Anne Motta : « Une fois passé la dernière grave crise de l’hiver 1709, la Lorraine est portée par l’embellie générale qui gagne progressivement l’Europe à l’issue du siècle de fer533». En effet, les duchés sont à présent plus peuplés et les bases d’une économie lorraine ont été lancées. Seulement, ce modèle économique trop coûteux n’est pas viable : « Fait d'illusions et d'expédients, ce « premier » règne de Léopold est toutefois capital. Les modèles choisis le poussent à vivre au-dessus de ses moyens, avec des sujets encore peu nombreux ou étrangers, mal fixés, et des privilégiés dont il redore le blason, hostiles à toute fiscalisation534. »

4) Une économie lorraine grippée et en manque de financement

L’impulsion donnée à l’économie lorraine s’arrête brusquement au milieu du règne : « Ses caisses vides, il a recours à l’emprunt, jusqu’à ce qu’il ne trouve plus de prêteurs. La dette monte peu à peu jusqu’au chiffre de sept millions et demi. Il n’en peut plus payer les intérêts. Il ne verse 531 Le Moigne Y , « Les chemins de la réunion » op. Cit., p. 315-17.

532 Bogdan Henri, La Lorraine des ducs, Paris, Perrin, 2005. p. 216-17. 533 Le Moigne Y, ibid., p. 317.

534 Ibid., p. 317.

plus que des acomptes aux officiers de sa maison et à ses fournisseurs535 .» Les grands travaux entrepris par le duc, comme la construction de la Malgrange, sont brusquement mis à l’arrêt en attendant de nouvelles liquidités.

Le duc de Lorraine cherche alors des financements et n’hésite pas à faire preuve d’ouverture d’esprit et d’imagination mal récompensée : « Il s’adresse alors aux manieurs d’argent, aux banquiers juifs de Metz. Il les attire à Nancy et à Lunéville malgré les protestations irritées du clergé. Il brave l’opinion et en 1715, il nomme Samuel Lévy banquier de la cour et receveur général des finances.536 Le duc [...] se sert de l’habile financier qui trouve des ressources, facilite des emprunts, jusqu’à ce que, ruiné lui-même, il soit jeté en prison et fait une banqueroute de trois millions en 1717537 ».

Trois ans plus tard, Léopold développe un nouveau projet très ambitieux, en créant la compagnie du commerce : « En 1720, il autorisa la formation de la Compagnie de Lorraine au capital de trois millions, dont il garantit les intérêts à quatre pour cent. Cette société devait être un merveilleux instrument de crédit qui développerait le commerce et l’industrie, permettrait de rembourser la dette et fournirait par de savantes combinaisons à tous les citoyens les moyens de s’enrichir rapidement538. »

Cette compagnie du commerce est censée éponger les dettes du duché et en échange le duc renonce à de nombreux revenus : 3 millions investis, le produit des mines, des postes, des messageries539.

Ce projet ambitieux a aussi pour particularité de reposer sur de nombreux investissement français, ce qui montre la progression de l’intégration économique du duché au sein du royaume de France.

Cette intégration a bien évidemment son revers. Lorsque le système Law s’effondre en France, il entraîne la compagnie du commerce en Lorraine dans sa chute : « Mais la chute du système en France effraya les actionnaires. Ils demandèrent une enquête qui eut bientôt démontré que les opérations de la compagnie n’étaient autre chose que des spéculations ruineuses540. »

535 Mourin Ernest, Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar, Paris-Nancy, Berger-Levrault et cie, 1895.

536 « La chambre des comptes refuse de recevoir le serment du nouveau fonctionnaire et les magistrats menacent de donner leur démission » Le duc n’hésite pas à supprimer la formalité du serment pour nommer Samuel lévy. p. 338.

537 Mourin Ernest, ibid..

538 Ernest Mourin note : « Mais la chute du système en France effraya les actionnaires. Ils demandèrent une enquête qui eut bientôt démontré que les opérations de la compagnie n’étaient autre chose que des spéculations ruineuses. Un édit la supprima en 1722. » Ibid. Mourin Ernest, p. 338.

539 Ragon Félix(de), Olivet Fabre (d’), Précis de l'histoire de Lorraine, Hachette, Paris, 1834. p. 151. 540 Mourin Ernest, ibid.

Malheureusement pour Léopold, ce beau projet fait faillite et un édit de 1722 met un terme à cette aventure qui a égratigné la crédibilité du duché en matière de gestion financière.

Léopold croit pourtant très fortement dans la réussite d’un tel projet et il récidive d’ailleurs le 8 juin 1724 avec la création de la compagnie de commerce lorraine. Cette fois-ci, il met à disposition des ressources encore plus considérables : les bénéfices des monnaies541 , les droits d’échanges, les loteries, les monts de piétés, les forges, la manufacture de draps, ainsi que le rétablissement des foires franches pour la Saint-Nicolas. En contrepartie, la compagnie s’engage à rembourser les dettes du duché542.

Pour mettre en place cette compagnie du commerce lorrain, qui ressemble fortement à une banque d’investissement moderne et ampute les finances ducales de nombreuses ressources à venir, Léopold a placé sa confiance dans un dénommé Regard D’Aubonne, à l’insu de la Cour souveraine qui s’inquiète d’un tel projet alors que les finances du duché sont déjà très affectées.

Inquiétude fondée, car l’affaire se révèle être une escroquerie, Regard d’Aubonne s’enfuie avec la trésorerie et la compagnie s’effondre, laissant les finances ducales dans un état calamiteux543.

Sans financement, l’économie lorraine ne parvient pas à se développer davantage pour imiter le colbertisme ; les exportations restent majoritairement primaires, et le duc en manque de ressources ne peut plus stimuler ses manufactures par des achats publics. La dette lorraine pèse sur la crédibilité financière des duchés, dissuadant les investisseurs.

541 Alors que dans son cayer, il affirmait la nécessité de laisser de tels ressources en régie, après un premier essai non concluant de privatisation. HARSANY, Zoltan (éd.). Cayer pour laisser à mon successeur… par le duc Léopold (vers 1715), Nancy, Paris, Strasbourg, 1938.

542 Ibid. Ragon Félix(de), Olivet Fabre (d’), p. 151.

543 Mourin Ernest, Histoire des ducs de Lorraine et de Bar, op. Cit., p. 338.

Produit exporté en dehors du duché

148 Blé et avoine 2000000 1200000 Navette 650000 600000 Eau-de-vie 600000 Planches de sapin 500000 Bois de chauffage 400000 Vins de Bar 400000 Laines 300000 Dentelles Mirecourt 200000 50000 Fromages de Géromé 50000 Bois de construction (exportés en Hollande) : Merrain (exporté en Bourgogne)

Quintins (toile gendre de Quintin)

III. Les effets secondaires : fiscalité, dettes et souveraineté

Léopold l’admet lui-même : jamais aucun duc avant lui n’a bénéficié d’un tel revenu. La subvention est de 269 689 livres à son arrivée en 1698 et atteint à 1 815 020 livres à sa mort en 1729. Ce chiffre était sans doute le summum, que pouvait supporter la population lorraine, car lors du changement de dynastie en 1737, il n’a pas augmenté544.

Le règne de Léopold est marqué par une augmentation inédite de la fiscalité lorraine (A), mais cette hausse ne suffit pas à satisfaire les besoins du duc Léopold dont les dettes menacent la souveraineté des duchés (B).