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chimérique : renouer la chaîne des temps

A) Un gouvernement en exil

La force du gouvernement français est d’avoir déjà sous Louis XIV une administration plus développée que ses voisins156, il n’en est pas de même pour le duché de Lorraine dont la présence en exil est simplement symbolique.

1) Un Conseil dominé par l’image du duc

Charles V, surnommé le duc sans duché car il vécut toute sa vie en exil, a marqué l’histoire impériale comme vainqueur des Turcs au siège de Vienne et libérateur de la Hongrie. Il a épousé la sœur de l’empereur, Éléonore d’Autriche, ancienne reine de Pologne, et tenta à deux reprises d’ailleurs de se faire élire roi de Pologne, sans succès157.

Quand Charles V obtient le gouvernorat d’Innsbruck, il gagne un pouvoir de représentation plus forte, avec une véritable cour plurinationale : « Ce personnel est sans surprise plurinational :

« H. Kramer a identifié parmi les noms 80, 18 français et lorrains, 22 polonais et autres slaves, en néerlandais, reflet des attaches allemande et lorraine du duc et de son épouse, mais aussi du passé polonais de cette dernière158. »

La faible part des Lorrains à la cour d’Innsbruck, rend ce « gouvernement en exil » très limité : « La cour qui s’est installée à Insbruck n’est pas négligeable en effectif même si elle reste modeste : environ 130 personnes. Le Bègue nous en donne une vision minimaliste : « cependant il réduisit sa cour à peu de personnes et ne retint que moy [Le Bègue] de cons.er d’État et six gentilshommes scavoir le baron d Chauvirey, les comtes de fonraine, de Créhange, de morichet Serainchamps et la molle, deux exempts des Gardes, et deux adjudants généraux., il renvoya tout le reste en Lorraine159. »

Parmi ces Conseillers se détachent deux personnes de confiance, d’une part les frères le Bègue, de l’autre le Président Canon.

La famille Le Bègue ressemble aux grandes dynasties ministérielles françaises du règne de 156 Lucien Bély note : « Le contraste apparaît nettement entre cette administration (française), qui multiplie les initiatives et semble capable de les mener à bien, et les systèmes politiques des autres pays européens : en Espagne, les Conseils nombreux conduisent à une dilution de la décision et la forte autonomie des différentes provinces et royaumes semble fragiliser le pouvoir royal ; en Angleterre, le roi n'a pas de moyens financiers et ne peut presque rien faire sans son parlement qui se méfie de toute atteinte aux libertés traditionnelles. » Bély Lucien, Louis XIV, le plus grand roi du monde,op. Cit., p. 98 (version ebook) 157 Jalabert Laurent, Charles V de Lorraine ou la quête de l’Etat, Pairages, Metz, 2017, p. 227 et p. 354.

158 Ibid., Jalabert Laurent, p. 376. 159 Ibid., Jalabert Laurent p. 375.

Louis XIV, François le Bègue est né à Saint-Mihiel, le 27 décembre 1635, et il est le fils de Charles le Bègue, lui-même Conseiller-secrétaire d’Etat et gestionnaire des commandements et finances du duc Charles IV. Destiné à une carrière ecclésiastique, il devient abbé de Bouzonville en 1673, et rejoint ensuite Charles V en exil à Innsbruck, où il travaille au service du couple princier comme diplomate et informateur.

Laetitia Brault note qu’« il tombe malade, dès 1694, il est secondé puis remplacé progressivement par son frère Joseph le Bègue. Il compose plusieurs récits dont les récits des campagnes du duc Charles V, et compose pour son frère des « Mémoires des choses principales arrivées dans les affaires de Lorraine depuis l’an 1688 tirées des registres de M. L’abbé Le Bègue, Conseiller secrétaire d’Etat de SAS et laissés à M. Le Bègue de Chantreyne son frère » sur la période de 1667 à 1697160. »

Ce sont ces sources qui servent aux historiens à mieux connaître la vie de Charles V durant son exil Habsbourgeois : « Ces manuscrits ont servi de référence selon l’auteur, aux futurs écrivains tel que le Père Hugo et Dom Calmet pour rédiger leurs écrits sur la vie de Charles V161. »

L’autre grande figure administrative du gouvernement lorrain en exil est le Président Canon. Dans son mémoire sur l’entourage de Charles V, Laetitia Brault présente le parcours de Canon : « Claude-François Canon, baron, est né à Mirecourt vers 1623, fils de Pierre Canon et d’Anne Boilly. Il fait des études de droit à l’université de Poitiers puis devient avocat au parlement de Metz en 1657. Il évolue, en tant que, procureur général au bailliage de Vôge en 1660, de la Chambre des comptes de Lorraine en 1662, de la Cour souveraine en 1664 et est premier président de la Cour souveraine de Lorraine et Barrois (rétablie par le duc Charles IV) de 1667 à 1698. Il est envoyé à Paris en tant que négociant pour le duc162. »

Après avoir représenté et défendu les intérêts de Charles IV comme négociateur, il se met naturellement au service de son successeur et y poursuit les mêmes missions diplomatiques, notamment lors des discussions de Nimègue (14 juin 1676 - 5 février 1679)163 qui se soldent par un échec pour le duc de Lorraine qui n’accepte pas de retrouver son duché selon les conditions de Louis XIV.

La présence du Président Canon en exil aux cotés de Charles V symbolise aussi le soutien d’une autre vénérable institution, la Cour souveraine de Lorraine.

160 Brault Lætitia, « Charles V et ses hommes de pouvoirs, Exemple des diplomates à travers le congrès de Nimègue 1675-1679 », mémoire soutenu à l’Université de Lorraine, 2016. p. 68.

161 Ibid., p. 68. 162 Ibid., p. 73.

163 Jean-Pierre Bois, « Louis XIV, roi de paix ? », Revue historique des armées, no 263 (2011/2) : « Louis XIV, roi de guerre », 2e trimestre 2011, p. 3-11.

2) La « loyauté » de la Cour souveraine de Saint Mihiel

Lors de la première occupation française entre 1634 et 1635, la France tente d’instaurer un gouvernement en Lorraine qui serait inféodé à la France. C’est une première étape d’une intégration politique, qui sera contrecarrée notamment par le contexte terrible de la Guerre de trente ans.

Guillaume de Rogéville, dans son Histoire du Parlement de Nancy, rappelle le rôle joué par le parlement. S’il parle de loyauté envers le duc, celle-ci varie en fonction des périodes.

Dans un premier temps, il existe une acceptation de l’autorité française par les membres du parlement : « Peut-être ces Magistrats s’imaginèrent-ils qu'il étoit plus expédient pour l'Etat qu'ils restassent en fonctions, que d'y voir substituer, comme à Nancy, des étrangers, qui n'auroient aucune connoissance des Loix & Coutumes du Pays, encore moins d'affection pour le Souverain. »164

Cette coopération dure entre 1734 et 1735, mais elle est interrompue sèchement par le retour de la guerre entre Charles IV et Louis XIII : « Quoi qu’il en fait, ils ne tardèrent pas à montrer la noblesse de leurs sentimens, disons même la grandeur de leur courage. L’histoire ancienne ne fournit pas de plus grands exemples d'attachement à la Patrie , que ceux que donnèrent ces grands & illustres Magistrats, pendant que durèrent ces longues & malheureuses révolutions, dont aucun d'eux ne vit la fin. »165

Rogéville remarque admiratif la « résistance » du Parlement contre le pouvoir français, mais ce dernier n’a-t-il pas surestimé la force et l’influence du parlement de Saint-Mihiel ? Etait-il capable de se faire obéir de ses bailliages et prévôtés dans une monarchie en crise ? Pour Rogéville, ce fut de lui que vint la rupture avec l’occupant français : « On ne peut disconvenir qu'il est plus facile de lever un fardeau considérable, que d'en porter un moindre. Néanmoins les Officiers du Parlement de Saint-Mihiel, peu touchés du fort avantageux que le roi leur faisoit, & des grâces qu'il leur promettoit, pour les attacher à son service, préférèrent de mener une vie errante & pauvre, pour suivre un Prince dont la légèreté causoit les calamités de l'Etat, & qui maltraita souvent ses plus fidèles Serviteurs. »166

Pourtant, ce fut Louis XIII qui, constatant l’inefficacité du parlement de Saint Mihiel décida de rattacher cette autorité au parlement de Metz.167 Quant à Rogéville, il avoue à moitié un peu plus loin cette moins glorieuse situation : « D'un autre côté, Louis XIII supprima ce Parlement, par Edit du mois d'Octobre 1635, & en attribua le ressort sa Conseil Souverain qu'il avoit établi à 164 Rogéville Guillaume (de), de, Jurisprudence des tribunaux de Lorraine, op. Cit., p. xvij.

165 Ibid. Rogéville Guillaume (de). 166 Ibid. Rogéville Guillaume (de). 167 Ibid. Rogéville Guillaume (de).

Nancy-, qu'il supprima de même, le 13 Juillet 1637, & en transféra la juridiction au Parlement de Metz, qui étoit alors à Toul. »

Pour les membres déchus du Parlement, c’est le dur moment de l’exil où ils rejoignent leurs prince dans la seule ville qui résiste encore à Louis XIII : « Ils abandonnèrent Saint-Mihiel & tout ce qu'ils y possédoient, sans avoir exercé aucunes fondions, & fe retirèrent d'abord à Sierck, qui étoit resté fous la puissance de Charles IV, où il augmenta la Compagnie d'un fécond Président, & se servant de ce que toute la Noblesse étoit en armes , & ne pouvoit plus rendre la Justice dans le duché de Lorraine , il y étendit la juridiction du Parlement. »168 Puis plus tard, ils rejoignirent les Pays-Bas espagnols : « La guerre obligea ensuite ceux qui le composoient, de se transporter à Vesoul, qui étoit sous la domination de l'Espagne, & ils y rendirent Arrêt, portant défenses aux Sujets des-deux duchés de se soumettre à aucune Juridiction étrangère. »169

C’est cette résistance a posteriori qui convainc Charles IV qui a retrouvé ses duchés d’ériger le Parlement de Saint-Mihiel en Cour souveraine : « La Lorraine éprouva un peu de relâche, par le Traité que Charles conclut avec la France, au mois de Mars 1641. Le 7 Mai suivant, il effectua le projet qu'il avoit conçu à Sierck, de soumettre tous ses Etats au Parlement de Saint Mihiel, & pour lui donner plus de splendeur & d'autorité, il déclara l'ériger en Cour souveraine, & lui accorda des pouvoirs, dont les Parlemens ne jouissent pas. » C’est dans ces circonstances que se noue une relation spéciale entre le parlement et son duc et qui diverge de l’attitude hostile des parlements français envers la monarchie.170

Rogéville considère l’édit de 1641, comme « le fondement de fa constitution actuelle »171, il induit aussi une augmentation de la taille des effectifs172 et du ressort du parlement: « Nous, pour cette caufe, & autres à ce Nous mouvant, avons, de l'avis des Gens de notre Confeil , & par bonne & mûre délibération, réfolu d'augmenter ledit Corps, & ériger, comme en effet, Nous, de notre pleine puiffance & autorité, l'érigeons en Cour souveraine, qui demeurera proche de notre Perfonne, ou ailleurs, où bon Nous femblera, pour connoître, juger & décider fouverainement, fans longueur, involution de procès, de toutes appellations & plaintes qui reffortiffoient ci-devant en dernier reffort en notre cour audit Parlement, & pardevant tous autres, tant en matiere civile que criminelle, en nos duchés de Lorraine & de Bar, & autres Terres de notre obéiffance173; »

168 Op. Cit. Rogéville p. x-xi. 169 Ibid., Rogéville p. x-xi.

170 Bagard Guillaume, « Le duc et son parlement : gouverner la Lorraine au XVIIIème siècle », Le Pays Lorrain, 2017.

171 « Charles, & favoir faifons , qu'ayant dès l'année 1635 , étant en notre Ville de Sierck, établit un Préfident de notre Parlement de Saint-Mihiel qui étoit auprès de Nous, pour exercer la Juftice fouveraine en tous nos Etats ; & defirant en faciliter la diftribution à nos Sujets, pour leur repos & foulagement, dans la connoiffance que Nous avons que lefdits Juges ne peuvent préfentement fuffire pour la vuidange de la quantité d'affaires qui fe préfentent ; » Rogéville G. de, Jurisprudence des tribunaux de Lorraine, op. Cit., p. xvij.

172 Selon Rogéville, les effectifs du parlement évolue ainsi : 1602 : 5 personnes ; 1608 : 13 personnes ; 1634 : 10 personnes ; 1641:20 personnes, ibid., p. xj et suivantes. Ces chiffres très inférieurs à ceux des effectifs de la cour un siècle plus tard 1766 : 53 personnes ; 1789 : 72 personnes. Henri Lepage, Les communes de la Meurthe : Journal historique des villes, bourgs, villages, hameaux et censes de ce département, Nancy, A. Lepage, 1853, vol. 2, Article : « Nancy », p. 212-213.

Ses prérogatives furent également augmentées sensiblement. Malgré la défaite, le contexte renforce le pouvoir ducal aux dépens d’une noblesse exsangue, sans fortifications, et qui a perdu les assises de la chevalerie. Cela permet à Charles IV de réaliser ce que ses prédécesseurs, et notamment Charles III avait espéré : « même donnons pouvoir à notre Cour souveraine d'anticiper les appellations, évoquer les procès mus & à mouvoir , quand elle jugera le cas le requérir; comme aussi de donner tous reliefs, & de reftituer en entier, fans que pour ce sujet il soit besoin de recourir à Nous, ainfi que du paffé; ce qui aura lieu en tous nos Pays, nonobstant tous us & pratiques au contraire : à quoi, de notre certaine fcience , pleine puiffance, avons dérogé à cet égard174. »

C’est d’ailleurs l’interprétation d’Augustin Calmet : « Piqué contre sa noblesse, [il] résolut de secouer le joug dont ses prédécesseurs s’étaient plain et dont ils n’avoient pas eu la force de se délivrer »175

Jusqu’alors, la cour de Saint Mihiel n’était qu’une cour de justice parmi d’autres, éclipsée par la prééminence des Assises de la Chevalerie qui permettait aux nobles d’échapper à la justice ordinaire du duc. A présent, « tous les « vassaux et sujets, ecclésiastiques, gentilshommes et autres » doivent reconnaître et obéir aux arrêts et jugements des présidents et Conseillers choisis par le duc. »176

Mais ce nouveau pouvoir est précaire, car dépendant de l’état des relations entre ce duc aventureux et la France : « La cour cessa ses fonctions le 11 Janvier 167I ; on ne voit pas qu’elle en ait fait aucune, avant le rétablissement de la Maison de Lorraine. »177

Une nouvelle occupation en 1671, disperse l’institution qui, depuis 1641, était devenue le symbole de l’identité lorraine.178 Au côté du duc en exil, certains de ces membres, comme le baron de Canon, continuent de jouer un rôle considérable. Ce n’est pas anodin que ce soit le président de la Cour souveraine, qui fut envoyé négocier au congrès de Nimègue.

Charles IV meurt en 1675 sans avoir pu reconquérir ses duchés, son neveu Charles V hérite du titre ducal qui loin de la Lorraine semble bien théorique : « Charles V, son neveu, succéda à son titre & a ses droits, dont il ne put jouir. » La présence à ses côtés de membres de la Cour souveraine de Lorraine vient renforcer sa position. Rogéville nous informe d’ailleurs qu’en exil, les offices vacantes furent remplacées par le duc : « il nomma à quelques Offices qui vaquèrent en la Cour souveraine, & députa M. le Premier Préfident Canon, au Congres de Nimègue, où il ne put réussir à faire rendre a ce Prince ses États, aux conditions qu'il les demandoit. »179

174 Op. Cit. Rogéville, p. xi.

175 Calmet A., Histoire de Lorraine, (1757, Nancy, A. Leseure), Paris, éd. du Palais Royal, t. VI, p. 310. 176 Motta Anne, Noblesse et pouvoir princier dans la Lorraine ducale (1624-1737), op. Cit.. p. 263.

177 Rogéville, Pierre-Dominique-Guillaume de. Dictionnaire historique des ordonnances et des tribunaux de la Lorraine et du Barrois, Nancy, Veuve Leclerc, 1777. p. xxx.

178 Ibid. Motta Anne, p. 229.

L’échec de Nimègue ne semble pas avoir été reproché au Président Canon, car c’est encore lui que le fils de Charles V, le nouveau duc Léopold, envoie comme négociateur à Rysvick : « Ce Magistrat, ayant été envoyé de nouveau à Ryswick, y fut plus heureux, & conclut un Traité en 1697 par lequel à quelques distractions près ils furent remis à Léopold, fils de Charles V. »180